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Origine d’un questionnement et premiers pas dans l’enquête : l’enquête exploratoire 2013 / 2014
Entrée sur le terrain
Alors que nous exerçons le métier de professeure des écoles depuis quatre ans – entre 2009 et 2013 – nous faisons le choix de reprendre un master recherche et de poursuivre avec le doctorat. Notre double posture, professeure des écoles et chercheure, nous oblige à porter une attention particulière à la manière d’aborder l’enquête auprès des enfants et des adultes mais aussi à la manière dont eux, nos enquêtés sont sensibles à l’une ou l’autre des « casquettes ». À l’entrée dans l’enquête en 2013, nous choisissons de ne pas enquêter dans l’école où nous enseignons pour ne pas rajouter une difficulté à cette posture. Nous enquêtons dans cette école alors que nous n’y sommes plus enseignante. Nous reviendrons sur ce point en 2.2.
Notre formation initiale et notre expérience professionnelle nous ont d’abord permise d’avoir une connaissance du terrain, d’être au fait des pratiques de l’école et d’en connaître les subtilités pédagogiques et didactiques. Notre expérience professionnelle en tant qu’enseignante nous avait déjà permis d’observer de manière directe des situations variées, en classe et en dehors, avant de nous engager dans le travail de la thèse. Cette posture d’enseignante au moment des observations ne retire pas l’efficacité de l’analyse à posteriori de celles-ci mais elles viennent s’ajouter à celles réalisées pendant l’enquête et favorisent la contextualisation de certaines situations. Nous partons du postulat que notre statut d’enseignante nous permet d’être en position favorable pour entrer sur les terrains d’enquête et accéder aux espaces et aux acteurs de l’école.
Notre premier objectif de recherche est de nous concentrer sur une étude de l’architecture scolaire et son impact sur les manières d’agir des enfants et de faire faire aux enfants à l’école avec l’hypothèse que les enfants ont une conscience esthétique et fonctionnelle du bâtiment scolaire. L’aménagement ou le réaménagement des écoles nous apparait alors un enjeu primordial pour le bien-être des enfants à l’école. Nous posions donc comme question de départ : quelles sont les conditions nécessaires à une appropriation du lieu qui soit favorable à l’apprentissage social ? Cette première question est à l’origine de notre première étape d’enquête. L’hypothèse selon laquelle les enfants portent un intérêt sur l’esthétisme et la fonction du lieu de l’école est très vite dépassée, les enfants ne relevant que très peu les critères esthétiques dans leur école pour se concentrer sur des intérêts sociaux et relationnels.
La mairie, en plein essor de son PEL (Plan éducatif local) est favorable à notre intervention dans des écoles de la commune. Quatre écoles primaires fusionnées, maternelle et élémentaire pressenties pour l’enquête nous sont alors proposées et sont averties de notre passage par la mairie. Ainsi, nous avons pu prendre contact avec les écoles Muguet (quartier sensible, très petits revenus), Rose (quartier jeune, revenus moyens), Bleuet (quartier sensible et calme, très petits revenus) et Pivoine (quartier jeune, petits revenus)6 qui ont fait l’objet de notre enquête exploratoire qui s’est déroulée sur l’année scolaire 2013 / 2014. Celle-ci a permis de mettre au jour de nouveaux questionnements et d’imposer une nouvelle réflexion méthodologique pour la suite et sur laquelle nous reviendrons plus loin.
De plus, bien que l’institution scolaire, à laquelle nous avons formulé notre autorisation d’enquêter, connaît notre statut d’enseignante et facilite notre accès sur le terrain, notre statut reste ambigu pour les enseignants des écoles. Pour l’enquête, fallait-il choisir de se présenter comme professeure des écoles et ainsi recueillir l’adhésion des adultes, en tant que collègue ? Ceci risquait de biaiser notre approche avec les enfants qui auraient pu être informés de la venue d’une maîtresse pour leur poser des questions. Alors fallait-il au contraire choisir de se présenter comme chercheure, donc extérieure à l’éducation nationale, ce que nous sommes effectivement pendant l’enquête, mais de risquer de s’attirer la méfiance des adultes ? Afin de ne pas biaiser la parole des enfants, puisque notre principal objectif est de recueillir une parole neutre et spontanée, nous nous sommes présentée comme chercheure auprès des adultes et des enfants, dans trois écoles, les écoles Muguet, Rose et Bleuet. Les directeurs des écoles retenues pour l’enquête ont été sollicités par la municipalité, ceci facilitant notre entrée et la légitimité de nos interventions. Néanmoins, l’enquête auprès de l’école Muguet n’aboutit pas car les difficultés internes de direction et de relations entre enseignants rendent l’enquête auprès des enfants très délicate. Une prise de contact avec l’inspectrice de l’Education Nationale en charge de cette circonscription nous confirme que l’enquête sur ce terrain doit être abandonnée car les relations sont jugées très tendues. La méfiance redoutée s’est faite sentir de la part de la direction de l’école Rose, qui ne donna pas suite à notre première visite et qui a refusé notre intervention dans leur établissement, tandis que les tensions entre les enseignants de l’école Bleuet ont surgi, les uns dénonçant les autres sur des comportements qu’ils ne cautionnaient pas et profitant de notre présence extérieure et probablement objective pour nous en faire part. Dans la quatrième école, l’école Pivoine, nous nous sommes présenté comme enseignante et l’accueil de l’enquête a été grandement favorisé. Avec les enfants, notre statut est ambigu également car nous devons garder une certaine autorité pour ne pas nous laisser envahir (certains enfants viennent lire nos notes, interrompre une conversation déjà engagée avec d’autres enfants) ou déborder par certains comportements (certains enfants se mettent à jouer et risquent de mettre à mal notre légitimité au niveau des autres adultes, comme étant un adulte peu responsable, qui ne participe qu’à offrir un temps de détente aux enfants). Pourtant, pour intégrer le groupe des enfants, pour qu’ils nous fassent confiance et nous invitent à partager l’expérience de leurs pratiques quotidiennes à l’école, il faut créer une proximité. Wilfried Lignier aborde cette barrière de l’âge dans l’enquête avec des enfants qui implique une « distance à l’autorité » dans un « rôle intégrateur » (Lignier, 2008, p.32). Rien, au niveau législatif, n’oblige d’obtenir l’autorisation des enfants, ces derniers étant sous l’autorité parentale. Notre position éthique nous a amenée à poser la question aux enfants sur leur désir de participer ou non à l’enquête avec la possibilité de changer d’avis. Ainsi l’enfant peut refuser dans un premier temps et revenir sur sa décision en intégrant l’enquête en cours. De la même manière, il peut quitter à tout moment l’enquête dans laquelle il s’était précédemment engagé. Dans les deux cas, il nous semble primordial que les enfants se sentent libre de faire ce qu’ils veulent pour que l’enquête soit une expérience agréable et une réalisation valorisante à leurs yeux. Notre posture consiste à instaurer du mieux possible « une relation d’enquête basée sur une attitude non autoritaire, sans toutefois nier le statut d’adulte » (Mayall, 2002).
L’échantillon pressenti est de 328 enfants (tableau n°1). Les écoles appartiennent chacune à un quartier spécifique de la ville mais les enfants sont issus de catégories socioprofessionnelles moyennes et inférieures que nous détaillerons plus loin.
Méthodologie de l’enquête : immersion longue et entretiens collectifs semi-dirigés
Consigne de l’enquête exploratoire :
« Je suis une nouvelle élève, je ne connais pas l’école, vous allez être mes guides, me faire découvrir les endroits que vous aimez et ceux que vous n’aimez pas, et vous m’expliquez pourquoi ».
La consigne est suffisamment flexible et ouverte pour permettre aux enfants de se l’approprier. L’unique contrainte est de devoir expliquer ses choix. L’intégralité des échanges est enregistrée pour laisser libre cours à la parole avec la nécessité parfois de relancer le discours ou de le ramener davantage sur la consigne de départ, bien que, nous le verrons, ce sont les digressions des enfants qui s’avèrent être les données les plus riches. Les propos ont été spontanés et cette spontanéité les rend d’autant plus riches puisqu’elle nous apprend « les centres d’intérêt de l’enfant, son appréhension de ces réalités, le rapport qu’il envisage avec ces réalités » (Danic et al., 2006, p. 176). Elle révèle également une participation volontaire des enfants et non contrainte, sans intervention des adultes qui remettent parfois en question l’éthique et l’interprétation du chercheur (Garnier & Rayna, 2017, p.11). Nous partons du postulat suivant, résumé ici dans les propos de Montandon et Osiek : « les enfants savent s’exprimer sur leur expérience scolaire et leurs récits, nuancent et complètent ce que nous savons sur les processus de la socialisation. Ils ont une capacité réflexive, une aptitude à comprendre le monde qui les entoure et à se situer par rapport aux problèmes. Ils ont une vision avertie […] du rôle et des qualités de ceux qui sont chargés de leur éducation, de ce qui leur est réservé et exercent une introspection remarquable sur leur propre manière d’interagir avec les autres. Ce que pensent les enfants ne correspond pas toujours à ce que les parents ou les adultes en général pensent qu’ils pensent » (Montandon & Osiek, 1997, p.50). Il faut s’attendre à déconstruire nos a priori et laisser les enfants prendre davantage le pouvoir dans l’enquête.
Alors, les entretiens semi-directifs sont réalisés dans une démarche participative, comme tout échange social que Bourdieu qualifie d’« improvisation réglée » (cité dans Blanchet & Gotman, 2012, p.19), c’est-à-dire que l’enquêté et l’enquêteur dans le cadre d’une interaction sociale, peuvent moduler leur propos et l’adapter en fonction des révélations, des résistances et des interprétations possibles et variées que la consigne de départ et les relances peuvent suggérer. Ceci nous semble d’autant plus vrai avec les enfants. En effet, en sociologie de l’enfance, le chercheur « fait » son terrain (Danic et al., 2006, p.14) et « les prénotions qui habitent le sens commun et le sens savant sont précisément le premier obstacle à la production d’une connaissance sur l’enfance » (ibid, p.19). Il faut donc dépasser ses a priori et adapter son regard sur ce que les enfants disent et apportent comme nouveaux savoirs sur l’enfance. L’interviewé ne constitue pas un acteur passif manipulé par l’interviewer, mais un « acteur » dans tous les sens du mot, qui entraîne l’entretien hors du schéma proposé par l’interviewer (Magioglou, 2008, p.58). Les enfants s’approprient notre consigne de départ pour nous donner à voir ce qui compte vraiment à leurs yeux, en laissant parfois de côté nos questions et nos relances.
Pour ne pas reproduire les erreurs commises à l’école Bleuet, nous prenons quelques précautions avant de rencontrer les enfants. Les enseignants de l’école savent que nous étions enseignante avant d’être chercheure ainsi la défiance est moins grande, le sentiment de faire partie du même groupe professionnel efface le fossé que nous avions perçu à l’école Bleuet. Mais nous nous présentons encore aux enfants comme chercheure et nous ne dévoilons pas notre objet de recherche pour éviter que les enfants répondent de façon trop formelle, comme ils le feraient probablement avec une enseignante. De plus, nous voulons rencontrer tous les enfants de l’école pour éviter un échantillonnage discriminant. Il ne s’agit pas en effet d’interviewer uniquement les meilleurs élèves de l’école, les plus bavards, ou les plus gentils selon des critères particuliers des enseignants, comme cela a été le cas, nous semble-t-il à l’école Bleuet où l’enseignante nous confie « vous avez une belle brochette ». Les enfants qui vont spontanément s’inviter dans l’enquête sont globalement des enfants qui n’ont pas de difficulté pour communiquer, qui sont à l’aise dans leur relation avec l’adulte. De plus, il nous semble en effet primordial de ne pas laisser les enseignants choisir un groupe d’enfants car ils peuvent choisir inconsciemment des élèves performants en termes d’analyse, de communication, des enfants qu’ils jugent plus méritants. Enfin, nous n’avons pas mélangé les classes d’âge pour éviter la domination des plus grands sur les plus jeunes pendant les prises de parole. Néanmoins les entretiens par groupe sont favorables à tous les enfants, car loin de ne fabriquer que des biais à l’enquête, le « rapport enfantin à l’ordre social » est en majorité lié aux « interactions auxquelles ils prennent habituellement part […] avec leurs pairs » (Lignier & Pagis, 2017, p. 83). Ainsi le groupe n’est pas toujours un biais dans l’enquête, il aide à trouver ses mots, à exprimer pour soi-même une idée difficile à formuler et le groupe finalement représente une modalité très courante dans les relations sociales enfantines à laquelle ils sont habitués. Le groupe permet également d’effacer une certaine domination de l’adulte sur l’enfant.
Nos observations occupent une place minoritaire dans le recueil de données et constituent avant tout des éléments de contextualisation des données recueillies par les entretiens. Dans notre travail, l’observation est un outil qui permet la prise en compte du contexte, de valider certaines activités abordées en entretiens. Philippe Perrenoud propose d’aller observer « le rapport à l’espace, au temps, au savoir, à la règle, à autrui » (Perrenoud 1989, p.115) pour pouvoir saisir de manière plus exhaustive la vie quotidienne à l’école sans dénaturer ce quotidien. Nos observations, au nombre de neuf à l’école Pivoine, ont été réalisées dans ce sens, pendant les récréations ou la pause méridienne.
Réflexion, analyse et évolution
Van der Maren déclare qu’en « sciences humaines, le chercheur seul ne peut rien, ce sont les acteurs qui lui livrent sa matière première, il lui faut donc obtenir leur complicité » (Van der Maren 1996, p.7). La réflexion du chercheur et son engagement résident dans la prise en compte des acteurs sociaux, des questions qu’ils se posent, des réalités et normes sociales qui changent et qui rendent légitime la recherche en sciences de l’éducation. Il nous fallait donc à ce stade de l’enquête revenir à ce que les enquêtés nous disent réellement dans leurs discours.
L’extrait d’entretien suivant montre comment les enfants se détournent de notre consigne de départ. Nous prendrons conscience par la suite de la richesse de ces entretiens qui nous sont d’abord apparus comme vains.
L’école Lilas : contexte et proximité du terrain d’enquête
L’école Lilas est située en milieu rural, dans une commune du Calvados en Normandie. Les familles des enfants enquêtés ont des origines sociales et culturelles moyennes ou inférieures (comme à l’école Pivoine) puisque les revenus des foyers sont moyens11 avec un taux de chômage de 7% et une majorité d’employés et d’ouvriers (62%). Il n’y a aucun commerce, aucun équipement culturel ou sportif à moins de cinq kilomètres et l’environnement est agricole. Cette école bénéficie d’une politique scolaire typiquement rurale comme l’a défini Jean Yves (2003, 2007). Selon ses catégorisations, nous pourrions dire que le maire de cette commune exprime une « territorialité réduite » à savoir qu’il ne montre « pas de véritables politiques scolaires », ce qui explique un investissement réduit dans l’école en termes de ressources financières et humaines. À l’heure où nous publions cette thèse, l’école est fermée, les enfants ont été dispersés dans les écoles voisines, conséquence des nombreuses fusions d’écoles aux petits effectifs au profit des mutualisations budgétaires des communes.
Le parcours photographique
À ce stade de l’enquête, nous voulons comprendre l’organisation et de la gestion des espaces scolaires du point de vue des enfants. L’enquête vise donc à mettre en lumière l’expression des enfants sur leur expérience en tant qu’acteurs à part entière et leur capacité à développer leurs propres idées, de mettre des mots sur leurs envies et leurs besoins en tenant compte du contexte particulièrement institutionnalisé de l’école.
Nous choisissons le terme de parcours photographique pour nommer la méthode qui consiste à parcourir avec les enfants un cheminement dans l’école. Le parcours n’est pas balisé par le chercheur puisque ce sont les enfants qui décident les étapes auxquelles ils s’arrêtent pour prendre leurs clichés et déterminent ensemble de leur enchaînement.
Présentation de l’outil
Anne-Laure Le Guern et Jean-François Thémines (2011) ont utilisé le parcours iconographique comme « méthode qui vise à ce que des enfants repèrent, identifient et expriment leur expérience d’un espace partiellement connu par les pratiques quotidiennes qu’ils en ont » (Le Guern & Thémines, 2011, p.2). Pour les deux chercheurs le parcours iconographique « requiert et confronte l’usage de deux langages, celui de l’image et celui de l’écrit » (ibid.) puisque, lors d’un parcours dans la ville, les enfants photographient puis commentent leurs clichés à l’aide de commentaires et de légendes écrites. Michèle Grosjean et Jean-Paul Thibaud utilisent une méthodologie proche de celle présentée ci-dessus, le parcours commenté. Celui-ci repose sur trois activités simultanées « marcher, percevoir, décrire » (Grosjean & Thibaud, 2001, p.81) et sollicite l’usage de la langue orale plutôt que le langage écrit.
Notre collaboration avec le GRD sur les rythmes scolaires (voir la note 10, page 79) nous permet de rencontrer Jean-François Thémines. À cette occasion, nous découvrons les méthodes visuelles utilisées en particulier dans le champ de la géographie. En effet, au-delà des enjeux pour une enquête avec des enfants sur lesquels nous reviendrons, l’utilisation de la photographie pour questionner les relations que les enfants entretiennent avec les espaces de l’école paraît tout à fait légitime.
Nous situons notre parcours photographique entre ces deux techniques – parcours iconographique et parcours commenté – puisque dans le cadre de nos parcours photographiques avec les enfants nous sollicitons le langage par l’image en leur faisant prendre des photographies et nous suscitons le langage oral avec les entretiens collectifs d’explication semi-dirigés. Mais contrairement à Le Guern et Thémines, rien n’est imposé au niveau de l’écrit, ce qui permet de faire ce parcours avec les plus jeunes (leurs enquêtés ont entre 10 et 11 ans), ou ceux qui sont en difficulté avec l’écrit (tâche qui s’apparente davantage à une demande scolaire). Isabelle Danic, dans « le souci de réduire la suggestion engendrée par les questions de l’enquêteur » a cherché « à expérimenter une autre méthode d’investigation » que l’entretien (Danic et.al., 2006, p.170). En distribuant un appareil photographique jetable aux enfants, elle leur propose de photographier ce qu’ils veulent chez eux, à l’école ou à l’extérieur. S’ensuit une série d’entretiens avec l’enquêtrice dans lesquels les enfants commentent, individuellement ou par deux, les clichés qu’ils ont pris. Dans notre recherche, nous accompagnons les enfants dans l’école mais ils décident seuls ou parfois à plusieurs les endroits qu’ils veulent nous montrer et chacun décide du ou des clichés qu’il veut prendre. Pour autant, notre technique d’analyse se rapproche de la méthode utilisée par Isabelle Danic. Nous donnons un numéro à chaque image. Chaque cliché est ensuite rattaché à son jeune photographe et celui-ci est invité à s’exprimer à partir de sa production.
La consigne pour les prises de vue est la suivante : Vous devrez prendre une ou deux photographies de votre choix. Vous avez accès à toute l’école (intérieur et extérieur, même pendant la classe). La seule contrainte, c’est que vous devrez m’expliquer après pourquoi vous avez choisi de prendre cette photo. Donc réfléchissez bien à ce que vous allez prendre. Prenez votre temps, je vous suis, je suis là pour vous aider à faire les réglages, le zoom par exemple. Nous ne possédons qu’un seul appareil photographique. Nous accompagnons les groupes d’enfants, réunis par trois ou quatre pendant tout leur parcours. Nous contraignons les enfants à faire un maximum de deux photographies pour limiter les effets de prises de vues reflexes ou le « mitraillage » facilité par le numérique et pour que les enfants réfléchissent en amont aux clichés qu’ils veulent faire. Sachant que l’ensemble des enfants participent (exceptés trois garçons CP, CE1 et CE2), l’enseignant ne sélectionne pas des enfants en particulier, il constitue les groupes sur la base de volontaires et de leurs camarades les plus proches. Ainsi chacune des classes de CP, CE1 et CM2 se sont divisées en quatre groupes et les classes de CE2 et CM1 en cinq. Les enfants d’un même groupe déambulent ensemble, il y a donc des transferts possibles entre eux. Nous entendons par transfert, tous les processus d’imitation qui poussent les enfants à s’approprier les propositions d’un autre, faire sensiblement la même photographie par exemple. Mais les différents groupes ne communiquent pas entre eux puisque les changements se font pendant la classe. Alors les transferts ne sont pas réalisables. Dans ce cas, les clichés analogues sont les produits dissociés de chacun des acteurs.
Les enfants, entre eux, décident ensuite de l’ordre dans lequel ils vont pouvoir utiliser l’appareil. Chaque enfant, avant la prise de vue, se déplace où bon lui semble, sélectionne des éléments, géographiques ou vivants, les cadre, les met en scène, puis se dirige vers un autre endroit éventuellement pour prendre un second cliché. La réflexion en amont de la prise de vue montre comment les enfants perçoivent, hiérarchisent leur environnement, d’où l’importance de limiter le nombre de clichés. Cette technique d’enquête permet de prendre le point de vue des enfants au sens littéral du terme car ce sont eux qui zooment, qui orientent l’objectif et qui prennent la photographie. Les parcours ont lieu sur les temps de classe et nous sommes seule avec les enfants. Ils nous demandent parfois l’autorisation d’accéder à certains lieux, salle habituellement réservée aux adultes, espaces interdits d’accès sur le temps « normal » de l’école, et nous demandent également s’ils peuvent photographier des personnes, ce que nous leur avons bien entendu accordé, si la personne en question a par ailleurs donné son accord. Une femme employée par la commune a refusé d’être photographiée. Il s’agit de la seule personne adulte, enseignants mis à part, qu’un enfant a sollicitée.
Encore une fois, la consigne est large. Les enfants se l’approprient librement. « Les images sont à traiter comme représentation, ni plus, ni moins, dont on peut tirer des informations » (Danic et. al., 2006, p. 173). En effet, prise à hauteur d’enfant, l’image montre bien quel regard ils portent sur leur école, sur quels aspects ils se focalisent et enfin quelle fonction ils donnent aux espaces qu’ils investissent selon les temps vécus. C’est selon Isabelle Danic la « manifestation du regard des enfants sur leur environnement, rendant perceptible les éléments qui retiennent plus particulièrement leur attention, qui suscitent leur intérêt » (ibid. p.172). Elle explique en effet que « chaque petit photographe a sélectionné des éléments de son environnement, les a associés ou dissociés par le cadrage ou une mise en scène. Photographier n’est pas enregistrer passivement le monde environnant, mais le percevoir, le découper, le hiérarchiser » (Ibidem). Leur manière de demander à leurs pairs de se mettre en situation parfois, d’intégrer le décor comme pour y mettre une part de réalisme qui n’existe pas dans la photographie seule, c’est mettre en scène leur vie à l’école. Pendant le parcours les enfants font des « prélèvements photographiques » (Le Guern
& Thémines, 2011, p.6) et partagent ensuite leurs clichés avec le groupe qui a effectué le parcours comme le font Jean-François Thémines et Anne-Laure Le Guern dans leur enquête. Aucune contrainte n’est imposée, hormis le nombre de photographies limité à deux ou trois afin qu’ils réfléchissent à l’importance des lieux, des choses ou des personnes qu’ils veulent photographier. Il n’y « pas de contrainte sur le rythme, l’angle de vue, le cadrage des photographies » (ibid. p.7), notre rôle se limite à un étayage technique comme dans l’enquête de Garnier et Rayna qui ont également utilisé les clichés avec des enfants de 2 à 3 ans. Nos interventions pendant le parcours photographique se limitent à des « modalités de guidage » et portent sur la « prise en main de l’appareil […], relances, encouragements » et l’utilisation du zoom pour certains (Garnier & Rayna, 2017, p.82). Nous veillons à ce que chaque enfant profite d’un temps suffisant pour penser à son cliché, aller à l’endroit choisi et se positionner pour prendre l’angle de vue souhaité.
Les entretiens semi-directifs d’explicitation des clichés
Lorsque nous revenons du parcours avec le groupe, nous nous installons dans la salle des maitres. Ici nous répétons simplement la consigne de départ, l’unique contrat que les enfants ont passé avec nous : expliquer ce qui a motivé le ou les clichés qu’ils ont pris. L’auteur de la photographie répond donc toujours à la même question : « Pourquoi as-tu pris cette photo ? » et s’ensuit un débat spontané entre les enfants, chacun allant de son avis, son anecdote. Nos interventions permettent uniquement d’équilibrer les débats, pour assurer un temps de parole équitable entre les enfants, pour aider certains à formuler des idées, sans les influencer, en trouvant des mots, des expressions. Forte de l’experience des années précédentes, nous les laissons parler, nous participons au dialogue dans l’unique but de faire préciser, répéter éventuellement pour faciliter les retranscriptions, relancer le discours, sans limiter les questions et les relances aux aspects qui, a priori, nous motivent. Ainsi les débordements et les digressions font intégralement partie de nos données recueillies et exploitées et les rapprochements ou au contraire, les conflits et les débats autour des clichés montrent comment les enfants mettent en place des stratégies entre pairs. Dans leur enquête, comme dans la nôtre, Wilfried Lignier et Julie Pagis sont confrontés à des enfants (qui ont entre 6 et 11 ans) à qui ils manquent parfois les mots pour exprimer ou préciser une pensée alors spontanément, les enfants vont catégoriser entre deux sentiments « ce que j’aime, ce que je n’aime pas ». Mettre en évidence les logiques d’imitation entre enfants met en relief les processus d’interactions sociales et la circulation des idées entre eux. La reprise des mots peut se faire pour se rallier à l’avis d’un autre enfant mais aussi pour s’opposer mais dans tous les cas, cela les aide à trouver les mots lorsque ceux-là manquent à leur vocabulaire. On ne peut pas nier les « leaders d’opinion » qui s’estompent quelque peu avec l’âge (Ligner & Pagis, 2017, p.97). Ce biais, s’il y a, a été dépassé grâce à la photographie même si comme eux, nous avons accueilli avec étonnement « la conversation enfantine qui s’ouvre sans aucune sollicitation » (idem. p. 103) et qui s’avère très riche sur les informations contextuelles qu’elle apporte.
Des techniques similaires sont utilisées dans les méthodologies anglophones. La photo photographique sur le terrain est une technique issue des visual studies (La Rocca, 2007 ; Bigando, 2013). La photographie, « document iconique », a une « fonction médiatrice » au-delà de « ses habituelles fonctions documentaire et illustrative » (Filiod, 2014, p.129). C’est là en effet, toute l’importance de nos photographies car au-delà de représenter un espace géographiquement, elles ont une fonction incitative très forte pour la production du discours. Elles facilitent la parole, aident à trouver le vocabulaire adapté à la situation que l’enfant veut nous raconter. Cette technique permet dans un second temps de recueillir davantage de confidences sur les lieux expérimentés car parler sur les clichés les amène à concentrer leur attention sur les temps et espaces vécus mais aussi les espaces imaginés. Ils font parler les images, racontent les histoires qui s’y rattachent et mettent du sens dans les rapports qu’ils entretiennent avec les espaces, avec leurs pairs et avec les adultes inhérents à chaque espace. La photographie favorise l’engagement actif, émotionnel et imaginaire des enfants dans leur environnement local et augmente la participation des enfants pour leur permettre de transmettre leur connaissance par de multiples formes d’expression (Ross, 2006).
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Table des matières
Introduction générale
Première partie : L’enfance à l’école : éclaircissement des apports théoriques interdisciplinaires
Chapitre 1 : Les enfants, des acteurs sociaux dans les territoires de l’école
1.1 : Les enfants acteurs
1.2 : Les enfants entre eux, une socialisation entre pairs
1.3 : Des enfants et des adultes en interactions
Chapitre 2 : La recherche en sciences de l’éducation : une méthodologie modulée par l’objet enfance
2.1 : Origine d’un questionnement et premiers pas dans l’enquête : l’enquête exploratoire 2013 / 2014
2.2 : L’enquête principale 2014 / 2015
2.3 : Enquête complémentaire 2015 / 2016 et 2016 / 2017
Deuxième partie : Catégorisation des espaces de vie à l’école du point de vue des enfants, acteurs sociaux et territoriaux
Chapitre 3 : Espaces de jeu et espaces institutionnels : entre les projets de formalisation des adultes et les usages d’appropriation des enfants
3.1 : La cour traditionnelle : un espace formalisé pour une appropriation relativement formelle
3.2 : « Le plateau »
3.3 : Le City Stade
3.4 : La classe : un espace évoqué dans sa dimension sociale
3.5 : La bibliothèque : un accès très varié selon les écoles : un lieu isolé où la surveillance pose question
3.6 : Le restaurant scolaire : des problématiques intemporelles
3.7 : La garderie : faute de mieux ?
Chapitre 4 : Les tiers-lieux enfantins : se territorialiser pour habiter l’école.
4.1 : Les espaces verts
4.2 : Le village gaulois : le territoire des enfants
4.3 : Violetta ou l’expérience du merveilleux à l’école
4.4 : Toilettes, trous, fissures : les malaimés ?
4.5 : Les tiers-lieux de stratégies enfantines
4.6 : Les lieux interdits
4.7 : S’encabaner : se situer entre le dehors et le dedans
Conclusion générale
Index des photographies
Index des tableaux
Bibliographie
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