Dans les études sur l’évolution des espèces sous l’effet de la sélection naturelle en milieu naturel, la connaissance des flux inter- et intra-populationnels est une composante importante de la compréhension de l’évolution des traits phénotypiques. La dispersion est l’un des principaux mécanismes qui façonnent l’évolution et la diversité génétique (avec la sélection, la recombinaison, la dérive et la mutation) et l’un des trois moteurs fondamentaux de la dynamique des populations (avec la reproduction et la mortalité). La dispersion est donc un thème majeur en écologie, en évolution et en biologie de la conservation.
Ce comportement peut être défini comme le déplacement des individus ou des propagules qui permet le transfert des gènes à travers l’espace (Ronce 2007). L’habilité des espèces à migrer et à disperser est une capacité qui intéresse les écologues depuis des décennies. Dans un livre co-édité en 2012, Clobert et ses collaborateurs donnent un aperçu très riche des études théoriques et empiriques sur les causes multiples et interactives de la dispersion, les liens entre la dispersion et d’autres traits d’histoire de vie, ainsi que les conséquences de la dispersion sur les individus et les populations (J. Clobert et al. 2012). On considère que quasiment tous les êtres vivants réalisent un événement de dispersion durant leur cycle de vie, de façon active ou passive (Holyoak et al. 2008). La dispersion se caractérise pour l’ensemble des espèces selon trois paramètres i) une probabilité de disperser ou non ii) un axe d’orientation, iii) une distance parcourue depuis le point origine (Paradis 1998).
La dispersion peut concerner deux moments différents de la vie d’un organisme. Lorsque la dispersion a lieu quand les juvéniles (individus émancipés) quittent leur lieu de naissance pour trouver leur lieu de première reproduction, cette dispersion est nommée « dispersion natale » ou « dispersion juvénile ». Lorsque cette dispersion a lieu entre deux évènements de reproduction successifs, elle est nommée « dispersion de reproduction » (Greenwood 1980). A habitat constant et sans évènement climatique majeur, les distances de dispersion de reproduction sont d’une manière générale moins importantes que les distances de dispersion natale (Paradis et al. 1998; Sutherland et al. 2000). Chez les oiseaux, cette différence s’explique par le fait qu’il est généralement moins coûteux en énergie de défendre un territoire de reproduction ré-utilisé année après année que de disperser pour en choisir un nouveau (Haas 1998). Cela s’explique par le fait que la connaissance du territoire permet i) d’exploiter toutes les ressources de celui-ci malgré des conditions climatiques variables ii) d’obtenir le statut quo avec les rivaux proches déjà connus.
La dispersion natale n’intervient qu’une fois puisqu’elle correspond à la distance parcourue par un individu depuis son lieu de naissance jusqu’à son lieu de première reproduction. C’est donc un évènement clé dans la vie d’un organisme.
Il y a trois étapes successives pour réaliser un évènement de dispersion natale (Ronce 2007; Jean Clobert et al. 2009)
– L’émigration : l’individu décide de quitter son lieu de naissance
– Le transfert : le ou les déplacements successifs entre le site de départ et le site d’installation finale
– L’immigration : l’arrivée de l’individu sur son site de première reproduction .
Pour chacune de ces étapes, les coûts et les bénéfices de la dispersion natale sont différents et liés à des facteurs spécifiques. Cela est évoqué par Paradis (1998) qui indique une complexité dans les éléments déterminant la dispersion. Un même facteur peut ainsi tantôt favoriser ou défavoriser des évènements de dispersion.
Je m’intéresse dans cette partie aux déterminants de la dispersion natale chez les oiseaux. Ces déterminants étant très différents pour des taxa éloignés, je me suis plus focalisé sur les modèles aviaires pour être au plus proche de mon modèle d’étude, mais j’étayerai mon propos de certains exemples non aviaires, citant notamment des études chez certains mammifères .
Il est à noter que bien que cette section s’intéresse aux déterminants de la dispersion natale, les différences individuelles de morphologie, de physiologie ou de personnalité peuvent aussi bien être la cause que la résultante de la dispersion.
Dès les années 1980, la différence de distance de dispersion natale en fonction du sexe est démontrée chez de nombreuses espèces aviaires. En général, ce sont les femelles qui dispersent plus loin que les mâles, comme indiqué dans une étude sur 22 espèces d’oiseaux de 11 familles ; seul chez deux espèces de palmipèdes les mâles semblent disperser plus loin (Greenwood 1980). Cette différence est ensuite confirmée chez 22 espèces de 14 familles d’oiseaux (Clarke, Sæther, et Røskaft 1997). Il est alors établi que chez les oiseaux, les individus dispersant le plus loin sont les femelles (Dobson 2013). A noter que ce phénomène concerne à la fois la dispersion natale et la dispersion de reproduction.
Les hypothèses pour expliquer cette différence entre sexes impliquent la nécessité qu’ont les mâles, de beaucoup d’espèces d’oiseaux, à défendre des territoires. L’obtention d’un territoire, que cela soit dans des leks, au sein d’une colonie ou sur un espace défini, est en effet souvent le prérequis nécessaire aux mâles pour s’accoupler. L’acquisition d’un territoire pour un mâle juvénile est souvent facilitée par la présence d’individus apparentés (Greenwood 1980). Il devient alors moins coûteux de défendre un territoire à proximité de celui de son géniteur que dans un environnement complètement nouveau. Le fait de connaître les individus voisins est aussi un avantage même s’ils ne sont pas génétiquement apparentés. L’établissement des rapports de hiérarchie entre individus connus permet d’éviter les conflits.
Cependant, il a été décrit que les femelles de canards sont plus philopatriques (qui retourne sur son lieu de naissance) que les mâles (Clarke, Sæther, et Røskaft 1997). Cela serait expliqué par le fait que les femelles ont plus d’avantages à avoir déjà connaissance de leur futur lieu de reproduction, pour élever les poussins, que les mâles. Les couples se formant sur les zones d’hivernage, Les femelles qui choisiraient le site de reproduction et conserveraient donc une distance de dispersion inferieure aux mâles qui les suivent. Néanmoins, une étude plus récente sur trois espèces de canards (Blums et al. 2003) tend à indiquer que les femelles qui nichent à proximité de leur lieu d’élevage n’ont pas un meilleur succès de reproduction que les autres. Plus le site de reproduction est favorable, meilleur est le succès de reproduction indépendamment de la distance parcourue (Coulton et al. 2011).
Chez la plupart des oiseaux, les distances de dispersion natale effectuées par les femelles sont donc plus élevées que chez les mâles pour lesquels un comportement philopatrique est sans doute plus bénéfique (Greenwood et Harvey 1982).
La condition corporelle est une variable bien étudiée en écologie et en évolution, souvent reliée à des composantes de la valeur sélective, comme l’investissement dans la reproduction, la survie, ou encore la charge parasitaire (A. J. Green 2001; Labocha, Schutz, et Hayes 2014). Elle est aussi un facteur qui pourrait influencer la distance de dispersion natale (J. Clobert et al. 2012). En effet, il y a une forte variation de taille ou de masse entre individus d’une même population. Cette variabilité phénotypique pourrait expliquer, au moins en partie, les différences de distance de dispersion entre individus d’une même population. Néanmoins d’une étude à l’autre la corrélation observée ne va pas dans le même sens. Certains auteurs montrent que ce sont les individus à la condition corporelle supérieure à la moyenne de la population qui parcourent les distances les plus importantes, explorent de nouveaux territoires et affrontent des individus en compétition intra et inter spécifique (Dufty et Belthoff 2001; Barbraud, Johnson, et Bertault 2003; Bowler et Benton 2005). Les individus à haute condition corporelle seraient de « meilleure qualité» et pourraient assumer les coûts engendrés par la dispersion. D’autres auteurs évoquent qu’au contraire, dans un contexte de compétition accrue, les individus les moins compétitifs et de plus faible condition corporelle évitent la compétition intra-spécifique en s’éloignant, ce qui engendre une corrélation négative entre condition corporelle et distance de dispersion, comme cela a été montré chez la musaraigne carrelet Sorex araneus (Hanski, Peltonen, et Kaski 1991) ou chez l’hirondelle rustique Hirundo rustica (Saino et al. 2014). Les individus de faible condition corporelle ne sont pas suffisamment compétitifs face aux congénères à plus forte condition corporelle qui préfèrent rester sur des zones connues offrant de meilleures chances de survie.
Une étude menée en Norvège sur la mésange charbonnière Parus major (Skaraas 2016) explore le lien entre masse et statut de dispersion pour les deux sexes. Cette étude révèle que seuls les mâles ont une différence de masse en fonction de leur lieu d’origine. Les mâles locaux, même s’ils ne présentent pas de différence de taille (aile / tarse) avec les immigrants, sont en revanche plus lourds que ces derniers. Une autre étude sur la relation entre masse et distance de dispersion montre que chez la crécerelle de Maurice Falco punctatus les femelles dispersant plus loin sont plus légères que les femelles philopatriques (Nevoux et al. 2013). Ainsi, pour ces deux espèces sédentaires, les individus de « meilleure qualité » sont moins dispersants mais ce résultat peut différer entre sexe.
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Table des matières
Chapitre 1 Introduction à la dispersion
1.1 Modalité de dispersion natale
1.2 Les déterminants de la dispersion natale
1.2.1 Facteurs intrinsèques
1.2.2 Environnement non social
1.2.3 Environnement social : lien entre densité, choix de partenaire et dispersion
1.2.4 Contexte génétique : héritabilité
1.3 Les conséquences de la dispersion natale
1.4 Méthodes d’étude de la dispersion chez les oiseaux
1.5 Problématique et objectifs
Chapitre 2 Le système d’étude
2.1 La mésange bleue
2.2 Le programme d’étude à long terme de la mésange au CEFE
2.3 Protocole de l’étude de la dispersion natale
2.3.1 Protocole dans les stations
2.3.2 Etude hors station
2.3.3 Synthèse des jeux de données disponibles
2.4 Les analyses statistiques pour les différentes questions
Chapitre 3 Validation du protocole « hors station »
3.1 Distance de dispersion de reproduction
3.2 Justification du protocole hors station
3.2.1 La dispersion dans les stations
3.2.2 Limites des stations
3.2.3 Pourcentage de mésanges recrutées hors de la station
3.2.4 Comparaison du sex-ratio des deux protocoles d’étude
3.3 Statut de reproduction des mésanges hors stations
3.4 Jusqu’où prospecter ?
3.5 Taux de recrutement
Chapitre 4 Conclusion
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