Des regards japonais ?
Les fantômes qui hantent les films du corpus ne sont pas classés dans une typologie classique et figée des esprits japonais. Leurs caractéristiques physiques ne visent pas à une représentation monstrueuse ou exagérément étrange. Au contraire, s’il y a apparition du corps fantomatique ailleurs que dans la suggestion du hors-champ, ce sont des corps « normaux » qui se présentent. Mais qu’en est-il de leur regard, de la mise en scène qui permet l’identification d’un point de vue interne fantomatique ? Le point de vue de chacun des films est affirmé comme appartenant au fantôme d’une personne japonaise, certes. Cependant, en quoi la mise en place de ce point de vue et sa manière d’exister dans le cadre choisissent-elles de s’accorder à un héritage cinématographique japonais ou de s’en dissocier ? Les partis pris des trois films sont de fait plutôt à part de ce qui représente le fantôme japonais à l’international, nous l’avons explicité en introduction. Toutefois, il n’est pas impossible de lire ces trois films à l’aune du commentaire que faisait Naomi Kawase au sujet de son film Danse de la mémoire en 2002 : « Mon film s’inscrit dans la tradition japonaise du dernier poème de celui qui va mourir. »
Au moment du tournage de Shara, Nishii Kazuo demande à Naomi Kawase de filmer ses derniers instants de vie comme un héritage vidéo-poétique qu’il laisserait derrière lui.
L’entreprise marque la réalisatrice28 qui doit monter les images recueillies à la mort du critique et ami. De là à conclure que cette commande imprègne la réalisation et le tournage de Shara, il n’y a qu’un pas. Plus concrètement cependant, il serait possible d’analyser les trois films du corpus à l’aune d’un parallèle avec ces poèmes composés sur leur lit de mort par les poètes.
Chaque fois dans le film, le fantôme doit laisser intervenir l’écriture pour trouver le point de scission entre son être et le monde des vivants. Les gestes du corps vivant, l’écriture calligraphique, la peinture, l’écriture scénaristique et la mise en scène, l’écriture religieuse enfin agissent sur le fantôme comme des effets de signature délégués aux corps pouvant exercer dans le réel ces actions concrètes. De la même manière, celles et ceux qui visent le passage dans l’audelà dans After Life se laissent diriger par les équipes techniques pour que se composent sous leurs yeux les fragments de l’unique souvenir qu’ils et elles se sont choisis. Ces scènes sont filmées par la caméra du making of du projet qu’avait initialement conçu Hirokazu Kore-eda.
Elles trouvent ainsi un point de vue double : interne par la forme qui lui est conférée (caméra à l’épaule, subjectivité assumée de l’intérêt porté vers tel ou tel élément de la scène…) et externe par sa nature puisqu’initialement cette caméra ne devait pas se trouver assimilée à la caméra de saisie de la fiction. Le regard se caractérise alors dans l’intrusion de cette instance de captation de la scène. Mais les deux caméras du film se définissent bien plus dans leur rapport l’une à l’autre que dans un rapport à une instance extérieure, culturellement ou historiquement. Kiyoshi Kurosawa utilise lui aussi une alternance dans son film entre différents gestes, saisis chaque fois dans un rapport duel entre les gestes habituels et les gestes rituels. Formellement, les gestes du quotidien sont appréhendés selon le mode de l’anodin et de l’accompagnement tandis que les gestes rituels entraînent une composition dans le cadre : certaines lignes directrices sont accentuées, les surcardres deviennent décisifs…
Le reste de la filmographie des réalisateurs concernés par notre étude est souvent imprégné de problématiques mémorielles et visuelles dont le fantôme est un symptôme significatif. Les films de Naomi Kawase et notamment ses réalisations vidéos mettent en avant un besoin de saisie du familier semblable à celui que l’on prête à Kei dans Shara. Il faut porter son effort visuel et créatif vers le regard important, celui qui est renvoyé par un proche et qui fait exister le regardant initial tant dans sa génération que dans son action. Ainsi, les entrées de journal filmé que la réalisatrice oriente vers sa grand-mère, ses origines et dont les traces se retrouvent dans la recherche d’une vérité de Nara, ville de son enfance mise en scène au coeur de Shara. La volonté affirmée de la réalisatrice de retourner à cette ville avec un regard plus mûr que celui qui l’avait éloignée des lieux de son enfance se retrouve aussi dans l’authenticité exacerbée de la scène de résolution narrative au moment de l’enfantement. En donnant ainsi à voir ce moment d’une haute intimité au sein d’une fiction aux enjeux mémoriels, la réalisatrice semble retourner le regard avec lequel elle expérimentait initialement pour se placer elle-même dans le cadre, se fixer comme indice corporel d’un lieu, d’une époque, d’un génie à la fois local et national. La question n’est pas ici de savoir si oui ou non Naomi Kawase voulait filmer un hic et nunc du Japon mais d’identifier pourquoi les fantômes de Shara et du corpus sont à ce point engagés dans un processus de contamination qui s’étend à tous les espaces possibles. La filmographie de Naomi Kawase opère sans cesse cette transmission du devenir fantôme sous cette forme de genus loci (une forêt dans La forêt de Mogari (2007) par exemple) mais cela se passe aussi au niveau intergénérationnel. Il y a toujours un personnage qui donne naissance de manière figurative ou abstraite à un nouveau maillon d’une longue chaîne de transmission.
La filmographie de Kiyoshi Kurosawa n’est pas en reste sur ces questions d’extension du devenir fantôme. Cependant, là où Naomi Kawase semble tisser une ligne entre les temporalités et leurs habitants, la démarche du réalisateur s’apparente plutôt à la manière dont s’étale une tâche d’huile. Kaïro (2001) par exemple ne laisse pas de doute quant à la propagation d’une contamination de fantomatisations qui va jusqu’à se constituer visuellement selon le codedu film apocalyptique. Tokyo Sonata n’est pas en reste, même si la transformation du normal en anormal voire en paranormal est moins frontalement mise en scène. Ces deux films en particulier font écho à Vers l’autre rive dont ils semblent former respectivement une amplification des enjeux de transformation et une atténuation de ces derniers. Parallèlement, la fin du monde normal présente en sous texte dans ces trois films ne touche jamais l’étranger mais met en avant un regard critique spécifiquement porté sur la société japonaise. Certains thèmes sociétaux sont d’ailleurs communs à ces trois films : on retrouve la vacuité significative des emplois (postier, cadre d’entreprise), l’arbitraire de certains interdits, l’anonymat urbain (dans les grandes villes ou les villages), des tabous romantiques et sexuels… Tout ce qui se rapporte à l’ordinaire n’est en définitive pas enviable et appelé à disparaître pour se sublimer dans une mélodie de piano (Tokyo Sonata, Vers l’autre rive), dans des beautés naturelles (Kaïro et ses plantes, Vers l’autre rive et ses fleurs de magazines au mur) ou dans une reconnexion avec l’autre (les cours de Yūsuke, le dialogue final de Kaïro, la communion autour du piano de Tokyo Sonata).
Hirokazu Kore-eda quant à lui reconnaît que la volonté narrative et créatrice affichée pour After Life était directement liée à une frustration causée par l’accueil critique de son film précédent, Maborosi. Il va sans dire que nombre de thématiques spécifiquement nippones sont abordées dans le film de 1998 comme nombre d’événements historiques mais aussi la culture matrimoniale japonaise (et par extension asiatique), la perte d’individualité chez les jeunes personnages, etc. Rien d’exclusif au Japon en termes sociétaux mais c’est là la démarche du réalisateur qui ne souhaite plus entendre son film comparé à des estampes ou des haïkus. Que dire donc de ces regards japonais à part qu’ils ne le sont que par accident géographique ? Les errances de Shiori en forêt et en ville disent cela mais il est difficile de ne pas prêter à ces images une dimension généralisant les errances historiques, mémorielles et personnelles du centre à l’intégralité des passants de la séquence urbaine. Contrairement aux films de Kurosawa ou de Kawase, Kore-eda ne s’attarde pas sur une société mais sur une histoire qui se trouve être japonaise, ce qui doit se faire au travers de points de vue japonais mais ne les nécessite pas exclusivement au sein de la fiction. Néanmoins, il en va autrement de la genèse du film qui part spécifiquement d’une démarche s’approchant d’une étude sociale voire anthropologique puisque la mise en scénario part d’une volonté documentaire qui aurait vu le réalisateur occuper la place du personnel d’accueil du centre des souvenirs. Pourquoi alors rendre cette démarche à la fiction ? Hirokazu Kore-eda explique que cela est dû à une envie de justesse qui nécessite de regarder des deux côtés de la caméra. Comment prétendre à un portrait mosaïque d’une société si le regard, la question ne se retournent jamais vers celui qui tient la caméra ? Le statut narratif et presque métaphysique des accompagnateurs du centre fournit par ailleurs à la fiction une possibilité d’étendre la mise en archives des vies à un processus plus long qui empêche le film de revêtir une froideur bureaucratique. Au contraire, l’échange et l’accompagnement sont nécessaire au bon fonctionnement du centre puisque ses passants doivent se sentir à l’aise pour partager au mieux leurs souvenirs et finalement prendre le contrôle de leur propre mise en scène, dans un intéressant inversement des dynamiques hiérarchiques. De même, l’errance mémorielle des uns se double de l’errance physique et réflexive des autres qui doivent trouver l’accessoire juste, l’acteur ou l’actrice, le cadre propice à la recréation de tel souvenir. Finalement, plutôt qu’une société japonaise, Kore-eda s’intéresse à une communauté japonaise dans After Life, problématique qui innerve d’ailleurs sa filmographie.
Certes, les entretiens donnés par les réalisateurs à propos de leurs films éclairent les possibilités mais surtout les écueils d’une lecture japonisante de leurs oeuvres. Mais c’est surtout dans les films eux-mêmes que l’identification d’un génie cinématographique exclusivement japonais est remise en cause. Kiyoshi Kurosawa vise toujours plutôt la fable au sens où Gilles Deleuze réinterprète le terme à partir de Bergson. Chaque fois, la société mise en scène et présente dans un hors-champ menacé de contamination est sauvée par elle-même. Ses membres en sécession opposent toujours une résistance à la généralisation, à l’instar des foyers que visitent Mizuki et son mari. Aucune fatalité morbide ne peut tout à fait s’imposer dans un cadre sans cesse mouvant, soumis aux influences des êtres censés en être sortis. Par exemple, le vieux postier Shimakage pourrait être un personnage porteur de défaitisme, un oublié de la société, inconscient de sa propre disparition. Au contraire, ce n’est pas sans une certaine poésie qu’est proposé le portrait de M. Shimakage. C’est un fait qu’il semble symboliser beaucoup de manquements de la société à l’égard d’une partie de la population : il est incapable de se servir correctement de son ordinateur, son existence continue alors qu’il est décédé parce qu’il fait partie des gens qu’on ne voit pas, il est laissé en arrière par un monde moderne qui va trop vite pour lui. Cependant, M. Shimakage n’est pas un porte étendard. Il se contente de continuer comme il l’a toujours fait et sa propre résistance lui semble inconnue comme elle l’est d’abord au spectateur trompé par des illusions créées par un fantôme qui s’ignore. Finalement, les catégories de regards sont bien plus poreuses et générales qu’une classification culturelle, représentative, artistique ou religieuse. La reconnaissance du regard du fantôme et son identification s’axe bien plutôt selon des séparations entre savoir et ignorance, reconnaissance et dissimulation, présence et mise en retrait. Les fantômes du corpus eux-mêmes choisissent quelle portée a leur regard et quelle dichotomie cela entraînera par rapport aux vivants. C’est de cette manière que l’errance régit le mouvement de la caméra, alternant entre chaque option avant de pouvoir repérer clairement où se situent les personnages dans les séparations visuelles et narratives qu’entraîne l’apparition du fantôme. Peut-être est-ce aussi la raison pour laquelle les fantômes du corpus ne sont jamais les seuls représentants de leur état au sein des films.
Les espaces de passage dans une frontière close
Monstres et normes doivent se rencontrer pour permettre l’existence du genre fantastique. Dans le cadre de notre étude, ce sont les fantômes qui doivent vivre avec les vivants et vice-versa. Toutefois, rien n’est plus complexe que cette rencontre dans l’écart trouble entre deux mondes qui sont habituellement clairement séparés par une ligne de mort impénétrable. Comment passe-t-on d’un monde à l’autre sans déchirer la frontière ? Cela nécessite des mises en scène axées selon deux modes : la propagation visuelle de la séparation et l’émergence ponctuelle de points de passage, de portes ou de ponts entre les espaces. Le premier se développe dans des écarts de représentations des corps et des interactions qui les lient. Par la crise du toucher, la séparation visuelle entre les êtres se démultiplie dans le cadre et confirme pour le spectateur le statut fantomatique des corps et point de vue demeurant nécessairement étrangers aux vivants. Le second construit différentes portes d’entrée dans le monde de la norme, des lieux de superposition et de surimpression. Il serait possible de voir dans ces grottes, caves et autres lieux brumeux des limbes visuels prompts à laisser advenir les rencontres du « troisième type ».
Différences insurmontables de la mise en présence des corps dans le plan.
Les corps des fantômes ont souvent été représentés dans des contours flous, indiscernables et translucides. Mais les fantômes contemporains que l’on trouve dans la Jhorror ou les films de fantômes contemporains les plus populaires ne présentent pas l’au-delà selon les codes qui imprègnent les arts picturaux en Occident depuis le XIIe siècle. La question n’est plus d’exiler les corps fantomatiques hors de la réalité et du régime d’image qui lui appartient. Il faut au contraire trouver le moyen de laisser voir le fantôme sans qu’il soit une autre image que le réel. Ainsi Sadako (Ring) et la violence brutale de ses contacts physiques avec le réel qui sont renvoyés au fantomatique par son habileté à sortir des écrans de télévision.
Les écarts entre le réel et l’élément fantastique qui le suspend peuvent être mis en parenthèses par des traversées abruptes, soudaines, surprenantes. Mais les fantômes qui reviennent par regret et non par vengeance ne cherchent presque jamais à effectuer de telles traversées. Leurs arrivées se font toujours par une forme de sourdine et le choc de leur présence survient d’une manière toute autre que certaines apparitions visuellement bruyantes. Les éléments visuels associés à ces traversées demeurent ceux de la brume ou du flou. L’arrivée des « fantômes de la semaine » dans After Life les voit se succéder très naturellement hors de la brume qui masque l’entrée du bâtiment. Il n’y a pas de surgissement non plus dans Shara ou dans Vers l’autre rive. Les revenants de ces films donnent toute sa valeur au participe présent : ils sont toujours en cours d’arrivée. Tandis que les fantômes de la J-horror d’un coup sont là, sans avoir le temps de s’avancer, d’être aperçus ou devinés… Mais laisser aux vivants le temps de les voir venir, c’est aussi leur laisser le temps de fuir. Un premier problème représentationnel se pose alors : avec qui coexister dans un monde où tous et toutes fuient ? La future veuve de Vers l’autre rive, Mizuki, offre l’illustration de ce paradoxe. En effet, les personnes endeuillées des films du corpus sont sans cesse à la recherche du souvenir le plus vivace possible. Mais lorsque se présente à eux les échos ou la présence visible de leurs défunts, les voilà fuyants cette même vivacité qu’ils appelaient de leurs voeux. Mizuki attend Yūsuke depuis trois ans, elle a compté ces jours, elle a cherché dans toutes les religions où le trouver. Et pourtant, quand il arrive enfin, elle le laisse sortir du cadre et préfère lui laisser l’occasion de disparaître que le retenir. Les surcadrages déjà évoqués ne seraient plus alors une mise en forme de la séparation entre fantôme et vivante mais une matérialisation du rapport de Mizuki à son mari disparu. Elle fuit physiquement par la suite en mettant un terme à leur voyage à la suite d’une dispute au sujet de la relation extra maritale qui liait Yūsuke à sa secrétaire. Cette interruption de la coexistence fantastique se fait d’ailleurs de manière symbolique par une traversée de route qui laisse Yūsuke seul à un arrêt de bus pendant que Mizuki attend de l’autre côté pour revenir sur ses pas. On pourrait trouver une certaine ironie à la facilité avec laquelle Mizuki effectue cette traversée qui fait écho à la traversée autrement plus difficile que son mari a menée à bien pour la revoir. Mais il faut aussi prendre en compte la frustration inhérente aux rapports entre les morts et les vivants ou ceux de certains fantômes avec d’autres fantômes. Dans l’espace intermédiaire créé par le fantastique, le fantôme demeure spectateur. Ce qui signifie pour lui une impossibilité à traverser l’espace pour rencontrer physiquement son altérité, le vivant. Mizuki fuit la confrontation avec son mari, certes. Toutefois, il lui est aussi interdit de toucher celui qu’elle attend depuis trois ans et les rapports qui découlent de cet interdit la rendent accompagnatrice de l’errance et non partenaire du voyage.
La différence fondamentale réside dans la représentation des corps et non leur présentation filmique. Ce qui sépare définitivement les fantômes des vivants ce sont les résonances entre leurs régimes de représentation qui renforcent leur séparation alors même que leur présentation semble les rapprocher. Ce qui est présenté c’est le corps d’un acteur ou d’une actrice. Mais ce qui est représenté, c’est-à-dire ce qui transite par l’image, le montage et les dialogues, c’est bien un fantôme. L’appel constant qui existe entre les couleurs portées par Yūsuke et par sa veuve Mizuki les fait exister en complémentarité et en miroir l’un par rapport à l’autre. Mais la fiction débute par la présentation de Mizuki sans que soit évoqué Yūsuke. Ce qui revient à lui permettre d’exister par elle-même, sans la présence de Yūsuke. À l’inverse, Yūsuke apparaît d’abord hors champ, caché par un meuble. À ce moment, c’est le regard de Mizuki qui prend le relai et ouvre ainsi le cadre à la présence fantomatique. Les corps fantomatiques d’After Life sont d’abord définis par leur place dans l’institution mémorielle. Les premiers, employés du centre administratif, sont introduits sur fond de bribes d’anecdotes des souvenirs recueillis la semaine précédente. Les seconds, habitants passagers du centre administratif, sont introduits au guichet par leurs noms et leurs âges. Le point de vue de Kei est interrompu par trois fois selon un mode qui ne peut être justifié par un retour du point de vue omniscient ou par un changement de point de vue interne. Cela s’explique chaque fois par la concrétisation d’une menace sur son existence dans le quotidien endeuillé de ses proches. La plus symptomatique de ces interruptions est celle qui survient exactement au bout d’une heure de film, entre le moment où Shun montre sa toile à son père et le moment où monsieur Aso commence sa calligraphie symbolique.
Les corps des vivants et de ceux qui s’en rapprochent ont une toute autre manière d’être représentés. Mizuki quitte la boucle spatiale et temporelle dans laquelle l’avait entraînée son mari ; la famille Aso finit son travail de deuil ; les « remémorants » quittent les limbes en ne laissant derrière qu’un court film de leur mort perdu dans de très nombreux films de leur vie.
La représentation les laisse délimiter le cadre pour eux-mêmes au sens le plus fort dans After Life puisque les fantômes qui sont seulement en transition deviennent les réalisateurs de leur propre film. Ils sont ainsi renvoyés à leur statut précédent de vivants. Toutes les actions de ces fantômes sont portées vers la vie comme toutes les actions de Mizuki la séparent de Yūsuke et celles de la famille Aso les engagent définitivement vers la fin de leur deuil. Les possibilités de rencontre sont donc toutes mises en échec par les écarts de directions dans lesquelles la représentation engage les vivants en les éloignant incommensurablement des morts.
Les échanges entre Mizuki et Yūsuke dans Vers l’autre rive sont sans cesse repoussés par des refus de sa part à lui. L’interdit qui le préoccupe est celui de la rencontre charnelle entre deux corps qui sont séparés dans leur mode d’existence et dans leur régime de représentation. Mais les actions de Mizuki entraînent elles aussi un éloignement : elle part, d’abord, puis elle affranchit leur relation de la dynamique guide/guidée en cherchant la rencontre avec d’autres fantômes. Dans une des scènes de la dernière partie du film, Mizuki rencontre le fantôme de son père qui l’enjoint à ne pas suivre plus loin son mari. Cependant, cette injonction semble assez vaine dans la mesure où Mizuki est inscrite dans un schéma relationnel tout à fait contraire à celui de Yūsuke. La représentation du fantôme se joue aussi, nous l’avons vu, dans la manière dont il est dépendant des vivants pour exister. Or Yūsuke n’entre dans le cadre que par le regard de Mizuki et tout au long de la fiction, il ne peut apparaître lorsqu’elle n’est pas déjà présente dans le cadre. De plus, et c’est ce qui est plus symptomatique des relations vivants/fantômes, Yūsuke semble tirer derrière lui sa femme tandis qu’elle attire à elle les différents fantômes qu’ils croisent. Lorsque Mizuki sort la casserole qu’utilisait la femme de monsieur Shimakage et que celui s’emporte en voyant cet objet chargé des souvenirs de sa vie passée, elle réveille en fait le fantôme en lui. Après cette soirée, le fantôme comprend et accepte son statut puis quitte les lieux qu’il hantait. Un schéma semblable est répété lors de l’apparition de la petite soeur de leur hôte à laquelle Mizuki donne une dernière leçon de piano avant de la laisser quitter définitivement l’instrument dans lequel son fantôme était demeuré. Les relations sont les mêmes entre la famille Aso et le fantôme de Kei qui hante leur quotidien uniquement parce que son absence est soudainement rendue plus vive par la découverte de son corps. Les fantômes de Hirokazu Kore-eda répondent à une logique relationnelle semblable selon différents aspects.
Ceux qui sont de passages appellent de leurs voeux les souvenirs, ombres mémorielles fantomatiques dans ce contexte, et sont ainsi assimilables aux vivants dans les deux autres films du corpus. Les administrateurs du centre sont quant à eux des guides mémoriels comme Yūsuk dans le film de Kiyoshi Kurosawa : ils ouvrent les portes de la mémoire mais sont toujours soumis à la volonté des précédents de franchir ou non ces portes.
Les êtres qui demeurent inscrits dans le monde vivant sont ainsi des forces d’attraction physique tandis que les fantômes sont des forces de traction mnésique. Tout ce que peuvent les fantômes est incidemment conditionné par la bonne foi des vivants et leur désir de se laisser guider. Mais cet écart important des expressions relationnelles entre ces deux catégories de personnages entraîne un problématique échec du toucher, c’est-à-dire que la rencontre charnelle est constamment impossibilisée. Cela se traduit dans l’expression même de la présence de Kei dans le film de Naomi Kawase. Ce dernier est relégué dans la frontière méta-physique concrétisée dans le point de vue, juste à la limite de l’entrée dans le champ. Néanmoins, cet exil du cadre laisse rapidement place à une forte aporie existentielle concentrée dans l’impossibilité de toucher ceux qu’on regarde sans cesse toucher et être touchés. Il est finalement difficile de savoir si le fantôme de Kei bloqué dans le point de vue n’est pas un fantôme qui voudrait se porter dans le cadre ou s’il se contente38 de sa présence sans corps. Dans le film de Kiyoshi Kurosawa, le rejet des avances sexuelles de Mizuki à son mari concrétise la même aporie physique qui ne peut finalement être dépassée qu’à la limite de la disparition des corps, lorsque Yūsuke sait qu’il va bientôt disparaître. Les corps qui ne peuvent être touchés ne sont-ils pas des corps aux existences invérifiables ? En effet, le toucher est l’expérience de la limite de l’étendue corporelle de notre être. Comment celles et ceux qui ne sont jamais touchés pourraient affirmer pour leur corps des caractéristiques semblables à celles des corps vivants ? Une nouvelle frontière physique se dresse entre vivants et morts qui confirme que les corps actoriels ne suffisent pas à permettre la coexistence au sein du cadre.
Caves sombres et cadres flous dans lesquels s’affirme le point de vue du fantôme
Les conditions d’émergence du point de vue du fantôme sont aussi strictes que celles qui régissent l’interaction avec l’autre vivant. Les films mettent le plus souvent en scène cette arrivée d’une manière détournée, ce qui passe le plus souvent par un recourt à des plans flous où les personnages se trouvent dans des lieux obscurs. Cette nécessité du regard détourné face à l’arrivée de l’étrange est présente dans nombre de films de fantômes et est presque un topos du genre. Des scènes de reflets incertains dans Les Innocents au visionnage de la VHS maudite dans Ring l’incertitude des silhouettes et l’absence de lumière dans les lieux hantés rend toujours plus prégnante l’impression d’indéfinition du danger qui rend l’horreur possible. Même sans en passer par la recherche de l’horrifique, le fantastique au cinéma repose souvent sur ces effets d’ombre, de hors-champ ou de passages furtifs d’un objet inconnu dans le plan39. Dans les films du corpus, la règle est la même puisque l’incarnation physique du fantôme dans un corps actoriel réclame d’autant plus de faire appel à des représentations presque universelles. Toutefois, il n’est pas seulement question de confirmer le statut fantomatique de certains des personnages. Les plans obscurcis par lesquels le fantôme s’installe dans le point de vue du film ont aussi pour finalité une affirmation de cette présence menacée. Les personnes récemment décédées qui arrivent au centre mémoriel d’After Life pénètrent toutes dans le cadre de la fiction par une entrée embrumée de laquelle se détachent, une par une, les individualités.
Rituels et festivals
Les films du corpus ont tous recours au régime visuel du documentaire, mis en place par des moyens variés. La neutralité du cadre souvent utilisée pour souligner la dimension anodine des évènements semble, en première analyse, antithétique par rapport au registre fantastique. Cependant, c’est justement le cadre apparemment plus passif de l’observation qui permet aux fantômes de ne pas se montrer menaçants pour l’image. Leur volonté est le moteur des déplacements du cadre et de la sélection visuelle qu’il induit. Ainsi, le cadre permet à un point de vue d’émerger tout en lui conférant un ascendant sur le réel qui s’assimile à une forme d’omnipotence. Lorsque le fantôme porte son regard vers le réel et les personnes qui le peuplent, le quotidien qui était jusqu’alors mis en scène ou recherché se trouve un temps placé hors du cadre. Plutôt que de se laisser guider, le fantôme prend en charge la captation du réel.
Cependant, tout aspect d’omnipotence que peut avoir cette volonté est remis en question par les causes de son avènement. Comment le fantôme est-il apparu dans le cadre ? Qui lui a conféré son pouvoir sur ce dernier alors que la fiction fait la part belle aux épisodes d’apparition ?
Certains personnages dans un cas, ou des règles tacites dans un autre, permettent l’émergence du point de vue fantomatique ou du moins son inscription justifiée dans le moment diégétique.
Les écrits qui concernent le corpus identifient clairement des moments rituels répétés, qu’il s’agisse d’une recette suivie à la lettre ou d’une période de l’année propice à des actes religieux normés. Le fantôme se trouve ainsi fortement limité dans son autodétermination puisque sa présence a été provoquée par un être auquel il est souvent lié (Shara, Vers l’autre rive) ou par des règles arbitraires sur lesquelles il n’a pas prise (After Life). Paradoxalement, la caméra documentaire et sa mise en suspens ouvrent un espace au fantôme tout en renforçant des rapports de force en sa défaveur.
Répétition et variation des images : un cadre « au quotidien » tremblant
Les scènes d’invocation du fantôme, nous l’avons vu, reposent sur une série chorégraphiée de gestes. Que ce soit le passage d’une corde rituelle circulaire dans un temple ou une préparation culinaire, les vivants ouvrent les passages entre les deux mondes à l’aide de ces gestes sacrés ou profanes.
Les scènes familiales de Shara sont celles qui amènent l’esthétique documentaire au sein de la fiction. Il semble que la visée soit de jouer de l’écart réflexif nécessaire au documentaire afin d’y laisser une place pour le fantôme et son point de vue. Il en résulte une ambiguïté du mouvement de la caméra qui est laissée dans l’entre-deux du documentaire et de l’intrusion fantomatique. La caméra s’efforce parfois de se glisser au plus près du quotidien des membres de la famille en tombant par moments dans un certain voyeurisme dilué par la présence fantomatique. Peut-être s’agit-il d’une astuce de réalisation pour Naomi Kawase qui rend ainsi supportables les intrusions dans une intimité à vif. Dans son film, Kiyoshi Kurosawa utilise peu un cadre qui se rapprocherait d’une esthétique documentaire. Au contraire, il l’évite tant qu’il le peut, n’y recourant que dans certains moments clefs visant à intensifier l’existence de Yūsuke dans une communauté humaine. Les plans du cours sur la théorie de la relativité d’Einstein sont ainsi filmés dans une alternance entre la caméra fictionnelle (point de vue de Yūsuke légèrement décalé) et une caméra partiellement documentaire qui serait une personne du public. Mais cette alternance est développée dans la séquence afin d’aboutir au décalage ultime entre Yūsuke et le monde des vivants. Suit un strict champ-contre champ qui oppose Yūsuke à sa femme, seule personne de l’assistance qui comprend la nature du mal qui le force à abréger son cours. Le terme d’instrumentalisation serait trop fort pour qualifier l’imagerie documentaire utilisée dans Shara et Vers l’autre rive. Mais sa visée est d’autant plus stratégiquement articulée à la trame narrative que son irruption justifie toute une suite de décalages au sein de la fiction, conférant son imperméabilité ponctuelle à la frontière entre morts et vivants.
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Table des matières
INTRODUCTION
POURQUOI LES FANTOMES JAPONAIS FONT-ILS PEUR ?
DES FANTOMES SANS RANCUNE
FANTOMES, REVENANTS, SPECTRES
LES ENJEUX MEMORIELS DU FANTOME
PARTIE I. LE FANTASTIQUE : L’IMPOSSIBLE MAINTIEN DANS LE CADRE
CHAPITRE 1. LE MONDE AU TRAVERS D’UNE VITRE
1.1. LA SEPARATION VISUELLE ET L’OBSERVATION PASSIVE
1.2. DES REGARDS JAPONAIS ?
CHAPITRE 2. LES ESPACES DE PASSAGE DANS UNE FRONTIERE CLOSE
2. 1. DIFFERENCES INSURMONTABLES DE LA MISE EN PRESENCE DES CORPS DANS LE PLAN
2. 2. CAVES SOMBRES ET CADRES FLOUS DANS LESQUELS S’AFFIRME LE POINT DE VUE DU FANTOME
CHAPITRE 3. RITUELS ET FESTIVALS
3. 1. REPETITION ET VARIATION DES IMAGES : UN CADRE « AU QUOTIDIEN » TREMBLANT
3. 2. SUSPENSION DE LA QUOTIDIENNETE ET INSTALLATION D’UN CADRE HANTE
PARTIE II. REGARDER EN ARRIERE POUR METTRE LE MONDE EN MEMOIRE
CHAPITRE 4. L’IDENTITE DU FANTOME : ETENDUE SANS POINT D’ANCRAGE
4. 1. TISSER L’IMAGE GLOBALE D’UNE MEMOIRE FLOTTANTE
4. 2. MENACES SUR LE POINT DE VUE ET RESISTANCES DU CADRE
CHAPITRE 5. LA RECHERCHE D’UN SPECTRE VISUEL, EXPERIENTIEL ET TACTILE
5. 1. LE MONTAGE PAR COUPES DE LA MEMOIRE
5. 2. COMMENT CLORE LA FENETRE DU POINT DE VUE ?
CHAPITRE 6. EXISTER POUR ET PAR LE REGARD
6. 1. LE SPECTRE VISUEL BLANC OU LA FRAGILITE DES CORPS ABSENTS
6. 2. … FACE A LA DENSITE ABSORBANTE DES CORPS VIVANTS
PARTIE III. ESPACES DE SUPERPOSITION DES EXPERIENCES VISUELLES ET PORTES DE SORTIE
CHAPITRE 7. GUIDER LE REGARD VERS LE HORS-CHAMP, L’EXORCISER DU CADRE
7. 1. NOUVEAUX RITUELS VISUELS ET SONORES
7. 2. LA FIN DE VIE DU FANTOME ET DE LA CAMERA
CHAPITRE 8. CONDENSATION DU POINT DE VUE DANS LES YEUX DE L’AUTRE
8. 1. REFLETS ET PROJECTIONS : LE VISAGE
8. 2. UN POINT DE VUE TELESCOPE DANS LES REGARDS VIVANTS
CHAPITRE 9. RECONCILIATIONS, ENVOLEES ET EFFACEMENT DU POINT DE VUE
9. 1. FRAGMENTS DE MEMOIRES ABANDONNES
9. 2. S’ENVOLER ET S’AFFRANCHIR DU CADRE
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES
FILMOGRAPHIE
FILMOGRAPHIE SECONDAIRE
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