À la veille du vingtième siècle, les coopérateurs français ont cherché à tirer des enseignements de leurs homologues anglais et belges. Sans pour autant se rattacher au courant d’internationalisation des mouvements ouvriers de cette fin de siècle, les coopérateurs français ont envisagé une réappropriation des procédés commerciaux de leurs voisins anglais tout en encourageant un rapprochement avec les partis socialistes, comme le préconisent les coopérateurs belges. En prenant pour terrain d’étude les coopératives de consommation, cette analyse interrogera les influences, croisements et interactions anglaises et belges ayant permis aux coopérateurs français de concilier pratiques capitalistes et convictions politiques au sein de leur mouvement.
Au seuil de ce travail, il semble nécessaire de définir ce qu’est une coopérative de consommation. Les coopératives de consommation sont des organisations commerciales détenues et financées par les ouvriers eux-mêmes. Il s’agit en fait de petits magasins ayant pour vocation de rééquilibrer la répartition des richesses en reversant une part des bénéfices des ventes aux consommateurs sous la forme d’une « ristourne » ou d’un « boni ». Ces organisations proposent des produits à prix réduits grâce à une suppression des intermédiaires commerciaux. L’activité commerciale des coopératives de consommation se rattache souvent à des enjeux politiques, ce qui se traduit parfois par une proximité avec les partis socialistes. Ces organisations ont vu le jour au milieu du dix-neuvième siècle et connaissent leur âge d’or en France dans les années 1890.
Les coopératives de consommation anglaises suscitent l’admiration des coopérateurs français dès les années 1870. Le succès de la première coopérative de consommation anglaise, les Équitables Pionniers de Rochdale, a rayonné bien au delà des frontières britanniques. Née en 1844, cette coopérative pose les bases de la neutralité politique du mouvement coopératif anglais. Or, à partir des années 1890, l’exemple anglais n’est plus le seul modèle de référence pour les Français. L’émergence des coopératives socialistes en France invite à tourner le regard vers la Belgique, où les coopératives sont intégrées à part entière dans le Parti Ouvrier Belge au sein de grandes structures destinées aux ouvriers, les « Maisons du Peuple ». Ces nouvelles coopératives socialistes belges, qui ont vu le jour à la fin du siècle, se caractérisent non seulement par leur soutien apporté aux grévistes, mais aussi par leur implication dans les campagnes électorales belges. Cependant, pour les coopérateurs français, le modèle belge serait susceptible d’encourager une instrumentalisation de la coopération à des fins politiques. Les coopérateurs français sont donc partagés entre l’ancienne vision apolitique des Anglais et celle, socialiste, des Belges.
Des histoires de la consommation inconciliables ?
D’un côté, les coopératives incarnent un mode de distribution conforme aux valeurs de la classe ouvrière -la solidarité et l’économie- et, de l’autre, elles favorisent une ouverture vers l’extérieur en encourageant les ouvriers à s’habiller comme tout le monde, voir à suivre la mode. L’élargissement de la consommation s’inscrit ainsi dans un double mouvement, forcément contradictoire, de renforcement de l’identité ouvrière et d’intégration au marché et à la société environnante.
Jean-Claude Daumas, La révolution matérielle, 2018
L’ambivalence soulignée dans la dernière phrase de cette citation fait écho à un débat récurrent chez les historiens : si la dimension identitaire de la consommation se rapporte à une histoire culturelle, celle de sa vocation commerciale se rattache davantage à une histoire économique . Dès lors, comment faire l’arbitrage entre ces deux analyses de la consommation qui paraissent bien éloignées l’une de l’autre ? Sont-elles nécessairement contradictoires ? Et surtout, peut-on réellement positionner la coopération à mi-chemin entre ces deux points de vue, comme le propose Jean-Claude Daumas ? Il paraît nécessaire d’éclaircir ces interrogations afin de déterminer sous quel angle étudier les coopératives de consommation.
Étudier la consommation avec une perspective culturelle
Peu d’historiens français se sont intéressés à la consommation, toutefois, ceux d’entre eux qui se sont penchés sur la question paraissent avoir adopté une perspective davantage culturelle qu’économique . Selon cet angle de vue, les historiens semblent avoir cherché à étudier la consommation en tant que marqueur de classe sociale. Une démarche parfois adoptée consiste à interroger la consommation d’une classe sociale en travaillant sur les objets qui lui sont caractéristiques. Ainsi, Daniel Roche a questionné la symbolique des biens consommés dans la dynamique familiale et dans un groupe social . Dans le prolongement de cette démarche, Anaïs Albert interroge l’ensemble des comportements d’achat, de crédit, et d’utilisation des objets possédés par les classes populaires . Michelle Perrot choisit quant à elle d’analyser la répartition des dépenses consacrées à la nourriture, aux vêtements et à l’habitation dans les budgets des familles ouvrières, et elle rattache ces dépenses au salaire et aux revendications des travailleurs grévistes . Ces études semblent être profitables à cette recherche car elles permettent d’envisager la consommation non pas comme une activité uniforme à tous les acheteurs, mais comme un comportement caractéristique d’une classe sociale et des besoins spécifiques qui en découlent. Or, ce projet de recherche portant sur les circulations matérielles et immatérielles entre coopératives françaises, anglaises, et belges, les échanges de marchandises constituent un sujet d’analyse pertinent. Il paraît donc nécessaire d’interroger la nature de ces biens en fonction du profil des potentiels adhérents aux coopératives, qui appartiennent généralement aux classes populaires ou qui sont de petits fonctionnaires. Les travaux de Pierre Bourdieu dans La Distinction. Critique sociale du jugement permettent également d’envisager les pratiques autour des biens consommés comme le reflet des inégalités sociales . Le genre des consommateurs, étudié en France par Marie-Emmanuelle Chessel , peut contribuer à affiner la construction du profil des consommateurs de ce projet de recherche.
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Table des matières
Sommaire
Introduction
1. Des histoires de la consommation inconciliables ?
2. La coopération en périphérie de l’histoire de l’économie sociale
3. Une réflexion à mi-chemin entre histoire croisée et histoire connectée
4. Conclusion et pistes de réflexion : un nouveau regard sur l’internationalisme coopératif ?
5. Présentation des sources
Préambule : brève histoire de la coopération
Partie 1 : Bon coopérateur, bon « business men » : le capitalisme chez les coopérateurs
Chapitre 1 : Les fédérations à l’anglaise
a. Centraliser ou décentraliser les fédérations de coopératives ?
b. Capitalisme et socialisme dans les magasins de gros
c. Les fédérations et les statistiques
Chapitre 2 : Une presse commerciale à l’anglaise
a. La presse coopérative et la publicité
b. Conquérir un nouveau lectorat avec des contenus diversifiés
c. Rire des commerçants rivaux
Partie 2 : De la propagande coopérative au militantisme socialiste
Chapitre 3 : Éducation et prosélytisme à l’anglaise
a. Éduquer et former
b. Les coopératrices, de l’éducation à l’émancipation
c. La dimension spirituelle de la coopération
Chapitre 4 : Occuper l’espace politique comme les Belges
a. Les coopérateurs et les socialistes : une méfiance partagée
b. La contribution des Belges à la coopération socialiste française
c. Soutien ou pied-de-nez aux syndicats ?
Partie 3 : S’entraider à l’échelle internationale
Chapitre 5 : Entraide internationale et pacifisme
a. L’Alliance et le pacifisme
b. Les coopérateurs français et le pacifisme
Chapitre 6 : Coordonner la coopération à l’échelle internationale
a. Débats autour de la participation aux bénéfices
b. Le commerce international coopératif et la prédominance anglaise
Conclusion générale du mémoire
Sources
1. Sources de la Bourse des Coopératives Socialistes de consommation
2. Sources de l’Union Coopérative des sociétés coopératives de consommation
3. Sources de l’Alliance Coopérative Internationale (1895-1910)
4. Récits de coopérateurs et de contemporains
5. Rapports administratifs, brochures
6. Autre
Bibliographie
Annexes
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