La cholécystectomie par cœlioscopie est une des plus fréquentes interventions de chirurgie digestive. En France, elle a été pratiquée plus de 111 000 fois en 2017 selon les données du Programme de médicalisation des systèmes d’information (PMSI). Elle est le traitement de choix de la lithiase vésiculaire symptomatique et plus récemment, recommandée dans le traitement de la cholécystite aiguë lithiasique (1). Depuis la première cholécystectomie par cœlioscopie effectuée en mars 1987 par Philippe Mouret (2), nombre de règles de prévention n’ont cessé de tenter d’en diminuer ses complications (3). Pourtant, la plaie de la voie biliaire principale (VBP) reste une complication encore trop fréquente, entre 0,1 et 0,4 % au cours d’une cholécystectomie par cœlioscopie (4). La morbidité associée à cette lésion et ses conséquences peuvent s’avérer dramatiques (5,6).
La réduction des plaies de la VBP est devenue un enjeu de santé publique, il devient inacceptable qu’en 2018, une cholécystectomie pour lithiase vésiculaire aboutisse en une transplantation hépatique (7,8). La cause de la plaie n’est malheureusement pas toujours identifiée (9) mais de nombreux facteurs de risque ont été établis : liés à l’anatomie (10), au patient (11–13), à la pathologie vésiculaire (14,15), à la technique opératoire (16,17) et au chirurgien lui‐même (18,19). Le chirurgien digestif a dû également se plier aux effets de mode et aux exigences de patients toujours plus en demande d’abords mini‐invasifs et à ses contraintes (20). Malgré une meilleure maitrise et diffusion de la cœlioscopie depuis ces trente dernières années, passant par un apprentissage courant durant l’internat (21) et une amélioration du matériel (3D, full HD, 4K …), la technique a ses limites. Les instruments de cœlioscopie tendent à être le prolongement des mains du chirurgien mais n’en restent pas moins un intermédiaire matériel, qui ne remplacent pas un toucher expérimenté. À la différence d’une laparotomie où souvent seul le chirurgien a un accès à la zone opératoire, la cœlioscopie passe par une image, projetée sur un écran, où tout œil peut se joindre à celui de l’opérateur. Ce « deuxième œil » cœlioscopique peut être bienveillant, rendant en apparence la technique plus sûre et le geste plus prudent grâce notamment à la capture d’images. À l’inverse, le regard peut être critique et réprobateur, amenant le chirurgien à des mécanismes de défense en accélérant son geste, en tentant à tout prix sa cholangiographie et à avoir une influence d’insécurité sur l’intervention. Le chirurgien croit ce qu’il voit mais la faille existe lorsqu’il voit ce qu’il croit.
L’identification de la plaie, sa localisation anatomique et son mécanisme lésionnel vont conditionner intégralement sa prise en charge ultérieure. Il existe une quinzaine de classifications lésionnelles dont celle de Strasberg, présentée en Annexe 1, qui est l’une des plus communément employée et adaptée à la chirurgie cœlioscopique (22). La cholangiographie peropératoire (CPO) a une place décriée dans la littérature et il n’existe pas de consensus sur sa réalisation systématique. Certes, elle permet d’établir une cartographie précise de l’arbre biliaire et de dépister une lithiase cholédocienne mais sans pouvoir véritablement prévenir la plaie de la VBP. Si certaines études ne retrouvent pas d’intérêt à sa pratique systématique, avec au contraire une morbidité propre et une interprétation chirurgien‐dépendante (23–25), d’autres l’encouragent et rapportent une diminution du taux de plaie de la VBP lorsqu’elle est pratiquée (26,27). Le rétablissement de la continuité biliaire est l’objectif de la thérapeutique, qu’elle soit immédiate, précoce ou différée. Elle est souvent pluridisciplinaire, chirurgicale, endoscopique et/ou radiologique (28). La solitude du chirurgien contraste avec la multitude de stratégies à sa portée. Il est seul responsable, armé de ses compétences et de son expérience face à la survenue de la complication. Sa gestion délicate est particulièrement stressante et les options diagnostiques et thérapeutiques lourdes de conséquences. Notre étude s’intéresse, plus qu’à la technique de réparation en elle‐même, aux facteurs qui pourraient avoir une influence sur la prise de décision face à la survenue de la plaie biliaire.
Caractéristiques démographiques liées aux chirurgiens
Sur les 393 chirurgiens sollicités (dont 16% de chirurgiennes), 124 chirurgiens digestifs de la région Sud‐Est ont répondu à notre questionnaire, soit un taux de participation de 31,5% (Tableau 1). Les femmes ne représentaient que 23.4% de notre population mais elles avaient bien plus largement répondu que les hommes, à 46%. La population globale avait une moyenne d’âge de 47.7 ans et travaillait majoritairement entre 50 et 79 heures par semaine (66.1%), en clinique privée (35.5%). Une surspécialité concernait 71% d’entre eux : 25.8% de chirurgiens à orientation bariatrique (n = 32), 24.2% de chirurgiens colorectaux (n = 30), 0.8% de chirurgiens endocrinien (n = 1) et œsogastrique (n = 1), 17.7% de chirurgiens hépato‐bilio‐ pancréatiques (n = 22), et 1.6% de chirurgiens orientés dans les urgences et la traumatologie (n = 2). Les chirurgiens avaient en moyenne 4 à 5 demi‐journées opératoires par semaine et 46.8% effectuaient entre 50 et 150 cholécystectomies par cœlioscopie par an dont plus de 50% étaient réalisées en ambulatoire.
Afin de pouvoir comparer leurs réactions, nous avons regroupé les chirurgiens en cinq populations en fonction :
‐ de la survenue ou non d’une plaie dans leur carrière
‐ du sexe
‐ de leur expérience chirurgicale
‐ de leur surspécialisation
‐ et enfin de leur secteur d’activité.
Étude démographique en fonction de la survenue d’une plaie de la VBP
Dans notre enquête, 75.8% des chirurgiens ont rapporté la survenue d’au moins une plaie de la VBP dans leur carrière, soit 94 cas (Tableau 1). Il n’y avait pas de différence significative sur la survenue de plaie de la VBP selon que le chirurgien soit un homme ou une femme. La moyenne d’âge des chirurgiens ayant déjà commis une plaie était significativement plus élevée (48.3 ± 10.1 contre 37.8 ± 10.1, p < 0.001).
Les chirurgiens n’ayant pas rencontré de plaie étaient significativement ceux avec la plus faible expérience chirurgicale (moins de 6 ans) (56.5% versus 16% p < 0.001) et ceux exerçant en secteur public, précisément au CHU (53.3% versus 16% p < 0.001). Ils correspondaient également à ceux travaillant le plus, 73.4% à plus de 60 heures par semaine, contre 39.4% (p = 0.004). La survenue d’une plaie était significativement plus rapportée par les chirurgiens bariatriques (30.9%) et colorectaux (26.6%), en comparaison avec les chirurgiens spécialisés en hépatobiliaire (12.8%, p = 0.018). Parmi les chirurgiens rapportant une plaie, la proportion à réaliser un volume élevé de cholécystectomies (> 150 cholécystectomies par an) doublait par rapport à ceux réalisant un faible volume (< 20 cholécystectomies par an) (8.5% versus 3.2%). Néanmoins, il n’existait pas de différence significative sur la survenue d’une plaie en comparant le volume d’activité globale et d’ambulatoire, ni le nombre de demi‐journées opératoires.
Étude démographique en fonction du sexe
Les hommes étaient significativement plus âgés et exerçaient plus en secteur privé que les femmes (47.4% contre 17.2%, p = 0.004) (Tableau 2). Il n’y avait pas de différence significative concernant leur surspécialisation, même si les hommes avaient plus tendance à se spécialiser en chirurgie bariatrique que les femmes. Enfin, que le chirurgien soit un homme ou une femme, le temps de travail, le nombre de demi‐journées opératoires par semaine et le volume de cholécystectomies par cœlioscopie annuelles et ambulatoires, ne différaient pas.
Étude démographique en fonction de l’expérience
L’expérience était calculée à partir de l’année de doctorat, déterminant trois catégories : 32 chirurgiens avaient moins de 6 ans d’expérience, 66 chirurgiens entre 7 et 28 ans d’expérience et 26 chirurgiens avec plus de 29 ans d’expérience (Tableau 2). La médiane se situait entre 6 et 17 ans d’expérience. Ceux avec le moins d’expérience travaillaient majoritairement plus de 60 heures par semaine et en structure publique. Concernant les demi‐ journées opératoires, 2 à 3 étaient allouées aux chirurgiens ayant moins de 28 ans d’expérience, tandis que les chirurgiens de plus de 7 ans d’expérience avaient de 4 à 5 demi‐ journées opératoires. Les chirurgiens ayant plus de 5 demi‐journées étaient à la fois ceux avec la plus faible et la plus grande expérience chirurgicale (28.1% et 23.1% versus 7.6%, p = 0.046).
Étude démographique en fonction de la surspécialisation
Les catégories de surspécialisation distinguaient 32 chirurgiens à orientation bariatrique, 22 chirurgiens à orientation hépatobiliaire, 34 chirurgiens orientés vers une autre surspécialité (colorectale, endocrinienne, œsogastrique ou urgences ‐ traumatologie) et 36 chirurgiens n’ayant pas de surspécialisation (Tableau 2). Les chirurgiens à orientation bariatrique semblaient cumuler moins d’heures de travail hebdomadaire et pratiquer moins de cholécystectomies que les autres. Aucune différence significative ne ressortait dans les caractéristiques démographiques des chirurgiens selon leur surspécialisation.
Étude démographique en fonction du secteur d’activité
Notre population comptait 50 chirurgiens exerçant en secteur privé et 74 chirurgiens en secteur public (59.6%) regroupant les CHU, CH périphériques, HIA et ceux pratiquant une activité mixte (Tableau 2). Les chirurgiens du privé travaillaient significativement plus, 48% plus de 60 heures contre 32.4% dans le secteur public (p = 0.019) et avaient plus de 4 demi‐ journées opératoires à 72 % versus 48.7% (p = 0.03). Le plus grand volume de cholécystectomies annuelles était réalisé par le secteur privé dont plus de 75% d’entre elles en ambulatoire, 44% contre 17.6% dans le public (p = 0.008).
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Table des matières
INTRODUCTION
MATERIELS ET METHODES
1. Description de l’enquête
2. Description du questionnaire
3. Analyse statistique
RESULTATS
1. Caractéristiques démographiques liées aux chirurgiens
1.1. Étude démographique en fonction de la survenue d’une plaie de la VBP
1.2. Étude démographique en fonction du sexe
1.3. Étude démographique en fonction de l’expérience
1.4. Étude démographique en fonction de la surspécialisation
1.5. Étude démographique en fonction du secteur d’activité
2. État des lieux des pratiques chirurgicales de la cholécystectomie par cœlioscopie
2.1. Analyse des pratiques de la cholécystectomie par cœlioscopie en fonction de la survenue d’une plaie de la VBP
2.2. Analyse des pratiques de la cholécystectomie par cœlioscopie en fonction du sexe
2.3. Analyse des pratiques de la cholécystectomie par cœlioscopie en fonction de l’expérience
2.4. Analyse des pratiques de la cholécystectomie par cœlioscopie en fonction de la surspécialisation
2.5. Analyse des pratiques de la cholécystectomie par cœlioscopie en fonction du secteur d’activité
3. État des lieux des pratiques de la cholangiographie peropératoire
4. Attitudes chirurgicales en présence d’une plaie de la voie biliaire principale
4.1. Attitudes chirurgicales en fonction d’une plaie de la VBP déjà rencontrée
4.2. Attitudes chirurgicales en fonction du sexe
4.3. Attitudes chirurgicales en fonction de l’expérience
4.4. Attitudes chirurgicales en fonction de la surspécialisation
4.5. Attitudes chirurgicales en fonction du secteur d’activité
4.6. Analyse multivariée du risque de survenue de plaie de la VBP
5. Analyse du ressenti des chirurgiens au bloc opératoire
5.1. Évaluation de la prise de risque chirurgicale
5.2. Évaluation du niveau de stress
5.3. Évaluation de l’insatisfaction au bloc opératoire
DISCUSSION
1. Qu’en est‐il des caractéristiques démographiques ?
2. Qu’en est‐il des pratiques chirurgicales de la cholécystectomie par cœlioscopie ?
3. Qu’en est‐il des attitudes chirurgicales en présence d’une plaie de la voie biliaire principale ?
3.1. État des lieux de la prise en charge d’une plaie de la VBP peropératoire
3.2. État des lieux de la cholangiographie peropératoire
3.3. État des lieux de la prise en charge d’une plaie de la VBP postopératoire
3.4. État des lieux des plaies de la voie biliaire principale rapportées
3.5. État des lieux des poursuites judiciaires lors d’une plaie de la VBP
4. Qu’en est‐il du ressenti des chirurgiens ?
5. Limites de notre enquête
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES