Carrières militantes et socialisation politique à « Osez le féminisme ! »

Les conditions institutionnelles de la carrière militante à Osez le féminisme

La thématique de l’émergence d’une nouvelle « vague » du féminisme implique tout d’abord de se questionner sur son contexte politique et social. Nous retracerons dans un premier temps la sociogenèse d’Osez le féminisme afin d’appréhender la spécificité de l’espace du féminisme dans le champ politique, ainsi que la place de l’association dans le mouvement social, afin de mieux saisir le cadre institutionnel de la socialisation militante au sein du groupe.

« Reprendre le flambeau »: un renouveau du féminisme ?

Un contexte d’autonomisation du mouvement social

La question du renouveau du féminisme, révélatrice d’un contexte de recomposition des engagements militants dans une logique globale d’autonomisation du mouvement social vis-à-vis du champ politique partisan, invite à interroger les conditions de possibilité de cette nouvelle mobilisation, ainsi que la continuité entre les différentes « vagues » du féminisme. A cet égard, le paradigme des nouveaux mouvements sociaux, né au moment des mobilisations des années 1960 et 1970, a mis en exergue le déclin des appareils partisans et syndicaux au profit de l’émergence de nouvelles formes d’engagement, en prenant appui sur les mobilisations féministes, écologistes ou encore LGBT. Celles-ci montrent en effet plusieurs points de rupture avec les « anciens » mouvements sociaux: en premier lieu, les nouveaux mouvements sociaux manifestent une défiancevis-à-vis des phénomènes de centralisation, leur préférant des structures plus décentralisées. De plus, s’opère au sein de ces nouvelles mobilisations une inventivité dans la mise en œuvre de formes peu institutionnalisées de protestation, privilégiant des actions « coup-de-poing » intégrant une dimension ludique et une anticipation sur les attentes des médias. D’autre part, les valeurs mises en avant par ces mouvements, plus « symboliques », portent sur des revendications identitaires et la résistance au contrôle social. Enfin, cette nouvelle forme de militantisme est symbolisée par un rapport au politique autonome, valorisant l’émergence d’espaces indépendants de l’Etat et des partis politiques . Les études sur les mobilisations féministes des années 1970 ont ainsi été revisitées à l’aune du paradigme des nouveaux mouvements sociaux, dans lequel s’inscrit la deuxième« vague » du féminisme, symbolisée par le Mouvement de Libération des Femmes (MLF), dont lesrevendications portent principalement sur le rapport entre les sphères privée et politique, et sont exprimées par des actions « directes », médiatiques, prenant part à un féminisme qui revendique sa radicalité et privilégie une tendance à l’autonomisation vis-à-vis du champ politique.
Néanmoins, l’émergence d’un « féminisme d’Etat » dans les années 1980 montre l’importance de porter une attention plus précise au contexte politique et social favorisant les mobilisations contestataires, afin d’appréhender la question de l’autonomie de celles-ci à l’égard du champ partisan. En effet, si le MLF avait symbolisé un féminisme radical, représentatif du paradigme des nouveaux mouvements sociaux en se démarquant du champ partisan en adoptant une posture de rejet de la sphère électorale, les mobilisations féministes des années 1980 constituent un féminisme plus réformiste, ayant cours au sein des institutions politiques. Plus précisément, l’émergence de nouvelles revendications centrées sur l’inclusion politique des femmes se situe à l’intersection du féminisme de la seconde vague et de la sphère électorale-partisane, cette tendance à l’institutionnalisation étant directement liée à la victoire de la gauche à l’élection présidentielle de 1981, qui voit apparaître un ministère des droits de la femme, pris en charge par Yvette Roudy, députée européenne sur les listes du Parti socialiste (PS) et militante féministe. Le contexte politique des années 1980 marque ainsi de nouvelles possibilités de carrières politiques pour les militantes de la « deuxième vague », entraînant une articulation entre l’héritage du MLF et la thématique de la représentation politique des femmes. La consolidation de ce thème au cours desannées du féminisme d’Etat tient ainsi au processus de continuité du mouvement social , marquant une position d’entre-deux de l’espace de la cause des femmes : en effet, celui-ci est à la fois implanté dans la tradition de la mouvance féministe de la deuxième vague et étroitement lié à l’espace partisan, en particulier à la gauche et l’extrême gauche de cet espace, à l’instar de militantes comme Gisèle Halimi, fondatrice du mouvement « Choisir » et proche du PS . Le cas du PS est en ce sens particulièrement représentatif des rapports ambivalents des féministes aux organisations politiques, car le parti « s’est positionné depuis la décennie 1970 comme le principal porte-parole des revendications féministes dans l’arène électorale, et a donc favorisé, plus que d’autres organisations partisanes, l’essor de ces revendications en son sein. » Les mobilisationsféministes des années 1980 sont ainsi marquées par une multipositionnalité des militantes féministes ainsi qu’une tendance à l’institutionnalisation de la cause des femmes dans un contexte d’ouverture des opportunités politiques, à travers une politique dont le style, les rhétoriques et les objectifs se distinguent nettement de ceux des mouvements des années 1970, plutôt caractérisés par une tendance à l’autonomisation.
Si la présence du MLF comme acteur politique revendiquant la monopolisation des voix féministes avait dans un premier temps offert aux féministes du PS une fenêtre d’opportunités politiques leur permettant d’exprimer leurs revendications dans une stratégie d’intégration , onobserve une nouvelle tendance à l’extériorisation des luttes à partir du milieu des années 1980. La consolidation du « féminisme d’Etat » dans un contexte d’ouverture accentuée par la configuration politique des années 1970 laisse ainsi place à un certain repli de cette tendance, dans le prolongement de l’affaiblissement politique du MLF au début des années 1980. L’appareil politique se ferme progressivement aux demandes féministes, marquant une fermeture des opportunités politiques : en 1988, le ministère des droits de la femme n’est pas renouvelé. Cette nouvelle configuration entraîne un changement de stratégie chez certaines militantes féministes du PS, qui déplacent petit à petit leur contestation à l’extérieur du parti. Ce mouvement d’extériorisation se cristallise autour de la question de la représentation politique des femmes après 1985, et autour du mouvement pour la parité dans les années 1990. Ainsi, de nouvelles associations sont créées par des militantes du PS, comme « l’Assemblée des femmes » fondée à l’initiative d’Yvette Roudy en 1992.
Cette association, ayant pour objectif de construire un agenda féministe à l’extérieur du parti, se revendique « apolitique », et recrute à la fois des militantes issues de différents partis situés à gauche de l’espace politique et des femmes issues de la « société civile », en particulier du tissu associatif de la cause des femmes. Cependant, elle entretient un rapport ambigu au PS, car elle affirme sa solidarité avec le parti, et parce qu’elle reste composée en grande partie de militantes du PS. De manière générale, la tendance des mobilisations féministes des années 1980-1990 est donc à l’extériorisation, celle-ci étant liée à la transformation des conditions de réception des revendications au PS depuis les années 1970. Les contextes politiques semblent donc déterminer le cadre institutionnel des mobilisations féministes, et leur tendance ou non à l’autonomisation : en ce sens, il convient de tenir compte des transformations propres à l’univers partisan. La logique d’autonomisation du mouvement social, telle qu’analysée par Lilian Mathieu , est en effet liée à une autre autonomisation, celle du champ politique partisan – comme on a pu le voir dans le cas du PS – qui entraîne un effet de clôture vis-à-vis des « profanes ».

La constitution d’une nouvelle génération de militantes féministes

Dans quelle mesure le contexte politique et social a-t-il influencé l’émergence d’un nouveau cycle de mobilisations féministes, et quelles conséquences cela a-t-il eu sur la création d’Osez le féminisme ? Les conditions de possibilité de cette nouvelle « vague » sont à replacer dans un environnement sociétal particulier. En effet, le début du XXIe siècle a été marqué par une importante crise économique mondiale, entraînant une dégradation des conditions de vie des populations précarisées, touchant ainsi directement les femmes . Celles-ci voient leur acquis mis à mal, notamment en ce qui concerne l’accès à l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Face à ce recul en matière des droits des femmes, un nouveau mouvement social se met en place : la CADAC (Coordination des Associations pour le Droit à l’Avortement et à la Contraception) est créée en octobre 1990 par des féministes « historiques » des années 1970 issues de la tendance « lutte des classes », afin de répondre aux attaques de plus en plus fréquentes des groupements antiavortement. Ce nouveau cycle de contestation féministe signe son acte de naissance le 25 novembre 1995, date à laquelle est organisée la plus grande manifestation féministe unitaire en France depuis la fin du MLF, rassemblant 40 000 personnes dans la rue. C’est dans cette dynamique qu’est fondé le Collectif National pour les Droits des Femmes (CNDF) le 24 janvier 1996, regroupement unitaire d’associations féministes, de syndicats et de partis politiques destiné à perpétuer l’union engagée La vague de mobilisation de 1995 intervient donc dans un contexte de fermeture des opportunités politiques. En effet, le retour de la droite aux affaires entre 1993 et 1997, dont les politiques familiaristes et la flexibilisation du marché du travail atteignent de plein fouet les femmes, symbolise un « retour à l’ordre moral » , qui contribue à replacer la question des droits des femmes sur le devant de la scène politique et médiatique. Le féminisme devient dès lors le symbole universel d’un combat contemporain contre les discriminations économiques et sociales. A cet égard, la mise en avant de la lutte contre la précarité et les inégalités salariales permet de remettre en cause l’analyse de Ronald Inglehart sur le postmatérialisme qu’incarneraient les nouveaux mouvements sociaux. En effet, selon l’auteur américain, la satisfaction des besoins matériels de base pour l’essentiel de la population dans les sociétés occidentales déplacerait les demandes vers « des revendications plus qualitatives de participation, de préservation de l’autonomie, de qualité de vie, de contrôle des processus de travail ». Ainsi, émergeraient au sein des nouveaux mouvements sociaux de nouveaux enjeux tournant pour l’essentiel autour des questions d’identité et de styles de vie, accompagnés d’un déclin des revendications plus économiques et matérialistes. Or, l’analyse de l’émergence d’une « nouvelle » vague de féminisme permet là-encore de remettre en cause l’idée d’une rupture totale entre « nouveaux » et « anciens » mouvements sociaux. En effet, le poids des années de crise, le chômage ont contribué à redonner force aux revendications « matérialistes » : Olivier Fillieule a pu ainsi démontrer, au terme d’une enquête sur l’activité manifestante dans laFrance des années 1980, que les mobilisations à visée « matérialiste » – à savoir les emplois, les salaires, ou encore le social – demeurent la composante dominante des activités contestataires. Si les revendications « symboliques » sont également présentes dans les mouvements féministes de la fin du XXe siècle, notamment à travers la valorisation des questions identitaires, les conditions de vie économiques des femmes sont au premier plan des demandes de cette « nouvelle » génération de militantes.
La mobilisation féministe de novembre 1995 incarne ainsi, dans un contexte de remise en cause des acquis en matière de droits des femmes, une dynamique renouvelée du mouvement social, ceci d’autant plus qu’elle intervient après des années de « féminisme d’Etat » qui avaient été considérées, notamment dans les médias, comme un repli du mouvement. En effet, les années 1985-95 avaient vu l’émergence de groupes d’intérêt cherchant à peser institutionnellement sur l’élaboration des politiques publiques, à l’image du Collectif féministe contre le viol fondé en 1985, marquant un déclin de l’activisme féministe à travers la réorientation du répertoire d’action. De plus,des victoires juridiques historiques en faveur des droits des femmes avaient marqué le mandat présidentiel de François Mitterrand, comme le remboursement de l’IVG par la Sécurité sociale en 1982, l’égalité professionnelle entre hommes et femmes en 1983, ou encore l’usage du nom patronymique de la mère en 1985, entraînant un certain repli des luttes féministes. Ainsi, après une période de reflux du mouvement social, le changement de contexte politique et social inverse la tendance : à partir de 1995, une « nouvelle » génération de militantes organise la restructuration du mouvement féministe autour de nouvelles thématiques comme la parité, l’intégration ou encore la lutte contre les violences faites aux femmes, dans un contexte de plus en plus multiculturel. De nouveaux mouvements voient le jour : les Pénélopes (1996), Pro-choix (1997), Mix-Cité (1997), Chiennes de Garde (1999), ou encore Ni Putes Ni Soumises (2003). Le succès que ces organisations connaissent à l’orée du XXIe siècle incite dès lors d’autres groupes à entrer à leur tour dans le jeu protestataire pour y défendre leurs revendications propres, comme en témoigne l’émergence de nouveaux mouvements au cours des années suivantes: en 2008 est créé le groupe d’action féministe « La Barbe ! », puis « Osez le féminisme ! » en 2009. Ainsi, le lancement de ce nouveau cycle de mobilisation permet d’appréhender le mouvement féministe comme une « zone d’évaluation mutuelle », à savoir un espace interdépendant en évolution constante, qui relie les différents groupes. En effet, le succès des mobilisations féministes des années 1995-2000 déclenche une ouverture des opportunités politiques telle que perçue par les actrices, qui va entraîner l’émergence de nouveaux groupes . A cet égard, Lilian Mathieu montre que « [l]’interdépendance qui relie les différents mouvements n’est jamais figée, mais en évolution constante, ce qui explique que certaines causes puissent conjoncturellement apparaître comme davantage « porteuses », « avant-gardistes » ou légitimes […], voire devenir de véritables points de référence, en fonction desquels les autres mobilisations tendent à élaborer leurs anticipations et stratégies ». De même, les opportunités politiques sont toujours situées, relatives à un contexte particulier, et relèvent en ce sens de« l’interprétation que les acteurs se font de la détermination et des intentions de leur adversaire ».

Une organisation unitaire ?

La place centrale acquise par Osez le féminisme dans le mouvement social permet dès lors de rappeler que le mouvement féministe constitue un espace de lutte non unifié : « [c]haque position occupée au sein de l’espace des mouvements sociaux est définie par un ensemble de propriétés pertinentes, telles que l’importance des ressources matérielles et des effectifs de l’organisation considérée, son histoire (et donc éventuellement sa légitimité, retirée de son ancienneté et des « grandes victoires » qu’elle a pu remporter dans le passé), son inspiration idéologique, religieuse ou philosophique, son recrutement social ». L’espace du féminisme est donc le lieu de tensions entre diverses tendances féministes qui luttent entre elles pour obtenir le monopole de la représentativité du mouvement. Osez le féminisme est ainsi devenue, de par la place importante qu’elle a acquise au sein de cet espace, l’objet de rivalités internes pour le leadership. Ces tensions se sont en particulier cristallisées au moment de l’organisation des Féministes en Mouvements (FEM) en juillet 2011. Ce collectif de 45 associations féministes, né lors de journées d’été le 2 et 3 juillet 2011 à Evry, a été créé à l’initiative de Caroline de Haas. A la suite de la création d’Osez le féminisme, celle-ci avait en effet souhaité poursuivre cette nouvelle dynamique de rassemblement en organisant des journées d’été des jeunes féministes en 2010, auxquelles avaient notamment participé Mix-Cité, les jeunes du Planning familial et de Femmes solidaires, afin de faire émerger une force politique capable de peser sur le champ partisan :« Donc ça c’est OLF, et on organise cette rencontre pour ça – parce que nous on savait très bien que si on allait voir les assos avec juste OLF c’était bien parce qu’on commençait quand même à être reconnues comme une asso jeune, dynamique etc., mais c’était pas suffisant en termes de légitimité.Alors que là à la sortie de l’AG on sort avec un texte qui est voté par 20 assos de jeunes féministes,donc en termes de poids ça n’a plus rien à voir.»

Carrières militantes et socialisation politique à « Osez le féminisme ! »

Saisir le cadre institutionnel de la socialisation militante à Osez le féminisme invite, dans un deuxième temps, à s’intéresser aux logiques de recrutement des individus engagés dans l’association. En croisant les logiques institutionnelles et individuelles, la notion de carrière permet de penser l’engagement militant comme un processus au cours duquel des activités deviennent progressivement pensables et réalisables.
Afin de prendre en compte les modalités d’acquisition de savoir-faire et de savoir-être spécifiques à OLF, le choix du paradigme interactionniste implique de prendre en compte à la fois les prédispositions au militantisme, le passage à l’acte et les formes différenciées et variables dans le temps prises par l’engagement. En s’attachant à des agents diversement engagés dans la carrière, la démarche propose ainsi d’appréhender la socialisation secondaire en train de se faire. Quelles sont les conditions de possibilité de la création d’un « habitus militant », durable et transposable, à travers ce processus ? Dans quelle mesure le « style » de militantisme proposé par OLF conditionne des modalités d’acquisition de capital militant inégales ? Nous étudierons dans un premier temps le rôle des instances de socialisation politique dans la propension des agents à occuper une place dominante dans le groupe, avant de s’intéresser aux processus d’apprentissages militants diversifiés au sein de l’association.

Dispositions au militantisme et socialisation au métier politique

Des dispositions sociales préalables chez les « cadres » de l’association

Mercredi 18 janvier 2012, 19h30 : je me rends au Planning familial du onzième arrondissement à Paris afin de rencontrer les militantes d’Osez le féminisme. Cette réunion plénière est l’occasion pour moi de découvrir le mode de fonctionnement de l’association à travers le déroulement de la soirée et le lancement de la nouvelle campagne « Egalité 2012 » dans le cadre de l’élection présidentielle. En entrant dans la salle, je suis d’abord surprise par la centaine de personnes venues assister à la « plénière » ; parmi celles-ci, quelques hommes sont présents. Je constate une moyenne d’âge plutôt jeune, puisque la plupart ont entre 25 et 30 ans. Lorsque la réunion débute, j’observe une organisation très cadrée, de la disposition de la salle aux temps de parole. En effet, l’espace est divisé en deux, à savoir la « salle », qui écoute les interventions, et la table des intervenantes, qui voit se succéder une à deux militantes venues présenter un point de l’ordre du jour. Un temps de discussion avec la « salle », d’une vingtaine de minutes, est réservé à la fin de la plénière. Le déroulement de cette dernière met en avant une prise de parole réglementée, où les différentes interventions sont plus ou moins préparées à l’avance. Ce cadre révèle également un « noyau dur » de militantes, composé des porte-parole et des militantes du « bureau » les plus actives, qui prennent la parole de manière quasi-exclusive tout au long de la soirée, et organisent les temps d’échange avec le reste du groupe. C’est d’ailleurs vers ces militantes que je me dirige pour me présenter et solliciter des entretiens lors de cette première rencontre. L’observation des interactions entre militant-e-s ainsi qu’un sentiment, à la fin de la plénière, d’un manque de liberté d’expression m’invitent dès lors à m’interroger sur les propriétés sociales des individus engagés à OLF, ainsi que sur les modalités de prise de pouvoir au sein d’une organisation à forte division du travail interne. Les entretiens avec plusieurs militantes de ce « noyau dur », autrement dit les « cadres » de l’association, m’ont permis de relier dispositions au militantisme, logiques individuelles de l’engagement et position « dominante » dans le groupe.

La multi-adhésion comme facteur d’accumulation de capital militant

Si l’analyse des trajectoires des enquêtées permet de saisir les déterminants sociaux de l’entrée dans la carrière féministe, il convient de prendre en compte les expériences – en particulier militantes – afin de compléter celle des seules dispositions. En effet, l’acquisition de « capacités à faire » peut être prolongée par un engagement dans une organisation de jeunesse d’un parti, donnantaccès à des compétences pratiques acquises « sur le tas », dans et par la conduite des luttes. Parmi les militantes du « noyau dur » d’OLF, la plupart sont passées par une organisation partisane avant de s’engager dans le féminisme. Elles se caractérisent par leur multi-adhésion : quatre d’entre elles ont milité ou militent encore au Mouvement des Jeunes Socialistes (MJS) et/ou au PS, trois à l’UNEF. Si le PS apparaît comme dominant, c’est parce que les cofondatrices de l’association ont étérecrutées dans le réseau militant de Caroline de Haas, alors secrétaire générale de l’UNEF.
Le passage par une organisation de jeunesse telle que le MJS ou par un syndicat étudiant a constitué, pour la plupart, un premier engagement militant. Entrepris au cours du parcours universitaire, cet engagement leur a permis d’accumuler du capital militant « sur le tas ». En effet, c’est dans ces organisations qu’elles ont appris à rédiger des tracts, à organiser une manifestation, ou à argumenter pour défendre leurs idées politiques, dans le prolongement de leur capital scolaire. Ces apprentissages pratiques au sein du champ partisan ont ensuite été transférés dans l’organisation féministe, comme l’indique Caroline de Haas :
-Et au niveau des modes de fonctionnement y’a quand même des choses que tu as importées de l’UNEF, ou de tes précédents engagements militants ?
-Pff, d’abord l’organisation, le fait d’être très efficace sur Internet etc., et pis surtout la gestion des gens, c’est-à-dire le fait de… Quand t’es responsable d’une association, enfin en tout cas moi c’est comme ça que je vois les choses, ton premier objectif avant toute chose c’est que les gens se sentent bien.Donc ça veut dire à la fois leur laisser de l’espace, parfois ils veulent plus d’espace et y’en a paspour eux eh ben les gérer, gérer les frustrations, gérer les colères, gérer les mauvaises ententes,gérerl’enthousiasme, parfois y’a trop d’enthousiasme donc faut aussi tempérer, bon tout ça faut le gérer. Et ça ouais je pense que je l’ai apporté de l’UNEF. Et après y’a vraiment beaucoup de choses que j’ai découvertes à OLF, en termes d’orga toute bête, mais la création des formulaires, des listes de diffusion, tout ça on utilisait pas ça à l’UNEF. Alors oui y’a un truc tout bête que j’ai apporté c’est les rappels :ça c’est assez rigolo, c’est Julie Muret, qui est l’une des porte-parole aujourd’hui, un jour elle dit « c’est quand même lourd de faire des rappels » – parce qu’avant chaque réunion, maintenant elles le font plus je crois, mais avant chaque réunion avant au début pour qu’il y ait du monde on rappelait tout notre fichier. Et y’a eu un moment où y’avait 500 personnes à rappeler, donc c’était un truc de frappé. Résultat on était 150 en réunion ! Parce que quand tu rappelles quelqu’un t’as beaucoup plus de chances qu’il vienne à ta réunion, parce qu’il le marque dans son agenda etc. Et y’a eu un jour – à l’époque on devait être 30-40 en réunion, Julie dit « pff c’est lourd les rappels ». Pis la fois d’après on n’a pas le temps, on s’organise mal, on fait pas les rappels. Et y’en a eu 10 [personnes présentes à la réunion]. Et à la sortie je dis « t’as vu Julie ». Elle me dit « ah ouais ».
Les rappels, effectués par sms ou e-mail avant les réunions, sont représentatifs de savoir-faire pratiques acquis au cours d’engagements précédents et transférés « par imitation » au sein de l’association, tout en étant transmis aux militantes qui, comme Julie, n’avaient jamais milité auparavant. Pour cette militante encartée à Europe Ecologie-Les Verts, les organisations partisanes sont de véritables instances de formation à des compétences pratiques :

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Table des matières
Remerciements
Introduction : Pour une analyse des processus de socialisation politique dans les mouvements féministes
Pour un décloisonnement de l’objet:le renouvellement récent des études sur les mobilisations féministes
« La Barbe ! » et « Osez le féminisme ! », deux organisations représentantes d’un « renouveau » du féminisme
L’engagement comme processus : une approche par les « carrières » militantes
Méthode qualitative et rapport à l’objet
Première partie : Les conditions institutionnelles de la carrière militante à « Osez le féminisme ! »
A) « Reprendre le flambeau » : un renouveau du féminisme ?
1. Un contexte d’autonomisation du mouvement social
2. La constitution d’une nouvelle génération de militantes féministes
B) « Osez le féminisme ! », une organisation centrale dans l’espace du féminisme
1. Une entreprise de sensibilisation au féminisme
2. Une organisation unitaire ?
Deuxième partie : Carrières militantes et socialisation politique à « Osez le féminisme ! »
A) Dispositions au militantisme et socialisation au métier politique
1. Des dispositions sociales préalables chez les « cadres » de l’association
2. La multi-adhésion comme facteur d’accumulation de capital militant
3. Caroline de Haas, une fondatrice « charismatique »
B) Des processus de socialisation inégaux selon les militant-e-s
1. Une instance de socialisation politique : façonnement organisationnel et formation d’un habitus
militant
2. Le difficile équilibre entre « efficacité » et « démocratie participative » : les déterminants sociaux de la prise de pouvoir dans le groupe
Troisième partie : Les conséquences biographiques d’un engagement féministe politisé
A) « Rétributions » symboliques et conséquences biographiques de l’engagement
1. Une sociabilité de plus en plus exclusive, qui offre un nouvel « espace des possibles » dans la trajectoire biographique des militant-e-s
2. Des possibilités inégales de reconversion du capital militant
3.De la carrière féministe à la carrière politique : l’ « attachement à la politique »
B) Des facteurs biographiques et/ou politiques d’ « exit », liés aux interactions militantes dans le groupe
1. Epuisement des rétributions, perte de sens idéologique et transformation des relations de
sociabilité
2. Des tensions relationnelles et politiques fréquentes pouvant conduire à la « voice » et à l’ « exit »
Conclusion
Bibliographie
Table des matières
Annexes

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