Capacités cognitives et relation Homme-Chien
Naissance de l’éthologie cognitive
D’après Renck et Servais (2002), Georges John Romanes (1848-1894) publie Animal intelligence en 1882, où il tente de décrire le comportement animal au cours de l’évolution avec l’aide de Charles Darwin (1809-1882). Il élabora ainsi un classement des émotions et des facultés de l’intelligence selon leur ordre d’apparition supposé. Cet ouvrage est considéré par son auteur comme une première partie de son second manuscrit intitulé Mental Evolution in Animals en 1883 portant sur l’évolution de l’esprit chez les animaux. Ce dernier regroupe un ensemble de monographies de chaque espèce, notamment le chien et les singes. Il s’agit d’un répertoire de faits où Romanes rejette totalement la méthode expérimentale, ce pourquoi il s’égara dans une impasse.
Les successeurs de Romanes mettent au point des tests d’intelligence, récoltent des anecdotes et réfléchissent à des protocoles expérimentaux mais ils se heurtent tous à la même problématique : comment savoir si les qualités mentales attribuées à l’animal existent vraiment, ou s’il ne s’agit que d’une analogie trompeuse ? D’après Renck et Servais (2002), pour mettre à mal toute tentative d’anthropomorphisme, Conwy L. Morgan (1852-1936) énonce en 1894 le principe de parcimonie, mieux connu sous le nom de canon de Morgan : « en aucun cas nous ne pouvons interpréter une action comme le résultat de l’exercice d’une faculté psychique supérieure, s’il y a moyen de l’interpréter comme la conséquence d’une faculté qui se situe plus bas sur l’échelle psychologique ».
Une anecdote illustrant parfaitement le risque d’interprétation erronée du comportement animal faisant appel à ses états mentaux ou à son raisonnement est connue sous le nom de l’histoire de Hans le malin (Clever Hans). En effet, au début du XXème siècle, un aristocrate allemand se vantait d’avoir enseigné l’arithmétique à son étalon dénommé Hans qui répondait le résultat aux interrogations en frappant le sol le bon nombre de fois avec son sabot (voir figure 1). Face à l’immense succès que rencontrait ce prodige des mathématiques, une expertise fut effectuée pour tenter de certifier ou non ce don. Dès lors, un brillant étudiant découvrit la supercherie. En effet, celui-ci ne tarda pas à remarquer que Hans répondait correctement uniquement lorsque son propriétaire présent à ses côtés connaissait la réponse. La conclusion fut que Hans s’arrêtait de taper sur le sol lorsqu’il détectait tout changement d’attitude de la foule, comme un relâchement de la tension environnante. Cette histoire amena à une rigueur scientifique avec l’utilisation d’expériences tenant compte d’éléments directement mesurables en toute objectivité, donnant naissance au behaviorisme en 1913 par John Broadus Watson (1878-1958) (RENCK, SERVAIS, 2002).
La méthodologie en éthologie cognitive
Durant ces dernières décennies, les scientifiques ont tenté de maitriser l’évolution mentale en se posant diverses questions concernant le fait que les humains soient les seuls à posséder un esprit, une culture, un langage. En étudiant les animaux, beaucoup de chercheurs sont arrivés à de fausses conclusions en interprétant des résultats négatifs comme l’absence d’une capacité. De plus, un unique résultat ne signifie pas un unique moyen d’y parvenir (DE WAAL, FERRARI, 2010). Deux pensées défendent les intérêts de la cognition animale : la psychologie comparée et l’éthologie, notamment l’éthologie évolutionniste. L’approche éthologique, qualifiée d’écologique et évolutionniste, repose sur les observations d’un individu qui utilise ses propres capacités cognitives.
Comme le dit B. Deputte (1993), cette subjectivité de l’observateur est considérée comme un biais et donc une erreur méthodologique qu’il convient de maîtriser. Problème résolu par la psychologie comparée qui s’appuie sur des résultats tirés d’expériences conduites objectivement (DEPUTTE, 1993). Heyes (1993) énumère les différentes méthodes mises en oeuvre pour déterminer si l’animal est capable d’une théorie de l’esprit (ou ToM, pour theory of mind). Tout d’abord, la méthode naturaliste des éthologistes de terrain consistant à observer l’animal et ses comportements dans son milieu naturel pour ensuite créer une liste d’anecdotes. Mais aussi conséquente que puisse être cette collection d’anecdotes, Heyes souligne l’importance d’effectuer des expériences avec des statistiques et des probabilités pour effectuer des recherches sur l’attribution mentale. La seconde méthode dite d’apprentissage discriminant a été utilisée par Premack et Woodruff en 1979 pour tester l’existence d’une ToM chez le chimpanzé. Il s’agit d’un test sur les capacités mentales des animaux dans des situations impliquant l’utilisation de concepts mentaux.
Cette méthode se base sur une expérience où le chimpanzé peut voir où se trouve la nourriture, placée dans une boîte, mais ne peut l’atteindre. Un sujet humain, ignorant où se cache la nourriture, intervient et l’animal doit le guider en pointant la bonne boîte. Quand le moniteur trouve la nourriture, il peut la garder pour lui et devient donc moniteur compétitif, ou il peut la donner à l’animal et dans ce cas il est moniteur coopératif. Le résultat était que les chimpanzés les plus doués réussissent à montrer la boîte vide au moniteur compétitif, d’où l’empressement des scientifiques à conclure que ces animaux pouvaient être capable de se représenter l’état de croyance d’un agent et ses conséquences pour l’action.
Or, selon Heyes, en s’appuyant sur le canon de Morgan, il est plus rigoureux d’interpréter cette situation comme une simple association faite par un animal social sans intervention d’un processus cognitif complexe. Une troisième méthode est critiquée par Heyes, cette fois, le test expérimental ne requiert aucun apprentissage antérieur pour éviter toute confusion entre attribution d’états mentaux et apprentissage social, vue précédemment. Cette méthode, dite de piégeage (« trapping »), utilisée par Cheney et Seyfarth en 1990, mesure la fréquence relative des cris émis par les femelles macaques à la vue de nourriture ou d’un prédateur dans une pièce où leurs petits vont entrer seuls. Le résultat est que la fréquence des cris ne diffère pas selon le fait que les petits aient également pris information de ce qui se trouverait dans la pièce. Selon Heyes, cette expérience permet seulement de conclure que ni un apprentissage associatif, ni une attribution mentale n’ont influencé le comportement des macaques.
Une dernière méthode appelée méthode de triangulation consiste en une phase d’apprentissage à la discrimination transférée ensuite à de nouveaux objets. Cette méthode a été utilisée, notamment par Povinelli et al. en 1990, pour étudier la théorie de l’esprit chez les chimpanzés à l’aide d’une expérience qualifiée de « Guesser-Knower » qui consiste à mettre un chimpanzé face à deux expérimentateurs et quatre seaux identiques : l’un sort de la pièce (« guesser ») pendant la dissimulation d’une récompense sous un seau et l’autre reste pour observer (« knower »). La dissimulation est masquée au chimpanzé qui ne peut voir dans quel récipient la récompense est placée. Lors de son retour dans la pièce, le « guesser » désigne un seau, le « knower » désigne celui qui contient la récompense et le chimpanzé doit choisir selon ce qu’il a vu auparavant. Malgré l’absence de preuves expérimentales sur l’attribution d’états mentaux par le chimpanzé, dans l’expérience de Povinelli et son équipe, la méthode de triangulation semble être, pour Heyes, la méthode de choix pour travailler sur la ToM (HEYES, 1993).
Bases de la théorie de l’esprit Pour Woodruff et Premack (1979), l’intentionnalité se rapporte à la compréhension et au contrôle de l’information entre un émetteur et un destinataire. Ils ont par la suite mis en oeuvre une étude expérimentale sur les chimpanzés afin de tester la connaissance que possède l’émetteur de l’effet de ses actions sur le comportement du destinataire et d’évaluer les capacités de cet émetteur à moduler les informations qu’il transmet, par leur suppression ou leur altération. Dans cette expérience, les chimpanzés se sont montrés capables de modifier leur comportement en présence d’un contexte compétitif ou collaboratif (WOODRUFF et PREMACK, 1979). D’après Vauclair (1992), Denett (1983) suggère d’estimer les comportements observés à l’aide de niveaux hypothétiques d’intentionnalité.
Ces niveaux sont hiérarchisés selon une échelle de 0 à n, l’ordre zéro, purement perceptif, n’impliquant aucun raisonnement sur un état mental (voir figure 2). L’intentionnalité d’ordre 1, selon Vauclair (1992), permet à l’animal d’en menacer un autre parce qu’il veut que ce dernier quitte les lieux. L’intentionnalité d’ordre 2 apparait lorsqu’un individu menace un autre parce qu’il veut que ce dernier croie qu’il va l’attaquer. Et ainsi de suite. La figure 2 permet d’illustrer ces propos adaptés à l’Homme. Un exemple exposé par Vauclair est celui du vervet et de son cri d’alarme lors de la rencontre avec un prédateur. En effet, les observateurs ont remarqué que le singe n’émettait pas de cri lorsqu’il se retrouvait isolé de son groupe et face à un prédateur ; le cri a donc un but communicatif et n’est pas émis lors de forte émotion. On pourrait penser que lors d’une rencontre avec un prédateur, un vervet entouré de ses congénères va émettre un cri afin de les alerter du danger, il s’agit là d’une intentionnalité d’ordre 1. Mais le singe continue d’émettre son cri lorsque le groupe est protégé, Vauclair admet une intentionnalité d’ordre 2 à ces animaux car le vervet serait capable d’adapter son cri d’alarme selon que le prédateur arrive du ciel (aigle) ou du sol (python, léopard) et aurait ainsi la capacité d’avertir ses congénères du type de danger (VAUCLAIR, 1992).
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Table des matières
LISTE DES FIGURES
LISTE DES PHOTOGRAPHIES
LEXIQUE
INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE : L’ÉTUDE DE L’ESPRIT PAR L’ÉTHOLOGIE COGNITIVE
A- L’éthologie cognitive comme outil pour comprendre la conscience animale ?
1) Naissance de l’éthologie cognitive
2) La méthodologie en éthologie cognitive
B- Définitions de la théorie de l’esprit
1) Bases de la théorie de l’esprit
2) Précurseurs de la théorie de l’esprit
3) Une conscience des autres au service d’une « intelligence sociale »
C- Acquisition de la théorie de l’esprit chez l’enfant
1) « Théorie de la théorie » vs « théorie de la simulation »
2) Le cas de l’enfant autiste
DEUXIÈME PARTIE : LA THÉORIE DE L’ESPRIT CHEZ LES GRANDS SINGES
A- Les grands singes comprennent-ils les intentions et les buts d’autrui
1) Pour la recherche de nourriture
2) Pour aider
3) Pour imiter
B- Les grands singes possèdent-ils la perception et la connaissance d’autrui?
1) Reconnaissance de soi
2) Communication gestuelle
3) La compétition comme source de motivation
4) Capables de mentir?
C- Les grands singes réussissent-ils le test de la fausse croyance?
1) Expérience de Call et Tomasello (1999)
2) Expérience de Kaminski et al. (2008)
3) Expérience de Krachun et al. (2009)
TROISIÈME PARTIE : LE CHIEN, UN BON CANDIDAT Á LA THÉORIE DE L’ESPRIT ?
A- Origines du chien
1) Phylogénèse
2) Domestication
3) Cognition sociale : différence entre le loup et le chien
B- L’anthropomorphisme : est-il inévitable ?
1) Définitions
2) Situation actuelle
3) Le chien : un être différent de nous
C- Une théorie de l’esprit rudimentaire
1) Définitions
2) Le chien : un être particulièrement attentionné
3) Le chien : capable de comprendre les intentions d’autrui ?
4) Le chien : meilleur que les grands singes ?
D- La ToM rudimentaire canine comme adaptation sociale à l’Homme
1) Le chien dépend de nous
2) Une intelligence canine?
3) Capacités cognitives et relation Homme-Chien
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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