Le contexte de Mayotte, dans toute sa particularité et ses spécificités, soulève de nombreuses interrogations, notamment au regard des conséquences sur sa jeunesse. Les problématiques socio-économiques, migratoires et historiques sont source de nombreuses tensions dans l’île, qui a vu se créer au fil du temps une catégorie sociale bien particulière : les mineurs isolés. C’est pourquoi mon étude vise à interroger et examiner les contours de cette population, encore fort méconnue, ainsi que ses diverses modalités d’existence et de pérennisation au sein de la société mahoraise. En effet, comment émerge une telle catégorie et surtout comment la définir ? Qui sont ces mineurs ? Quelles sont leurs caractéristiques à Mayotte, où leur présence semble cristalliser de nombreuses tensions et interrogations ? De quelle manière se met en œuvre cette situation d’isolement et en quoi est-elle spécifique ici ?
Davantage qu’une simple définition de cette population, je m’interroge sur les différents enjeux qui gravitent autour de leur présence et donc sur la place qu’ils tendent à occuper dans cette société, face aux représentations collectives des habitants de l’île. En effet, d’un point de vue anthropologique, il est aussi nécessaire que pertinent d’arriver à comprendre et à saisir la place qui est assignée au groupe social étudié et celle que ce dernier pense occuper ; quelles sont les différentes considérations à leur égard ? Dans quelle mesure la perception de leur situation affecte-t-elle leur insertion dans et par la société ? Et parce que leur condition de minorité impose une protection de fait et contre toute situation de danger, il est question de se demander dans quelle mesure les mineurs isolés de Mayotte sont pris en charge. Quelles sont les modalités mises en œuvre pour subvenir à leurs besoins et pallier aux carences qui les affectent ? Dans quelle mesure les dimensions politique et migratoire conditionnent-t-elles ces prises en charge et quelles sont les conséquences sur l’exercice des droits des enfants ?
Caractéristiques des mineurs isolés à Mayotte
Profils et définitions
Avant tout développement du propos il me paraît nécessaire d’expliciter la notion de « mineurs isolés », afin de la définir et de la comprendre ; il convient en effet de saisir toute la particularité déjà inhérente à la catégorie, la replaçant dans une perspective nationale, avant d’embrasser toutes les spécifiques de Mayotte. Un contexte historique, culturel et politique régional qu’il faut connaître pour mieux saisir tous les enjeux qui gravitent autour de cette jeunesse particulière et pour le moins méconnue.
Les mineurs isolés : une indéfinition juridique liée à des terminologies diverses
Le cadre de protection juridique pour les enfants est régit par la Convention Internationale relative aux droits de l’enfant (CIDE) de 1989 ; elle est le principal instrument utilisé dans le domaine de la protection des droits de l’enfant et le plus ratifié au monde . Cette Convention constitue la norme universellement reconnue concernant les droits de tous les enfants, y compris les enfants migrants et isolés. Son essence même se décline en quatre principes généraux :
– Le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant (article 3), qui sous-tend l’ensemble de la CIDE. Il stipule que « dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale » (par. 1). Les décisions prises en faveur de ce public doivent être avant tout guidées par le souci de la protection des intérêts de chaque mineur.
– Le principe de non-discrimination (article 2), en vertu duquel tous les droits s’appliquent à « tout enfant relevant de [la juridiction des États parties], sans distinction aucune » (par. 1). Il est important de préciser que ce principe englobe l’interdiction de toute discrimination pour des motifs de nationalité, de statut d’immigration ou d’origine. Les enfants doivent aussi être protégés contre la discrimination ou des sanctions dues à la situation de leurs parents, de leurs représentants légaux ou des membres de leur famille (par. 2). En outre, ce principe doit être pleinement appliqué et respecté dans n’importe quelle politique, décision ou action liée aux mineurs, indépendamment de toute considération : « ce principe interdit en particulier toute discrimination fondée sur le fait qu’un enfant est non accompagné ou séparé, réfugié, demandeur d’asile ou migrant ».
– Le droit de l’enfant à la vie, à la survie et au développement (article 6). Il s’agit d’offrir au mineur les meilleures conditions de vie possibles en lui assurant le droit à la santé, à un niveau de vie suffisant, à l’éducation, aux loisirs et en le protégeant contre la violence ou la maltraitance.
– Le droit de tous les enfants de participer aux décisions qui les concernent (article 12) est présent dans chacune des dispositions de la Convention, en vertu du principe qui veut que l’enfant soit un sujet actif et acteur. La CIDE affirme clairement que les enfants doivent pouvoir exprimer leurs opinions et être entendus dans le cadre de toute procédure les concernant.
En outre, selon l’article 20 tout enfant temporairement ou définitivement privé de son milieu familial a droit à une protection et une aide spéciale de l’État dans le cadre de la législation nationale (placement dans une famille d’accueil, kafalah , adoption ou placement dans un établissement).
La Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant s’applique donc à tous les mineurs, sans distinction aucune ; tous les articles étant par ailleurs interdépendants. Bien que cet instrument ne prévoit pas de disposition s’appliquant directement aux mineurs isolés, il est largement admis que la CIDE les concerne dans la mesure où ils sont d’abord considérés comme des enfants et protégés comme tels. En outre, compte tenu de ses obligations juridiques internationales, la responsabilité d’appliquer ce principe incombe avant tout à l’État, qui, dans le cadre du système de protection de l’enfance, doit recourir à des procédures appropriées pour examiner l’intérêt supérieur de l’enfant et ainsi déterminer la meilleure solution possible. D’autant plus que les mineurs amenés à vivre dans un État ou admis à y résider de manière permanente doivent pouvoir bénéficier de leurs droits fondamentaux ; que ce soit le droit à la scolarisation , au regroupement familial ou encore à la vie privée. Et le respect de ces droits dépend dans une large mesure de la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant.
En outre, il est intéressant d’aborder dans cette partie le fait qu’il existe dans la littérature mais aussi dans un certain nombre de discours une tendance lourde, qui consiste à définir les mineurs isolés comme des sujets extrêmement vulnérables. Une forme de précarité engendrée par les épreuves endurées tout au long du parcours migratoire et à l’arrivée dans le pays d’accueil, mais aussi par les carences en terme de reconnaissance et de possibilité d’exercice de leurs droits fondamentaux. Des situations auxquelles doivent faire face les mineurs dépourvus d’accompagnant, souffrant d’un manque de repères et de stabilité émotionnelle.
Le mineur exilé : une figure plus sociétale que politique
En 2002, ce sont les guerres, les conflits ethniques, les activités politiques dissidentes des proches ou encore l’appartenance à un groupe social minoritaire et discriminé qui conduisent des jeunes à se réfugier en France. En 2012, si ce sont toujours les mêmes circonstances qui conduisent aux déplacements des populations, des facteurs socio-culturels entrent en jeu, étant à l’origine de bon nombre de départs (mariages forcés, excision, accusations de sorcellerie, extorsion de fond etc..), notamment des enfants, qui sont les victimes collatérales. À leur sujet, les professionnels évoquent des vécus traumatiques liés à la séparation, souvent brutale, d’avec les parents ; ces jeunes sans repères sont d’abord demandeurs de protection, avec des problématiques psychiques difficiles à gérer pour les acteurs de terrain. D’autres ont eu des parcours plus autonomes et très longs avant d’arriver en France ; aussi, s’ils apprécient de pouvoir s’y poser et se reposer, ils sont moins enclins à être accueillis sur le long terme dans une structure collective, trop contenante pour eux. Les exilés apparaissent souvent comme étant les mieux lotis, au vu de la légitimité de leur émigration/exil ; la protection pour ces mineurs apparaît évidente, perçus comme « l’idéaltype » du mineur isolé puisqu’ils n’ont pas de famille, ni ici ni même ailleurs et qu’ils vont demander l’asile en France (Etiemble, 2008).
Les figures du mineur mandaté : le travailleur, l’étudiant, l’initié
Les mineurs mandatés-travailleurs sont incités à se rendre en Europe par leurs proches ou leur « communauté villageoise » pour les soutenir économiquement ; ils ambitionnent de travailler rapidement, souvent illégalement. Soutenus par les attentes de leur groupe et poussés à réaliser leur objectif, ces mineurs sont moins demandeurs de protection. Le mandaté-étudiant envisage quant à lui le dispositif de protection comme l’espace idéal pour réaliser son projet de départ, mettant en avant son isolement et son désir de faire des études. Son projet est d’acquérir un métier, impossible à concrétiser dans son pays du fait du coût ou des discriminations. Ces mineurs sont souvent originaires de pays francophones africains, et plus fréquemment de sexe féminin. Pour le mandaté-initié, la migration s’apparente à un rite de passage traditionnel de l’enfance à l’âge adulte, à l’image de ce qu’ont vécu les pères et les aînés avant eux
Le mineur-exploité : une figure plus féminine
En 2002, le profil des « exploités » rend compte d’une émigration à des fins d’exploitation (prostitution, vol forcé, travail clandestin..), organisée dès le départ du pays d’origine. En 2012, les acteurs de terrain constatent que ce profil s’est davantage féminisé concernant ces situations d’exploitation, notamment à travers le cas de jeunes Africaines inscrites dans la prostitution .
Le mineur-fugueur et ses figures : le primo-fugueur, le fugueur-réitérant
Le primo-fugueur se retrouve sur le territoire français après s’être émancipé de façon radicale de sa famille en quittant son pays d’origine. Or, une fois en France, il accepte généralement sans problème les prises en charge proposées. Mai le fugueur-réitérant est beaucoup moins stable, réticent face à toute forme de protection « trop cadrée » ; il fuit ainsi systématiquement les structures d’accueil dans lesquelles il est placé.
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Table des matières
Introduction
I) Caractéristiques des mineurs isolés à Mayotte
A) Profils et définitions
1) Les mineurs isolés : une indéfinition juridique liée à des terminologies diverses
2) Typologies
3) Le contexte de Mayotte, une aide à la compréhension du phénomène
4) Profils des mineurs isolés de Mayotte
B) Mineurs, migration et conséquences
1) Parcours migratoires
2) Les mineurs, à la fois acteurs et victimes de la migration
3) Une structure familiale mise à mal
4) Les motivations de départ
C) Un isolement spécifique à Mayotte
1) La politique migratoire : cause principale de l’isolement
2) Vers un double isolement des mineurs
3) Une spécificité résolument régionale
II) Quelle place pour les mineurs isolés dans la société mahoraise ?
A) Politiques d’intégration et difficultés
1) Politique migratoire, droits des enfants et action sociale
2) Difficultés d’accès aux services publics et aux droits
3) L’intégration par l’école : une nécessité à promouvoir
B) Comportements et stratégies de survie des mineurs isolés à Mayotte
1) Vie dans la rue et bidonvilles
2) Mineurs et insécurité
3) La délinquance, une violence sociale somatisée
C) Perceptions et représentations
1) Un climat délétère
2) Le mineur isolé : nouvelle figure contemporaine de l’immigré
3) Face aux soupçons, des projets d’avenir compromis
III) La prise en charge des mineurs isolés à Mayotte
A) Les différents modes de prise en charge
1) Une prise en charge institutionnelle
2) Du côté associatif
3) Le cadre familial et communautaire : une prise en charge traditionnelle
4) Le rôle des travailleurs sociaux dans ces prises en charge
B) Dysfonctionnements institutionnels et manquements aux droits des enfants
1) Une prise en charge limitée par un manque de moyens
2) Les problématiques du placement en famille d’accueil
3) Vers d’autres types de manquements aux droits
4) Les travailleurs sociaux face aux difficultés
Conclusion
Annexes
Bibliographie