De la tradition potière à l’émergence de la céramique d’art
Le monde de la céramique était organisé jusque dans les années 40 en régime de communauté, c’est-à-dire qu’il se trouvait régi par des logiques du monde du travail ouvrier. Flora Bajard livre dans sa thèse sur les céramistes d’art en France, le portrait d’une activité salariale et d’un choix de métier s’inscrivant dans une logique de travail alimentaire comme tout autre métier où la force et les tâches routinières prédominaient sur le geste intellectuel. En effet, la production de tuiles, carreaux, carafes, et autres objets en terre cuite, était surtout l’affaire d’artisans ouvriers travaillant dans des manufactures, petites usines de céramique ainsi que dans des entreprises familiales. Ils appliquaient des gestes routiniers où le « faire » prédominait sur le « savoir ». C’est ainsi que la distinction entre le « geste de la main » et non le « geste de l’esprit », s’est posé comme une première ligne de partage entre production et création. L’entreprise «potière» désigne, non seulement la production du « pot » en petites séries, mais une vaste production industrielle et semi-industrielle d’objets permettant de conserver, fabriquer et consommer les aliments ainsi que d’aménager l’espace de vie, avec aussi la production d’éléments architecturaux en terre cuite, comme les tuiles, lavabos, carreaux, entre autres. Ainsi, la poterie, ce « métier d’antan » désigne surtout à l’activité consacrée à la production d’objets essentiels du quotidien, notamment de l’espace domestique, dans la mesure où les systèmes réfrigérants de conservation des aliments étaient absents. Pour ce faire, le travail était fragmenté dans un but de rendement économique et reposait sur une forte parcellisation des tâches, la mécanisation du fait de la production en grandes quantités et la répétition des gestes manuels : « Le travail est […] parcellisé dans un objectif de rendement : “bouleux” préparant des boules d’argile prêtes à être posées sur le tour, tourneurs et/ou estampeurs, engobeurs, anseuses (poseuses d’anses), cuiseurs, en plus d’éventuelles manœuvres et ouvriers assurant le travail d’acheminement et de préparation des matériaux (bois, argile), puis de livraison de la marchandise. » On est encore loin de «l’engagement vocationnel» propre à l’artiste et du lien symbolique avec la matière caractéristique des céramistes d’art.
La céramique des peintres majeurs : « transposer un art sur un autre »
L’histoire de la céramique d’art inclue aussi le travail des artistes, pour la plupart représentants de l’art moderne, connus surtout par leurs œuvres picturales et sculptures, mais ayant travaillé la terre depuis la fin du XIXe et dans le courant du XXe siècle. Sur ce point, il est à souligner que, durant les différentes périodes de l’histoire de l’art, de nombreux croisements disciplinaires en lien avec la céramique se sont succédé sans pour autant avoir révolutionné le paysage global de la discipline. Il est aussi vrai que certains processus auront provoqués plus que d’autres, des changements dans les manières de faire, mais aussi de percevoir la matière et le milieu. Avant le déclin que nous avons décrit plus haut, alors que la production céramique était surtout l’activité de manufactures et de petites usines de céramique, au début du XXe siècle, certains artistes indépendants faisaient déjà l’expérience de la céramique. De Renoir à Chagall, en passant par Cassat, ou encore Matisse, certains artistes majeurs de l’art moderne se sont intéressés à la céramique à un moment de leur carrière. Le travail céramique réalisé par Rodin à la Manufacture de Sèvres de 1878 à 1882 montre l’ancienneté de ces ponts disciplinaires. Son travail céramique était avant tout celui d’une recherche de nouvelles techniques pour son œuvre : « Rodin avait inventé un procédé de décor par gravures et rehauts tirant le meilleur parti de ses dons de sculpteur ». Selon Jean Girel, c’est à partir de l’après-Deuxième Guerre mondiale que ces collaborations ont eu le plus de force : « Depuis ces années d’après-guerre, nombre de peintres ont succombé un temps à la tentation de la céramique, trouvant à l’atelier de la Fondation Maeght ou à la Manufacture de Sèvres des lieux et des praticiens pour les assister dans leur création. Pierre Alechinsky est passé de l’un à l’autre. » D’un côté, ces artistes trouvaient dans ces lieux, non seulement les équipements nécessaires à la pratique, mais surtout l’assistance et le support techniques des artisans qui y travaillaient. Sans doute, la notoriété de ces artistes leur conférerait la possibilité d’explorer de nombreux médiums, sans s’affirmer d’aucun d’entre eux. Certains critiques et historiens de l’art expliquent cette prospection dans le monde de la terre par un besoin des peintres et sculpteurs de se rapprocher des milieux artistiques considérés comme populaires.
L’aventure de l’artification de la céramique
L’artification est un néologisme issu de l’anglais proposé par Nathalie Heinich et Roberta Shapiro, depuis les années 2010, dans le but de désigner le passage du nonart à l’art. L’artification correspond à un ou plusieurs états résultant d’un ensemble de micro-transformations dans le statut des acteurs, objets, activités, etc., produisant des changements symboliques et matériels.
« L’artification, c’est la résultante de l’ensemble des opérations, pratiques et symboliques, organisationnelles et discursives, par lesquelles les acteurs s’accordent pour considérer un objet ou une activité comme de l’art. C’est un processus qui institutionnalise l’objet comme œuvre, la pratique comme art, les pratiquants comme artistes, les observateurs comme public, bref, qui tend à faire advenir un monde de l’art »
Elle se produit en fait par une sorte d’élévation sociale, une forme d’esthétisation, de professionnalisation, d’autonomisation, voire d’individualisation de la pratique, des objets et des pratiquants. Il s’agit d’un processus indexé selon l’action de plusieurs opérateurs pouvant s’exécuter sur de nombreux secteurs (artisanat, industrie, divertissement, sport, technique, science, vie quotidienne, etc.). L’artification va de pair avec les pratiques favorisant l’identification de ses acteurs, l’émergence des discours théoriques et une injonction à l’originalité. Globalement, ce concept s’inscrit dans la lignée d’une sociologie des réputations, domaine de recherche émergent, vaste et encore peu structuré. Inspirées des travaux d’Alain Bowness sur les conditions d’accès progressif aux différents stades de reconnaissance selon quatre cercles : — les pairs, les critiques, les marchands et le public —, les auteures proposent d’observer le processus à partir de l’action de quatre segments d’acteurs. Dans le premier cercle se trouvent les producteurs eux-mêmes et leur profonde revendication d’appartenance à un monde de l’art. Cette revendication ne devient effective que grâce à l’intervention du second cercle qui permet la véritable construction du champ : les experts : marchands galeristes, éditeurs, amateurs (initiés et initiateurs).
Ensuite, le troisième cercle correspond à l’action des critiques, conservateurs, commissaires, etc. (l’on retrouve également le rôle de l’État, ainsi que de la recherche universitaire). Enfin, le quatrième cercle concerne la consécration finale en tant qu’aboutissement du processus : la reconnaissance du grand public.
Valeur patrimoniale : entre rupture partielle et continuité
Lorsque l’on rapproche le champ de la céramique à la situation du patrimoine culturel, l’on distingue trois segments en continuité ou en rupture partielle avec la valeur patrimoniale des mondes de l’art. Tout d’abord, la céramique d’art en continuité avec la culture du métier manuel, puis celle d’une céramique contemporaine dans une situation de rupture partielle par les variabilités et innovations technico-esthétiques, sociales, communicationnelles, etc. Et enfin, une troisième céramique d’art contemporain qui nous le verrons, n’est pas en rupture totale, mais partielle avec le socle patrimonial du monde potier. En d’autres termes, la diversité de la céramique aujourd’hui , incarne les marques d’une culture matérielle et immatérielle dont les catégories répondent respectivement aux logiques de continuité, de rupture et de continuité partielles décrites par Jean Davallon. Trois sortes de continuité se distinguent ainsi dans la situation patrimoniale : une continuité avec une certaine « persévérance dans les traditions et les pratiques ». Une deuxième qui correspond aux choix de l’innovation et les représentations changeantes, comme une certaine modernisation de la tradition, et une troisième qui correspond au travail de remise au jour d’une « tradition » oubliée, perdue, non visible, etc., et où les pratiques, objets, matériels et immatériel sont « utilisées pour reconstruire une continuité entre leur environnement d’origine et nous ». Lorsqu’un objet (ou pratique) perd sa valeur d’usage, il en acquiert une nouvelle en tant que porteur d’une mémoire, d’un savoir, d’une ancienneté et c’est cela qui justifie sa conservation, sa protection juridique et sa valorisation.
Artistes d’art contemporain et la terre : une céramique en dehors des marges
Il convient en ce point de faire un bref détour chez ceux qui se trouvent, dans la périphérie de la céramique contemporaine (céramistes d’art, artistes céramistes et céramistes d’art contemporain) : les artistes contemporains et la céramique. Tout comme les peintres ayant investi le terrain de la céramique à un moment précis de leur carrière, apparaît un dernier groupe situé en dehors des marges de la céramique, mais dont il est important de situer, notamment leur rapport avec la distribution qui vient d’être faite au long de ces trois premiers chapitres. Il s’agit de l’art contemporain dans son acception la plus médiatisée, et qui incorpore dans son immense corps d’œuvres, la céramique. Nous parlerons ici surtout des stars de l’art contemporain comme Jeff Koons, Damien Hirst, Takashi Murakami, Ai Weiwei — aussi controversés pour leur approche artistique que pour être assimilés à des véritables chefs d’entreprise et des icônes du business de l’art : « à la tête de gigantesques ateliers qui emploient plusieurs dizaines d’assistants » —, proposant parmi leur production artistique des objets faits en céramique. Loin d’être anecdotique, leur recours ponctuel au monde de la céramique les situe néanmoins au-delà des marges de celle-ci, c’est-à-dire dans la périphérie des groupes d’artistes et céramistes étudiés dans les chapitres qui ont précédé. Ces artistes n’intègrent pas le monde de la céramique : ils ne mobilisent pas les normes et les éthiques dans le cadre des processus de patrimonialisation et d’artification engagés par les acteurs intégrés. De la célèbre sculpture en porcelaine représentant Mickael Jackson avec un chimpanzé de Jeff Koons, aux cendriers en porcelaine intitulés « Horreur à la maison » de Damien Hirst, il s’agit pour la plupart, d’œuvres issues de collaborations entre l’artiste et des institutions, ateliers, manufactures et usines de céramique, comme la Manufacture de Sèvres, le CRAFT (le Centre de recherche sur les arts du feu et de la terre), la Maison Bernardaud, entre autres. Ces collaborations rendent possible la fabrication de concepts et renvoient directement à la dimension collective de la création mise en évidence par Howard Becker où la chaîne de production d’une œuvre est issue de l’interaction entre les individus pour la réalisation de buts communs. Mais ce qui est intéressant pour nous, ce sont les effets que ces collaborations ont sur le monde de la céramique.
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Table des matières
INTRODUCTION GÉNÉRALE
PREMIÈRE PARTIE :Ethnographie de la céramique : construire une culture de métier et d’art
Chapitre I : Construction de la valeur artistique et patrimoniale de la céramique
1. De la sociogenèse d’un mythe à l’objet de recherche en sciences sociales
1.1 La céramique comme objet d’étude : de la chose au fait social
2. De la tradition potière à l’émergence de la céramique d’art
2.1 La transition vers une reconnaissance artistique
2.2 La céramique des peintres majeurs : « transposer un art sur un autre »
2.3 La libération de la céramique en France
3. L’aventure de l’artification de la céramique
3.1 Artification et patrimonialisation inachevées ?
4. La valeur patrimoniale du savoir-faire artistique
4.1 Valeur patrimoniale : entre rupture partielle et continuité
4.2 Patrimonialisation de la porcelaine de Limoges : échec d’une stratégie territorialisée
4.3 La technique, une valeur patrimoniale gratifiante
4.4 Le savoir-faire : de l’obsession au secret
4.5 Transmettre ou préserver le secret ? Une querelle professionnelle
Conclusion : Structures d’une identité artistique
Chapitre II : L’art de la céramique contemporaine : ponts et frontières
1. Le métier comme champ de bataille
1.1 Croiser et renouveler les conventions
2. Construire une rhétorique spécifique pour la céramique
2.1 « Être céramiste ou être artiste ? Une question rhétorique
2.2 Le dialogue entre les matières : une rhétorique de l’ouverture
2.3 De la maîtrise à l’accident : une rhétorique de la liberté technique
2.4 Faire et sentir : une rhétorique du « feeling »
2.5 Le voyage céramique : rhétorique de l’hétérotopie
Conclusion : Vers une double reconnaissance des artistes céramistes
Chapitre III : Céramique d’art contemporain : l’éloge d’une céramique libre
1. Choisir la terre pour combattre les hiérarchies
1.1 Exploiter le potentiel « contemporain » de la matière
2. Le jeu sémantique avec la matière
3. Un deuxième « retour aux sources » ?
4. Croiser les langages, relancer les débats
4.1 L’empreinte du contexte
4.2 Exposer l’atelier du céramiste : une stratégie de contestation ?
5. Artistes d’art contemporain et la terre : une céramique en dehors des marges
Conclusion : Céramique et art contemporain : renverser les paradigmes
CONCLUSION PREMIÈRE PARTIE : Construire un monde de l’art entre culture de métier et son innovation : croisements et tensions
DEUXIÈME PARTIE :Le système d’intermédiation de la céramique
Chapitre I : Les espaces de la publicisation de la céramique
1. Vers la construction d’un système d’intermédiation
1.1 Apprendre et transmettre le métier et son identité culturelle
1.2 Des rencontres professionnelles aux lieux de création
2. Des institutions muséales aux lieux spécialisés
2.1 Entrer dans une collection pour construire sa notoriété
2.2 Les rendez-vous internationaux : une visibilité limitée
3. L’exposition : fabrique de discours et de valeurs
3.1 Exposer la céramique pour la défendre
3.2 L’exposition de céramique contemporaine : le ring où s’affrontent les stéréotypes
3.3 Ceramix, un dispositif de narration
3.4 L’exposition à l’œuvre et les effets d’une rupture partielle
3.5 Ceramix dans la presse
3.6 Collectionneurs et experts à Ceramix
3.7 Rencontre avec un visiteur néophyte à Ceramix
3.8 Ceramix à l’épreuve des stéréotypes
Conclusion : La céramique à l’épreuve de la notoriété
Chapitre II : Marchés de la céramique vs marchés de l’art
1. Marchés et espaces intermédiaires : construire la valeur
1.1 Le marché de la céramique à l’épreuve du marché de l’art
2. Le marché potier et la transmission de l’identité collective
2.1 De l’atelier à la diversification : assumer son ambivalence
3. De la galerie d’art à la galerie de céramique
3.1 Les galeries de céramique : entre précarité et persévérance
3.2 La galerie de céramique : vitrine des difficultés du milieu
4. Les ventes aux enchères et le deuxième marché
5. Un marché pluriel, instable et paradoxal
Conclusion : Un marché précaire mais fort de ses singularités
CONCLUSION DEUXIEME PARTIE : De l’instabilité du système d’intermédiation à la négociation idéologique
TROISIÈME PARTIE :Médiations et céramophilie : représentations d’une passion engagée
Chapitre I : Médiations de la céramique
1. Médiations de la céramique : Vers un nouveau paradigme ?
1.1 Médiations en marchés : entre médiatisation et réflexivité
1.2 Médiations transverses : démocratiser la culture céramique
1.3 Médiations du patrimoine céramique
1.4 La médiation par l’écriture : écrire l’attachement et la technique
1.5 Les écritures innovantes et la médiation numérique de la céramique
1.6 Les médiations interpersonnelles des objets
Conclusion : La médiation culturelle de la céramique : sa valeur médiane
Chapitre II : Collectionneurs, amateurs : enquête au cœur de la céramophilie
1. Vers une définition théorique de l’amateur, la collection et la céramophilie
1.1 De l’amateur au « Pro-Am »
1.2 Céramophilie et passion
1.3 Manières d’être et de faire collection
2. Observer la « céramophilie » : profils et réalités
2.1 Un petit monde de passionnés et de relations fortes
2.2 Freins et motivations à l’adhésion : une histoire d’intérêts
2.3 Collectionneurs de céramique et d’art contemporain
2.4 Les moyens financiers des collectionneurs
2.5 Environnement temporel et social de la pratique
3. Éthiques et esthétiques de la possession : les univers de la collection
3.1 Le paradoxe de la reconnaissance
3.2 Stratégies de « l’œil » et de la passion
4. Vers une définition de la céramophilie par les céramophiles
4.1 La collection : une histoire d’amour irrationnelle
4.2 Qualifications de l’œil expert : la collection est une méthode
4.3 Sentir ou savoir ? Une question de « rationalité limitée »
4.4 Les raisons de la céramophilie
4.5 S’engager individuel et collectivement pour la terre
Conclusion : Porter un monde de l’art par l’attachement
CONCLUSION TROISIÈME PARTIE : Fabriquer les représentations et l’attachement d’un monde de l’art pour le faire exister
CONCLUSION GÉNÉRALE
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