Certitudes mathematiques et determinisme universel

Le XVIIรจme siรจcle, en sonnant le glas de la tradition scolastique, marque les dรฉbuts de la science classique. Les partisans de cette science, en rรฉcusant les idรฉes dโ€™Aristote, partagent dโ€™une certaine maniรจre celles de Platon. En effet, ce dernier soutient dans le Timรฉe, que le dรฉmiurge a faรงonnรฉ le monde sous le signe des mathรฉmatiques. Donc pour connaรฎtre la nature il fallait, aux yeux de Platon, savoir dรฉchiffrer le code qui du reste รฉtait mathรฉmatique. Cโ€™est en rapport avec lโ€™idรฉe de Platon que Galilรฉe , qui fut lโ€™un des prรฉcurseurs de la science classique, pensait que la nature est comme un livre dans lequel nous pouvons lire, mais ร  condition dโ€™en connaรฎtre lโ€™alphabet qui est รฉcrit en lettres mathรฉmatiques. En mathรฉmatisant la rรฉalitรฉ, la science galilรฉo-newtonnienne avait pour but de trouver un idรฉal de certitude sur lequel elle pourrait se fonder, mais aussi un ordre รฉternel qui rรฉgisse les phรฉnomรจnes par-delร  leur contingence et leur mobilitรฉ apparente. A partir de ce moment, on assistait ร  une sorte de simplification de lโ€™univers. Il suffisait pour comprendre un phรฉnomรจne, de le traduire dans le langage mathรฉmatique ร  lโ€™aide de calculs simples.

Cette simplification de lโ€™univers est trรจs tรดt mise en exergue par Newton quโ€™on nomma au XVIIรจme siรจcle le ยซ nouveau Moรฏse ยป, celui ยซ ร  qui furent montrรฉes les ยซ tables de la loi ยป. En effet Newton rรฉussit ร  trouver une loi unitaire qui explique et dรฉtermine le mouvement de tout corps. Grรขce ร  la loi de la gravitation universelle et au calcul diffรฉrentiel, on peut prรฉvoir les phรฉnomรจnes astronomiques tels que le mouvement des planรจtes, des comรจtes et lโ€™avรจnement des รฉclipses. Ainsi une question mรฉrite dโ€™รชtre posรฉe : connaรฎtre le futur dโ€™un systรจme ร  partir de quelques calculs ne revient-il pas ร  dire que tout est donnรฉ une fois pour toutes ? Les partisans de la science classique rรฉpondront par lโ€™affirmative. En effet Pierre Simon Laplace dira dans sa cรฉlรจbre formule :

Une Intelligence qui, pour un instant donnรฉ, connaรฎtrait toute la force dont la nature est animรฉe et la situation respective des รชtres qui la composent, si dโ€™ailleurs elle รฉtait assez vaste pour soumettre ces donnรฉes ร  lโ€™analyse, embrasserait dans la mรชme formule les mouvements des grands corps de lโ€™univers et ceux du plus lรฉger atome : rien ne serait incertain pour elle et lโ€™avenir, comme le passรฉ serait prรฉsent ร  ses yeuxยป.

On voit ร  travers cette citation que Laplace pose, et par-delร  lui la science classique, le dรฉterminisme comme la base de lโ€™investigation scientifique. Ainsi, la nature est comparable ร  un film dans lequel les images, une fois fixรฉes sur la pellicule, se dรฉroulent selon un ordre dรฉfinitif de sorte que lโ€™on peut dire que passรฉ, prรฉsent et futur y sont donnรฉs de toute รฉternitรฉ. Dรจs lors, lโ€™implication la plus รฉvidente quโ€™on peut tirer de la mรฉcanique newtonienne et du dรฉterminisme laplacien consiste ร  dire que lโ€™univers que la science classique dรฉcrit est un univers hors du temps. Autrement dit, le temps nโ€™y joue aucun rรดle. En effet, la physique classique avait conรงu un monde atemporel, ordonnรฉ, dรฉterminรฉ, dans lequel la notion de passรฉ et de futur nโ€™avait plus aucun sens. Tout pouvait se donner au prรฉsent dโ€™un seul coup. Si, comme le pensaient les partisans de la science classique, lโ€™รฉquation de lโ€™univers รฉtait rรฉsolu depuis Newton, que resterait-il ร  connaรฎtre ? La fin de la physique thรฉorique ne serait-elle pas en vue ?

Cependant, ร  cet enthousiasme de la science classique va succรฉder trรจs vite un dรฉsarroi. En effet les bouleversements qui ont eu lieu au sein de la science vont beaucoup contribuer ร  une redรฉcouverte du temps dans les phรฉnomรจnes physiques. Comme illustration, on peut citer lโ€™avรจnement de la thermodynamique et surtout celui des structures dissipatives, la thรฉorie du big-bang mais aussi lโ€™apparition de la mรฉcanique quantique. Cette mรฉtamorphose de la science a occasionnรฉ lโ€™รฉmergence dโ€™un paradigme nouveau qui introduit les notions dโ€™incertitude, de turbulence dans le domaine de la science.

CERTITUDE MATHEMATIQUE ET DETERMINISME UNIVERSELย 

Le besoin de rechercher les รฉlรฉments ultimes qui fondent la rรฉalitรฉ remonte aux penseurs Grecs. Pour eux, penser la rรฉalitรฉ revient ร  chercher lโ€™รฉlรฉment simple, lโ€™archรฉ qui est le principe fondamental de toutes choses. La recherche de lโ€™unitรฉ devant la multiplicitรฉ des choses est une tendance naturelle chez lโ€™homme. Cโ€™est dire que lโ€™idรฉe de trouver des principes et des lois qui expliquent la diversitรฉ des phรฉnomรจnes nโ€™est pas seulement prรฉsente dans la physique ; elle est aussi inscrite dans notre esprit. Ainsi, Etienne Klein et Marc Lachiรจze-Rey diront : ยซ (โ€ฆ) Si lโ€™on veut que penser ait un sens, il semble nรฉcessaire de parier que lโ€™univers peut รชtre dรฉmรชlรฉ, et de reconnaรฎtre ร  notre intellect les moyens de se soustraire ร  lโ€™emprise insidieuse, car omniprรฉsente, du multiple. ยป Nous voyons lร  que cette tentative de substituer ร  la multiplicitรฉ des choses une unitรฉ fondamentale nโ€™est quโ€™un pari pour lโ€™homme. Va-t-il gagner le pari ou va-t-il le perdre ? La suite de ce travail nous รฉdifiera lร -dessus. La conception que les anciens Grecs avaient du monde tรฉmoigne bien de lโ€™idรฉe dโ€™une quรชte de lโ€™unitรฉ pour reprendre le titre de lโ€™ouvrage de Etienne Klein et Marc Lachiรจze-Rey. Avant Thalรจs, lโ€™explication de lโ€™univers se faisait ร  travers les thรฉogonies et les mythes. Pour expliquer les phรฉnomรจnes naturels, on invoquait lโ€™intervention des dieux. Lโ€™avรจnement du tonnerre par exemple รฉtait, selon les anciens Grecs, la manifestation sur terre de la colรจre de Zeus qui est le Dieu des dieux. Devant la beautรฉ de la nature et son harmonie, les prรฉsocratiques sโ€™รฉmerveillaient et essayaient de facto de donner des explications en vue de la comprendre. Ce qui les intรฉressait รฉtait plus liรฉ ร  la comprรฉhension de la nature quโ€™ร  lโ€™idรฉe de Descartes qui consiste ร  la dominer. Cโ€™est ainsi quโ€™ils ont cherchรฉ lโ€™รฉlรฉment simple qui est ร  la base de tout ce qui existe. Thalรจs trouve cet รฉlรฉment premier dans lโ€™eau. Pour lui, lโ€™eau est la cause matรฉrielle de toute chose. Anaximรจne lui dira que cโ€™est lโ€™air qui est le principe de lโ€™univers. Anaximandre soutiendra que cโ€™est lโ€™infini ou apeiron qui non seulement garantit lโ€™harmonie du monde mais aussi est la cause de tout ce qui naรฎt et meurt. Lโ€™infini est la chose indรฉterminรฉe, sans limite, dโ€™oรน naissent les choses dรฉterminรฉes.

Ce quโ€™il convient de retenir ici chez les Grecs, cโ€™est dโ€™une part cette prรฉtention ร  structurer le monde autour dโ€™un principe abstrait comme lโ€™apeiron ; et dโ€™autre part ce besoin de trouver un ordre, un principe qui unifie la variรฉtรฉ des choses, un principe ร  partir duquel tout peut se dรฉduire. Cela est important pour nous parce que la science classique nourrissait des ambitions pareilles ร  bien des รฉgards. Cโ€™est ainsi que I.Prigogine et I.Stengers affirment : ยซ La science classique vise toujours ร  dรฉcouvrir la vรฉritรฉ unique du monde, le langage unique qui dรฉchiffre la totalitรฉ de la nature(โ€ฆ) ร  partir duquel tout ce qui existe peut, en principe, รชtre dรฉduit. ยป .

Le langage de la nature

Lโ€™idรฉe que la nature a un langage que nous pouvons connaรฎtre a รฉtรฉ, certes, vulgarisรฉe par la science classique, notamment par Galilรฉe, mais elle a pris sa source chez les prรฉsocratiques, avec comme figure emblรฉmatique Pythagore. Ainsi dans les reprรฉsentations immatรฉrielles de lโ€™archรฉ, les pythagoriciens donnent au nombre une puissance extraordinaire. Grรขce au nombre, on pouvait dรฉcouvrir les lois de lโ€™univers mais aussi celles de la pensรฉe. Pythagore rompt ainsi avec les ioniens et trouve dans le principe mathรฉmatique lโ€™origine de toute chose. En partant du principe selon lequel on peut tout calculer et tout mesurer, Pythagore aboutit ร  la dรฉcouverte dโ€™รฉtranges rapports entre les nombres et le rรฉel. Ainsi la sonoritรฉ musicale sera expliquรฉe par le rapport de la sensation induite par la forme visible de lโ€™instrument et le nombre trois qui traduit cette forme.

Les nombres pairs รฉtaient associรฉs ร  la fรฉminitรฉ et ร  la terre mรจre. Les nombres impairs reprรฉsentaient la masculinitรฉ et les cieux. Ainsi, la femme รฉtait assimilรฉe au nombre ยซ deux ยป; lโ€™homme quant ร  lui reprรฉsentait le chiffre ยซ trois ยป. Lโ€™union de ยซ deux ยป et de ยซ trois ยป nous donne le chiffre ยซ cinq ยป qui รฉtait associรฉ au mariage. ยซ Quatre ยป symbolisait la justice. Pour les pythagoriciens : ยซ La nature est fondamentalement mathรฉmatique. Les nombres gouvernent la rรฉalitรฉ tout entiรจre. Ils en sont lโ€™essence mรชme. Le chiffre est la clรฉ du cosmos.ยป .

Cette croyance aux mathรฉmatiques comme รฉtant la seule science qui peut nous permettre de dรฉcrire le monde physique se fait jour dans la philosophie de Platon. Pour ce dernier, le monde est comprรฉhensible parce quโ€™il a une structure. Or sa structure est une ล“uvre dโ€™art crรฉรฉe par un Dieu qui est mathรฉmaticien. Autrement dit, le plan auquel Dieu sโ€™est servi pour crรฉer lโ€™Univers รฉtait fondamentalement mathรฉmatique. Donc connaรฎtre les lois mathรฉmatiques revient ร  comprendre la structure du monde.

Ainsi on peut se demander pourquoi les mathรฉmatiques sont-elles habilitรฉes ร  expliquer lโ€™univers et pourquoi il y a adรฉquation entre le monde et les mathรฉmatiques? Pour certains, comme les constructivistes, affirme Trinh Xuan Thuan dans Le chaos et lโ€™harmonie , le succรจs des mathรฉmatiques ร  dรฉcrire le monde nโ€™est quโ€™un phรฉnomรจne culturel. Il poursuit en ces termes : ยซ Cโ€™est parce que lโ€™homme aime les mathรฉmatiques quโ€™il sโ€™en sert pour dรฉcrire la nature. En dโ€™autres termes, la nature mathรฉmatique du monde ne lui est pas intrinsรจque, mais lui est imposรฉe par lโ€™homme ยป.

On peut donc dire que les lois mathรฉmatiques ne sont que pure imagination de lโ€™homme. Ce qui conforte la thรจse des ยซ constructivistes ยป pour qui les lois mathรฉmatiques nโ€™existent que dans lโ€™esprit fertile des physiciens. Elles sont une simple invention de lโ€™homme. A lโ€™opposรฉ de ces derniers, se trouve le camp des ยซ rรฉalistes ยป qui soutiennent que les lois naturelles existent indรฉpendamment de nous. Elles sont, non pas inventรฉes, mais dรฉcouvertes. Autrement dit, il existe un monde mathรฉmatique ร  part, qui ne dรฉpend ni de notre esprit, ni du monde sensible dans lequel nous nous trouvons.

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Table des matiรจres

INTRODUCTION
I. CERTITUDES MATHEMATIQUES ET DETERMINISME UNIVERSEL
1.1 Le langage de la nature
1.2.Galilรฉe et la mathรฉmatisation du rรฉel
1.3.La mรฉcanique newtonienne et ses implications
1.4.Laplace et le dรฉterminisme universel
II. LES METAMORPHOSES DE LA SCIENCE
2.1.La dรฉcouverte du chaos
2.1.1 Les attracteurs รฉtranges
2.1.2.Fractales et complexitรฉ
2.2.Le temps retrouvรฉ
2.2.1 Quโ€™est-ce que le temps ?
2.2.2 Un univers en devenir
III/ UNE RATIONALITE DE TYPE NOUVEAU
3.1.La fin de lโ€™omniscience
3.2. Enjeux philosophiques
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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