Capacité des AMPs à protéger le domaine vital des requins gris en Nouvelle-Calédonie

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Importance de la mobilité et de l’utilisation de l’espace en écologie de la conservation

La mise en place d’AMPs adaptées, dans leur niveau de protection et dans leur configuration et étendue spatiale, dépend donc notamment de connaissances sur la nature des activités humaines néfastes à ces espèces et sur la façon dont elles les affectent, et sur les patrons de déplacement des individus. L’étude des déplacements et de l’utilisation de l’espace par ces espèces peut apporter des informations essentielles sur ces deux aspects et donc mieux guider les mesures de protection adaptées à leur sauvegarde.

Impacts anthropiques sur l’utilisation de l’espace

Le déplacement d’un animal dans son milieu est soumis à des contraintes énergétiques (Parsons 1990; Maresh et al. 2015) et peut être lié à une multitude d’objectifs tels que la recherche de conditions environnementales favorables (Reyier et al. 2014), l’acquisition de nourriture (Hussey et al. 2009), la fuite de prédateurs (Heithaus and Dill 2002; Heithaus 2005) et la recherche de partenaire sexuel (Bansemer and Bennett 2009; Papastamatiou et al. 2010b). Des modifications de ces déplacements en réponse aux activités humaines peuvent donc directement impacter de multiples facteurs de la fitness des individus et par conséquent impacter la démographie des populations. Le terme de fitness individuelle est ici considéré de la même façon que dans New et al. (2014), c’est-à-dire comme la capacité moyenne d’un individu d’une population à survivre, croître et se reproduire. Cette définition est à différencier de la définition traditionnelle basée sur la capacité d’un individu à transmettre son patrimoine génétique aux générations suivantes, et donc considérant plus spécifiquement les capacités à produire plus de descendants que les autres individus de la population. La première définition est ainsi la plus pertinente pour s’intéresser aux conséquences de modifications comportementales, en lien ici avec l’utilisation de l’espace, sur la dynamique d’une population.
Par exemple, la pose de colliers GPS et d’accéléromètres sur des pumas, Puma concolor, en Californie a permis de démontrer un accroissement des déplacements nocturnes en zones anthropisées, associé à une dépense énergétique accrue. L’accroissement des besoins énergétiques en découlant est supposé affecter en particulier les femelles élevant des petits et ainsi impacter directement le succès reproducteur de l’espèce (Wang et al. 2017). Au Canada, les orques, Orcinus orca, altèrent leur utilisation de l’espace et réduisent leur activité de nourrissage en présence de bateaux et du bruit engendré par les moteurs. Cette réduction en apports énergétiques a été estimée comme représentant une part considérable du budget énergétique total, ce qui pourrait ainsi avoir des conséquences à l’échelle de la population (Williams et al. 2006). A partir de données de télémétrie obtenues sur les déplacements et les profils de plongée de femelles éléphants de mer du sud, Mirounga leonina, New et al. (2014) ont estimé les gains en lipides issus d’excursions en mer. Ces gains en lipides étant un indicateur très fiable de la fitness des individus, les auteurs ont pu simuler l’impact d’une perturbation des excursions sur la fitness des individus, puis sur la dynamique de la population. Ainsi, ces travaux ont démontré qu’une augmentation des dépenses énergétiques liée à des déplacements accrus, ainsi qu’une diminution du nourrissage, pouvaient impacter dramatiquement la dynamique de la population sur le long terme. Les résultats montrent qu’une diminution de la fitness de seulement 0,3% pouvait résulter en un déclin de la population de 10% sur 30 ans.
L’impact des activités humaines sur les déplacements, l’utilisation de l’espace et les conséquences potentielles sur la fitness des individus est très peu documenté chez les requins. Les études existantes portent principalement sur les effets du nourrissage dans un cadre touristique (le shark feeding). Cette activité peut impacter les comportements de résidence, de déplacements et d’activité circadienne des individus (Brena et al. 2015). Cependant, ces effets se produisent à une échelle spatiale localisée et ne sont pas susceptibles de jouer un rôle majeur dans le contexte des déclins de population observés à l’échelle globale. L’étude de l’utilisation de l’espace à différentes échelles spatiales et temporelles pourrait permettre d’identifier des mécanismes alternatifs à la pêche directe par lesquels les activités humaines impactent les populations. De plus, identifier exactement quels aspects de l’utilisation de l’espace subissent le plus de variations en réponse à la proximité humaine peut également donner des indices sur la nature des activités humaines les plus impactantes : pêche directe, pêche accessoire, diminution des densités de proies ou simple fréquentation plaisancière. Par exemple, ces différentes activités humaines ne sont pas supposées impacter de la même façon les déplacements associés à des fonctions comme l’alimentation ou la reproduction, potentiellement discernables par l’échelle spatiale et temporelle de ces déplacements.

Utilisation de l’espace à fine échelle spatiale

Les AMPs, et les aires protégées en général, sont généralement considérées comme bénéficiant principalement aux espèces peu mobiles (Woodroffe and Ginsberg 1998; Gerber et al. 2003; Moffitt et al. 2009; Grüss et al. 2011; Krueck et al. 2018). La propension des espèces plus mobiles à sortir des limites d’une zone protégée restreint en effet les bénéfices que peuvent apporter une telle protection, par exemple via une diminution des risques de mortalité (Kramer and Chapman 1999). Considérer l’ampleur et les modalités des déplacements des individus est donc essentiel pour (i) évaluer la capacité d’une AMP existante à protéger une espèce mobile et (ii) concevoir des AMPs adaptées à la protection des espèces mobiles. Concernant les requins de récif, de nombreuses études ont focalisé sur l’évaluation de la propension d’individus à sortir d’une AMP donnée (Garla et al. 2005; Heupel and Simpfendorfer 2005; Knip et al. 2012; Speed et al. 2016; White et al. 2017; Carlisle et al. 2019). Les conclusions de telles études sont cependant souvent limitées au cas local de l’AMP en question. Par exemple, Knip et al. (2012) ont suivi les déplacements de deux espèces de requins, le requin balestrine, Carcharhinus amboinensis, et le requin à queue tachetée, C. sorrah, au sein de 2 AMPs du Parc Marin de la Grande Barrière de Corail en Australie. Les résultats indiquent que les individus passent entre 20 et 30% de leur temps dans les limites de ces AMPs, et n’utilisent en moyenne que la moitié de la surface protégée (Figure 5). Ces résultats permettent d’évaluer ce que ces AMPs précises peuvent apporter comme protection pour ces espèces, voire d’extrapoler à ce peuvent apporter des AMPs de taille et de configuration similaire. Cependant, ils ne permettent pas de formuler de directives formelles sur la conception d’AMPs adaptées à la protection de ces espèces, notamment concernant la taille minimale nécessaire.
Un autre aspect fondamental à considérer est le domaine vital (ou home range) des individus. En effet, l’efficacité d’une AMP pour protéger une espèce mobile est notoirement considérée comme dépendante de sa capacité à couvrir ce domaine vital (Caro 2007; Pittman et al. 2014; Weeks et al. 2017; Di Franco et al. 2018; Krueck et al. 2018). Le domaine vital est généralement défini comme la surface sur laquelle un individu passe l’essentiel de son temps, donc la surface utilisée pour satisfaire ses activités usuelles (recherche de nourriture, repos, reproduction ; Kramer and Chapman 1999; Grüss et al. 2011). Ce concept inclut également l’idée d’une intensité d’utilisation décroissante depuis un centre d’activité (ou core area). Le domaine vital est donc souvent mesuré comme une surface correspondant à une probabilité d’occurrence (Kernohan et al 2001). Il peut également être défini comme les zones les plus importantes pour un individu, incluant donc des zones nécessaires à certains besoins critiques de cet individu (e.g. la reproduction), qui ne sont pas forcément bien décrites par le temps passé en leur sein (Powell & Mitchell 2012). Ainsi, Krueck et al. (2018) ont intégré des informations sur le domaine vital de près de 70 espèces de poissons coralliens pour quantifier la capacité d’AMPs de diverses tailles à protéger ces espèces. La comparaison avec les tailles des AMPs existantes au niveau mondial a mis en évidence l’inaptitude de ces dernières à protéger les espèces les plus mobiles, telles que les espèces prédatrices et les requins de récif (Figure 6).
Figure 6. Taille nécessaire d’AMP pour protéger diverses espèces de poissons. Des données sur la taille du domaine vital des espèces ont permis la simulation de la capacité d’une AMP d’une taille donnée à protéger au moins 50% (A) ou au moins 95% (B) des individus pour chaque espèce. Les lignes horizontales représentent la taille médiane des AMPs « no-take » au niveau mondial. La taille d’AMP représente ici le diamètre de la réserve utilisé dans les simulations. Adapté de Krueck et al. (2018).
Ces travaux n’ont cependant pas porté spécifiquement sur les requins de récif et ont souvent utilisé des données parcellaires sur le domaine vital de ces espèces. Les valeurs de domaine vital utilisées, tirées d’une revue bibliographique (Green et al. 2015), ont en effet souvent consisté en une unique distance maximale de dispersion par espèce. Ces analyses sont suffisantes pour souligner le problème que représente la taille trop réduite des AMP pour protéger les espèces mobiles mais n’apportent pas de conclusions précises sur la taille d’AMP nécessaire à la protection des requins de récif en particulier.
Il apparait donc essentiel d’estimer avec précision le domaine vital des requins de récif, et notamment l’importance des variations individuelles de ces valeurs. Une telle estimation est capitale pour informer les tailles minimales d’AMPs nécessaires à la protection de ces espèces. De plus, la comparaison de ces valeurs de domaine vital avec la taille des AMPs actuellement mises en place pourrait permettre d’éclairer les raisons expliquant leur manque d’efficacité pour protéger les requins de récifs.

Déplacements à large échelle spatiale

Enfin, l’étude des déplacements individuels à plus grande échelle permet un focus complémentaire sur les niveaux de connectivité génétique et démographique des populations. La connectivité génétique est un facteur primordial dans le maintien d’une diversité génétique au sein des populations, essentielle pour garantir les capacités de résilience et d’adaptation des espèces (Slatkin 1987). De plus, les modalités de tels déplacements à grande échelle, le nombre d’individus les effectuant et s’ils sont associés ou non à un retour vers la région d’origine, constituent des informations pertinentes pour l’estimation des capacités des AMPs à permettre un rebond des populations impactées. Il est en effet important de considérer l’incidence de tels phénomènes d’immigration ou d’émigration sur la démographie des métapopulations protégées (Moilanen and Hanski 1998; Cheke and Tratalos 2007; Speed et al. 2018). Enfin, la caractérisation des déplacements à grande échelle est également essentielle pour informer le potentiel des AMPs, les populations montrant de tels déplacements étant moins susceptibles de bénéficier de leur mise en place (Grüss et al. 2011). Les individus responsables de tels déplacements méritent donc une attention particulière, leur identification ainsi que la caractérisation des routes qu’ils empruntent apparaissent donc essentielles dans le cadre d’une réflexion sur l’optimisation des mesures de protection pour ces espèces.

Cas d’étude du requin gris de récif en Nouvelle-Calédonie

Contexte local

L’archipel de Nouvelle-Calédonie est un terrain idéal pour l’étude des requins de récif et de leurs réponses aux pressions anthropiques, ainsi que pour l’investigation des causes expliquant le manque d’efficacité des mesures de protection vis-à-vis de ces espèces. En effet, l’archipel présente tout d’abord une grande diversité de mesures de protection pour ces espèces : (i) une interdiction spécifique de prélèvement de toute espèce de requins et raies dans la plupart des eaux lagonaires et récifales (sous la compétence des provinces) et dans la totalité des eaux océaniques (sous la compétence du gouvernement). La Zone Economique Exclusive calédonienne représente en effet un des plus grands sanctuaires au monde pour les requins depuis 2013 (Arrêté 2013-1007/GNC du 23 avril 2013) ; (ii) un grand nombre d’AMPs de diverses tailles (de 1 à 30 000 km²), ancienneté d’implémentation (1970 à 2018), et niveaux de protection (no-take, no-entry) ; (iii) un statut particulier dans la culture Kanak où le requin constitue un totem dans de nombreux clans. Un totem représente une forme des ancêtres, il est alors considéré comme gardien et protecteur des membres du clan et par conséquent « intouchable » (Leblic 1989; Bodmer 2010). Cependant, l’efficacité de ces mesures pour protéger ces espèces est fortement remise en question, devant leur incapacité à restaurer d’importants niveaux d’abondance et de diversité (Juhel et al. 2017), et leur inaptitude à préserver le comportement naturel des individus (Juhel et al. 2019). Le fort gradient de densité de population humaine au travers de l’archipel présente l’opportunité de travailler finement sur l’impact des activités anthropiques sur les requins de récifs. En effet, l’archipel présente à la fois des récifs à proximité immédiate des implantations humaines, comme les récifs en face de la capitale Nouméa, et des récifs à plusieurs dizaines d’heures de navigation de toute habitation, comme les atolls d’Entrecasteaux et de Chesterfield. Ces récifs sont ainsi parmi les plus reculés (Maire et al. 2016) et intacts (Cinner et al. 2016) de la planète, se rapprochant ainsi de l’état ancestral de référence de tels écosystèmes.
Le requin gris de récif, C. amblyrhynchos (Figure 7), est une des espèces de requin de récif les plus communes en Nouvelle-Calédonie (Juhel et al. 2017; Boussarie et al. 2018), mais également dans la région Indo-Pacifique (Robbins et al. 2006; Friedlander et al. 2010; Clarke et al. 2012; Roff et al. 2016; Ferretti et al. 2018). Son statut IUCN d’espèce « quasi-menacée » et le déclin de ses populations documenté en de nombreuses régions de son aire de répartition (Robbins et al. 2006; Juhel et al. 2017; Ferretti et al. 2018) reflètent bien la problématique globale touchant les requins de récif, ainsi que la nécessité d’adopter des mesures adaptées à leur protection.

Impact des activités humaines sur le requin gris en Nouvelle-Calédonie

Le contexte calédonien pose quelques questions sur la façon dont les activités humaines impactent cette espèce. L’absence de pêcherie au requin, commerciale ou traditionnelle, dans l’histoire du territoire suggère que les mortalités liées à la pêche directe pourraient ne pas être entièrement responsables du déclin des populations observé en Nouvelle-Calédonie. Bien que l’incidence de captures accessoires (estimées à 98 tonnes sur la période 2001-2011 ; Gardes et al. 2014) ou de pratiques anciennes de finning (avant 2013) puisse être d’amplitude suffisante pour impacter la démographie d’une espèce aussi vulnérable (Ferretti et al. 2010), il est également nécessaire de rechercher l’existence de mécanismes alternatifs permettant d’expliquer l’impact de l’Homme sur les populations de requin gris en Nouvelle-Calédonie. Un impact des activités humaines sur d’autres facettes de la fitness des individus, comme leur croissance ou leur succès reproducteur, pourrait en effet contribuer au déclin observé. Juhel et al. (2019) ont par exemple mis en évidence une altération du comportement de l’espèce avec des individus plus timides et faisant preuve d’une vigilance accrue face à un appât dans les régions les plus anthropisées de l’archipel (Figure 8). Cette altération comportementale pourrait se répercuter sur le taux de capture de proies par les requins et ainsi impacter la fitness des individus. L’analyse de différents aspects de l’utilisation de l’espace par cette espèce pourrait donc apporter des informations précieuses sur des mécanismes similaires par lesquels les activités humaines impacteraient la fitness des individus en Nouvelle-Calédonie.

Capacité des AMPs à protéger le domaine vital des requins gris en Nouvelle-Calédonie

L’intérêt de considérer cette espèce comme modèle d’étude réside également dans l’existence d’une riche littérature sur son écologie, en particulier sur ses patrons de déplacements, qui procure une base solide de réflexion sur les problématiques pesant sur les requins de récif et leur protection. En effet, de nombreuses études basées sur des techniques de suivi des déplacements, principalement via la technologie de télémétrie acoustique, ont été menées dans l’océan Indien (Field et al. 2010; Speed et al. 2011b, 2016; Lea et al. 2016), en Micronésie (Vianna et al. 2013), en Polynésie française (Mourier et al. 2016) et dans le Pacifique Sud (Heupel et al. 2010; Barnett et al. 2012; Heupel and Simpfendorfer 2014, 2015; Espinoza et al. 2015a) et Central (Jacoby et al. 2016; White et al. 2017; Williams et al. 2018a). Ces études montrent que, bien que cette espèce soit capable de déplacements occasionnels à grande échelle (Barnett et al. 2012), parfois sur plusieurs centaines de kilomètres au travers de l’habitat pélagique (White et al. 2017), la majorité des déplacements des requins gris de récif concernent une échelle spatiale beaucoup plus restreinte, de quelques dizaines de kilomètres au maximum (Heupel et al. 2010; Vianna et al. 2013; Espinoza et al. 2015a; Udyawer et al. 2018).
L’utilisation de la télémétrie acoustique pour suivre les déplacements des individus limite cependant l’ampleur des distances de dispersion enregistrables, qui sont bornées par l’étendue spatiale du réseau d’hydrophones mis en place. Etudier la fréquentation de sites ou récifs particuliers peut néanmoins donner indirectement des informations sur l’étendue spatiale d’évolution des individus. Cette fréquentation est généralement mesurée par l’intermédiaire d’indices de résidence, renseignant la proportion de jours où un individu est détecté en un site particulier, et de fidélité, renseignant la tendance d’un individu à fréquenter ce même site sur de longues échelles temporelles. Ainsi, la grande majorité des études portant sur le suivi acoustique des requins gris reportent de forts niveaux de résidence (Vianna et al. 2013; Espinoza et al. 2015a; Brodie et al. 2018) et de fidélité (Field et al. 2010; Barnett et al. 2012; Heupel and Simpfendorfer 2015) sur des zones restreintes, des taux incompatibles avec l’idée d’individus évoluant communément sur de larges échelles spatiales.
Les nombreuses études portant sur les déplacements des requins gris de récif suggèrent donc que des AMPs de taille >150km² seraient suffisantes pour protéger les individus sur la majorité de leur surface d’évolution. Or le constat de l’efficacité de telles AMPs en Nouvelle-Calédonie amène à se poser des questions sur cette affirmation. Les connaissances actuelles sur cette espèce sont-elles suffisantes et assez précises pour renseigner l’ampleur de leur utilisation de l’espace ? Le faible nombre d’individus marqués lors de ces études (maximum 40 individus ; Vianna et al. 2013; Espinoza et al. 2015a) et la tendance à un fort biais vers l’échantillonnage de femelles (Field et al. 2010; Barnett et al. 2012; Vianna et al. 2013) masquent-il l’existence de variations individuelles potentiellement pertinentes à l’échelle de la population ? Enfin, les connaissances actuelles du domaine vital de l’espèce sont basées sur des estimateurs classiques basés sur la surface sur laquelle un individu passe l’essentiel de son temps (Speed et al. 2016; Udyawer et al. 2018). Cependant, le domaine vital peut également être défini comme les zones les plus importantes pour un individu, donc incluant des zones nécessaires pour des besoins spécifiques de l’individu (Powell and Mitchell 2012). De telles zones pourraient ne pas être suffisamment bien décrites à partir du temps que l’individu passe en leur sein, et donc pas suffisamment bien décrites par les estimateurs classiques. Le suivi des déplacements d’un grand nombre d’individus, de tous sexes et stades ontogéniques, sur une longue échelle temporelle, ainsi que la considération de ces différentes définitions du domaine vital, seraient donc nécessaires pour répondre à ces questions.

Mise en place du projet

Le projet APEX

Ce travail de thèse s’inscrit dans le cadre du projet APEX, porté par Laurent Vigliola (IRD, UMR ENTROPIE) et David Mouillot (Université de Montpellier/CNRS, UMR MARBEC), financé par la fondation Total, le Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie et The Pew Charitable Trust. Ce projet avait pour objectif d’étudier l’écologie des requins de récif en Nouvelle-Calédonie, et en particulier les impacts anthropique sur celle-ci, dans un but de conservation et pour informer les décisions prises au sein du Parc Natural de la Mer de Corail (PNMC). Le PNMC, créé en Avril 2014 à l’initiative du Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie et incluant 95% de sa Zone Economique Exclusive (1.3 millions de km²), ne présentait alors pas encore de mesures de gestions définies. La définition précise de zones prioritaires de protection, en coordination avec les mesures de protection des pays voisins, l’Australie en particulier, n’avait en effet pas encore été actée et devait tenir compte entre autres de spécificités liées à la mégafaune.
Pour adresser les questions spécifiques aux requins de récif, le projet APEX a employé une approche pluridisciplinaire. Ainsi, le projet a prévu dans un premier temps l’évaluation de la diversité spécifique au travers de l’archipel via le développement de méthodes novatrices de génomique environnementale. La capture de plus de 400 requins, principalement des requins gris de récif a permis l’investigation de divers aspects de leur écologie. La connectivité des populations a été investiguée via des analyses de génétique des populations et de génomique des paysages, tandis que les aspects comportementaux ont été analysés via des techniques d’écologie trophique, de caméras embarqués et de télémétrie acoustique.
Ce projet a permis le déroulement de deux thèses de doctorat, la thèse ci-présente et la thèse de Germain Boussarie soutenue en Avril 2019 (Boussarie 2019). Le travail ci-présent s’est focalisé sur la partie télémétrie acoustique du projet, pour l’investigation des patrons d’utilisation de l’espace par le requin gris.

Choix du matériel

Le choix du matériel de télémétrie s’est porté vers des VR2W (VEMCO Ltd., Halifax, Canada) pour les hydrophones et des V16 pour les émetteurs, fonctionnant sur la fréquence de 69kHz (Figure 11). L’émetteur V16 est le plus gros modèle de la gamme (58 mm x 16 mm) et donc le mieux adapté à l’étude des espèces de requins de récif.
Deux paramètres de configuration sont disponibles pour les émetteurs, déterminables lors de la commande du matériel :
– La puissance : la puissance maximale (162 dB) a été choisie ici pour maximiser la portée de détection par les VR2W.
– Le délai entre 2 émissions successives : un délai aléatoire entre 30 et 90 s a été choisi ici.
Ces deux caractéristiques conditionnent la longévité de la batterie, annoncée ici pour une durée de 4 ans. Des émetteurs dits émetteurs-tests et caractérisés par un délai constant et plus faible (10 s) ont également été utilisés pour réaliser des tests de distance de détectabilité.

Conception du réseau

Le requin gris fréquentant majoritairement l’habitat constitué par la pente externe des récifs (Field et al. 2010; Bradley et al. 2017a), le réseau d’hydrophones a uniquement été déployé sur cet habitat.
La conception initiale du réseau prévoyait le déploiement de 83 hydrophones dans 5 grandes régions d’études (Figure 12) :
– 10 hydrophones déployés dans la région de Noumea, sur les récifs d’Aboré, Toombo et Kué, de part et d’autres du système de passes récifales de Boulari. Les récifs d’Aboré et Kué sont classés comme Aire Marine Protégées depuis 1996, interdisant le prélèvement de toute espèce marine.
– 10 sur les récifs de la réserve Yves Merlet, classée réserve naturelle intégrale depuis 1973 et interdisant toute présence humaine en son sein.
– 12 sur deux récifs du système de récifs des Français, dans le Grand Lagon Nord, et encadrant une passe récifale.
– 32 sur les sept atolls du complexe d’atolls d’Entrecasteaux : 9 sur l’atoll d’Huon, 13 sur l’atoll de Surprise, et 2 sur chacun des atolls de Pelotas, Portail, Mérite, Petit Guilbert et Grand Guilbert. Jusqu’à 2018, ces atolls bénéficiaient d’un régime de protection permettant un prélèvement raisonné des ressources, limité à la consommation sur place. Depuis 2018, ces atolls sont des aires protégées dans lesquelles tout prélèvement est interdit. Par ailleurs, les atolls du Petit Guilbert, du Grand Guilbert, et de Pelotas bénéficient d’une protection renforcée avec un statut de réserve intégrale où toute présence humaine est interdite.
– 8 sur le pourtour de l’atoll de Chesterfield. Depuis 2018, cet atoll est pour la plus grande partie classé comme réserve naturelle intégrale, interdisant toute présence humaine dans sa partie Nord.
Huit récepteurs ont également été disposés de façon plus espacée le long du récif barrière de la côte Ouest de la Grande Terre, entre les réseaux plus denses de Nouméa et du Grand Lagon Nord.
Trois autres récepteurs ont été déployés au niveau de la corne Nord-Est du Grand Lagon Nord, point le plus proche reliant le système récifal de la Grande Terre et celui d’Entrecasteaux.

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Table des matières

Introduction
I. Déclin mondial des prédateurs marins et des requins
II. Rôles des requins de récif corallien
II.1 Distinction entre espèces apicales et espèces de requins de récif
II.2 Cycle des nutriments
II.3 Contrôle trophique des écosystèmes
III. Nécessité de mesures de protection adaptées aux espèces mobiles
III.1 Bilan des mesures existantes de protection
III.2 Importance de la mobilité et de l’utilisation de l’espace en écologie de la conservation
III.2.1 Impacts anthropiques sur l’utilisation de l’espace
III.2.2 Utilisation de l’espace à fine échelle spatiale
III.2.1 Déplacements à large échelle spatiale
IV. Cas d’étude du requin gris de récif en Nouvelle-Calédonie
IV.1 Contexte local
IV.2 Impact des activités humaines sur le requin gris en Nouvelle-Calédonie
IV.3 Capacité des AMPs à protéger le domaine vital des requins gris en Nouvelle-Calédonie
IV.4 Déplacements à large échelle des requins gris en Nouvelle-Calédonie
V. Structuration de la thèse
Chapitre 1 : Méthodologie
I Zone d’étude : l’archipel de Nouvelle-Calédonie
I.1 Géographie
I.2 Protection
I.3 Contexte de pêche
I.4 Contexte scientifique
II Espèce d’étude : le requin gris de récif
III Télémétrie acoustique
IV Mise en place du projet
IV.1 Le projet APEX
IV.2 Choix du matériel
IV.3 Conception du réseau
IV.4 Travail de terrain
IV.5 Déploiement des hydrophones
IV.5.1 Préparation du matériel
IV.5.2 Déploiement dans le milieu
IV.6 Capture et marquage des animaux
V Analyses
V.1 Matériel
V.2 Performance des hydrophones
V.3 Tests de détectabilité
V.3.1 Tests de distance de détectabilité
V.3.2 Tests de variabilité temporelle de détectabilité
V.4 Analyses des données issues des émetteurs déployés sur les requins
V.4.1 Importance du site de marquage
V.4.2 Analyses temporelles
V.4.3 Analyses spatiale : utilisation de l’espace
V.4.4 Analyse des variations individuelles de comportement : drivers intrinsèques et extrinsèques
Chapitre 2: Impacts anthropiques sur l’utilisation de l’espace
ARTICLE 1: A diversity of individual behaviour indices reveals changes in shark space use with human proximity
Conclusion
Chapitre 3 : Etude des déplacements à large échelle spatiale
ARTICLE 2 : Repeated long-range migrations of adult males in a common Indo-Pacific shark
Complément de chapitre
Conclusion
Chapitre 4 : Etude des déplacements à fine échelle spatiale pour informer la taille minimale des Aires Marines Protégées
ARTICLE 3 : Recent upsize of marine protected areas matches with home range of grey reef sharks
Conclusion
Discussion générale
I Contributions scientifiques
I.1 Impact anthropique sur l’étendue des déplacements
I.1.1 Une tendance opposée à celle constatée en milieu terrestre
I.1.2 Une tendance opposée à celle attendue des effets sélectifs de la pêche
I.1.3 Cause ou conséquence du déclin des populations ?
I.2 Déplacements à large échelle spatiale
I.3 Saisonnalité
II Vers une meilleure protection des requins de récif
II.1 Prérequis d’une AMP pour protéger le requin gris
II.1.1 Taille
II.1.2 Limites
II.1.3 Localisation
II.1.4 Niveau de protection
II.1.5 Ancienneté
II.2 Perspectives
II.2.1 Compréhension des mécanismes par lesquels l’Homme impacte l’utilisation de l’espace
II.2.2 Le requin pointe blanche de récif, Carcharhinus albimarginatus
II.2.3 Développement d’un plan de protection des requins de récif à l’échelle de l’archipel
III Conclusion
Références

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