Hypothèse I : L’identité nationale est construction d’un Etat omnipotent – l’exemple israélien
De prime abord, toutes les tentatives de créer une identité nationale quelle qu’elle soit, font partie de l’imagination d’une communauté telle qu’elle ne l’est mais telle qu’elle doit l’être selon les intérêts politiques. Si nous analysons en détaille l’idée de Bénédict Anderson selon laquelle la nation est imaginée…9 nous reconnaitrons la suprématie de la machine d’Etat vis-à-vis des individus. A travers ce filtre, le concept d’habitus de Pierre Bourdieu peut expliquer le rôle des classes supérieures, gouvernants qui tentent d’imposer aux gouvernés une identité idéal-type compatible avec leur idéologie hégémonique. Cette notion d’habitus indique une force créative qui s’immisce dans la vie quotidienne pour avoir but de déterminer les caractères des individus et les leurs pratiques. Selon cette approche, à moins que l’individu intériorise ces pratiques quotidiennes, déterminées par la classe dominante, il devient aussi le sujet de ce processus de formation en reproduisant les normes et les valeurs hégémoniques.
Certes, le fait que l’individu devient l’acteur ne veut pas dire qu’il est susceptible de changer le système parce que celui-ci semble « normal » et sans alternatives. Bourdieu explique ce manque du sentiment d’alternance chez les individus avec son concept « doxa » selon lequel l’individu ne songe pas à la transition du pouvoir. De ce fait, les êtres humains acceptent beaucoup de choses sans les connaître grâce à cette intériorisation. Grosso modo, cette façon de penser devient une sorte de croyance à laquelle les individus se soumettent et ne s’opposent jamais. Le terme de « violence symbolique » de Bourdieu s’affirme dans cette atmosphère favorable à la formation de l’individu selon les normes et les valeurs sociales créées par les appareils idéologiques de l’État, favorisé par un accueil chaleureux des individus qui vivent dans état de consentement total.
Si nous concrétisons ces aspects théoriques, nous observons que les déploiements d’Etat sur les populations est assuré par l’incorporation de trois sources de cohésion sociale à l’image idéal-typique de son citoyen. Ces trois sources de cohésion sociale sont ainsi : l’histoire, la langue et la religion. La première chose à faire est donc de raccourcir la distance en assimilant l’un de ces piliers à l’autre via les appareils d’Etat pour la création d’une communauté politique destinée à devenir une nation. En l’occurrence de la nation israélienne, la construction est due à un double processus : en premier lieu, la migration des Juifs de diaspora dans les territoires de l’Etat et l’israélisation des Juifs par l’intermédiaire des nouvelles institutions culturelles sionistes.
De même que les architectes de l’Etat d’Israël, à majorité absolue des juifs européens, entrent dans la scène politique internationale avec leur projet national juif face à la montée en puissance de l’antisémitisme politique en Europe à la fin du ème siècle. Leur préoccupation est de fournir une protection aux juifs menacés par l’antisémitisme. En ce sens, ils se divergent des autres mouvements juifs européens philanthropes et des institutions juives comme l’AIU, du fait de leur romantisme pour développer une conscience juive nationale et de faire immigrer tous les juifs disséminés dans quatre coins du monde. L’objectif de créer un nouveau Juif, lancé par le mouvement sioniste, va se concrétiser par la création d’un homme israélien dans un territoire présumé ancestral.
Dès la première phrase de Ben Gourion dans la Déclaration d’indépendance, il apparait que les Israéliens modernes sont perçus avant tout comme des descendants juifs de la terre d’Israël antique autour de laquelle le peuple juif forme sa culture religieuse et nationale durant tous les siècles de l’exil. Selon cette manière de voir, il y a vraisemblablement des enfants d’Israël ( ינב לארשי ou Benei Israel), où qu’ils soient dans le monde, qui ont préservé leur tradition religieuse avec l’espoir de retourner à leur patrie natale dont ils sont chassés. Voilà, le 14 mai 1948 où Gourion reprend ses paroles, cette aspiration millénaire aboutit à l’indépendance du peuple juif. Ce lien de filiation établi par les fondateurs de l’Etat d’Israël est important à souligner car ces arguments leur permettent de rassembler les juifs du monde entier et d’en créer une seule nation sous le parapluie d’un seul Etat juif.
Il n’est que de constater que l’histoire du peuple juif constitue le cœur du récit national israélien sur lequel la continuité entre le présent et le passé est établie de manière hermétique. Ce que nous observons dans l’exemple du sionisme, c’est que l’hypermnésie sélective occupe une place incontestable sur la production de la mémoire collective israélienne à travers le mythe de « Terres promises ». Il est vrai que l’importance accordée à ce petit territoire du Proche-Orient est loin d’être reposé sur un argument profane mais sacralisé.
Si nous regardons de près, le statut de citoyen est octroyé sous les quatre lois principales qui font une distinction entre la citoyenneté israélienne et les diverses nationalités reconnues sur les registres de cet Etat. Nous comptons plus de 130 nationalités (leom) plutôt sur l’affinité ethnique pour les citoyens de l’Etat d’Israël.
Cependant, il n’y a qu’une nation « juive » définie sur les allégeances religieuses malgré la diversité culturelle des juifs qui viennent s’installer en Israël depuis quatre coins du monde. Par le fait, plusieurs identités modifiées se font jour en Israël où le mouvement sioniste a sécularisé le système du « millet » ottoman en le remplaçant par la catégorie dite « leom ».
Les nationalités israéliennes sont précisées par rapport aux rattachements ethniques des groupes sociaux excepté « leom » juif. Proprement dit, il n’est plus possible de mentionner d’une « leom » musulmane à part entière comme ce fut le cas dans l’Empire ottoman tandis que nous parlons souvent des ethno-nationalités comme Arabes, Bédouins, Circassiens, Druzes etc pour les citoyens israéliens de confession musulmane. C’est ainsi que nous témoignons une sorte de sécularisation du système « millet » ottoman en l’occurrence des nationaux non-juifs qui obtiennent la citoyenneté israélienne dès le début des années 50. En ce sens, nous sommes d’avis que les pères-fondateurs israéliens prennent exemple sur l’héritage du système du « millet » ottoman comme tous les autres Etats-nation issus du démantèlement de l’Empire ottoman.
Il est vrai que le mouvement sioniste s’appuie aussi sur une dualité religieuse et politique dans le processus de la description de ces citoyens. Des liens entre la religion juive et l’Etat d’Israël sont étroits et s’entrelacent. Bien que la citoyenneté israélienne soit inclusive pour tous les résidents du pays, la différence subtile entre les notions de « citoyenneté » israélienne et de « nationalité » juive risque de compromettre la cohésion sociale dans la société où la marginalisation des minorités non-juives devient une réalité. Nous maintenons que l’exclusion réside en effet dans le caractère religieux de l’Etat qui reformule la citoyenneté israélienne de façon identique à celle des Ottomans. Bien qu’une identité supranationale soit reconnue par les textes constituants, l’écart entre gouvernants et gouvernés est frappant du fait qu’une partie considérable des citoyens israéliens ne sont pas de même croyance que les gouvernants.
Bien qu’elle soit forgée par une élite laïque, l’identité « israélienne » n’est pas donc épargnée par la logique de marchandage participatif. Ce terme employé par le sociologue Bozarslan dénonce une sorte de concordat entre le politique et le religieux durant la formation de l’Etat sioniste. Selon cette idée que la nouvelle nation est fondée sur les bases d’allégeances religieuses qui lui donne son sens et sa vocation. La preuve en est que dans la déclaration d’indépendance, Israël garantit le droit de retour (aliyah) pour tous les Juifs et leurs descendants éparpillés dans quatre coins du monde. Dans ce point de vue, Alain Dickhoff valide l’idée de concordat et révoque que l’objectif principal de l’Etat au cours de la fondation de l’Etat juif en terre d’Israël est concentrée sur deux aspects : religieuses et politiques. Premièrement, l’espace public et le régime matrimonial sont les deux terrains où le judaïsme joue un rôle déterminant. Ensuite, les valeurs politiques véhiculés par les sionistes dans une perspective d’assurer la souveraineté politique en terre d’Israël vers laquelle millions de confrères religieux sont convoqués à s’immigrer.
Pour conclure cette sous-partie, nous validons l’idée que les éléments religieux dans la construction identitaire sont tellement visibles que la thèse de la continuité historique demeure occupée la place importante dans l’idéologie officielle de l’Etat israélien. Donc, il n’est pas possible de définir la nation israélienne en la distinguant des valeurs et des symboles du judaïsme. Certes, la pertinence du concept « léom » juif fait l’objet d’un débat national autour de sa redéfinition, en faveur de la reconnaissance des communautés juives qui le composent. A savoir que les juifs dits « Séphara des », « Falachas » ou « Mizrahi » revendiquent de plus en plus une réforme en la matière.
Démographie juive selon les archives de l’AIU
La ville accueille une importante communauté juive depuis 15 ème siècle après la mise en place du régime d’Inquisition en Espagne en 1492 qui va aboutir à l’expulsion des juifs d’Espagne vers les autres pays du monde. Malgré 34 familles juives recensées sur une totale de 845 au début du 16 ème siècle, la population juive de la ville ne cesse d’accroitre jusqu’au 19 ème siècle avant de s’accentuer la baisse de population : nous estimons le nombre de Juifs à 6000 âmes en 1895 , à 4647 soit 1000 familles en 1914, et 650 familles recensées en 1918.
Quant aux autres communautés, les Grecs constituent la majorité de la société monastérienne avec leur part de 65%. Le nombre de Juifs est estimé à 6000 sur une population totale de 50 à 60 000. Cela veut dire que, la proportion des Juifs dans la ville serait environ 10-15% à la fin du 19 ème siècle. Le reste de la population est constitué par les Bulgares et les Musulmans. Si nous calculons en s’appuyant sur les données fournis par M. Lévy, dans la meilleure projection, la population musulmane ne dépasse pas un tiers du fait que le nombre de Bulgares est évalué à 5000.
Par ailleurs, habitant jusqu’au milieu du 19ème siècle en grande majorité dans les cortijos, espèces de « ghettos » orientaux, les Juifs se dispersent désormais dans les autres quartiers et se mélangent avec les autres communautés sans s’éloigner pour autant du centre-ville. Toutefois, selon les données de D. Lévy, nous savons que sept cortijos échappent à ces incendies : Basehan, Benvenisté, grand [cortijo], petit [cortijo], Rillo, Talmud-Tora et Medrassé. Pour David Lévy, ces habitations sont primitives, isolées et une honte pour l’image des Juifs dans la ville. Ces cortijos sont habités par 600 familles, soit la moitié de la population juive en ville. Malgré les tentatives de gentrification des cortijos, la Municipalité de Monastir rencontre une opposition de la part de ses habitants. Or, la disparition de ces quartiers ne tardera pas parce que la Communauté, notamment les trois cents familles de cortijos, reconnaitra une terrible incendie qui va cendre les maisons dans les cortijos. Les secours viennent de l’Autorité ottomane et du Comité central de l’AIU sont remarquables. La souscription ouverte pour les sinistrés prévoit la construction de nouveaux bâtiments dans la périphérie de la ville. C’est ainsi que le projet de gentrification se réalise de manière involontaire.
En ce qui concerne la répartition de ces communautés à l’échelle de la ville, nous constatons une frontière naturelle : la Rivière Dragor qui divise la ville en deux entités géographiques. Cette division n’est pas seulement une seulement topographique mais aussi sociale. Selon les descriptions de D. Lévy, du côté droit de la rivière en question est une agglomération où les populations grecques habitent.
De l’autre, la rive gauche est habitée majoritairement par les populations musulmanes et juives.23
Cette cohabitation judéo-musulmane évaluera à une collaboration politique judéo-ottomane après le changement du régime en 1908. Les Juifs de Monastir accueillent à bras ouvert le passage à la monarchie constitutionnelle qui leur permet d’avoir les mêmes droits que les Musulmans sous la Constitution ottomane. De point de vue symbolique, la présence des pancartes en judéo-espagnole, comme ceux en grec, lors des manifestations à Monastir témoigne de l’accueil chaleureux des Juifs à l’égard du changement de régime. La remise en vigueur de la Constitution de 1876, longtemps suspendue par Abdulhamid II reconnait une citoyenneté plus ou moins égale aux minorités religieuses, jusque-là vivaient sous ce système particulier dans l’Empire ottoman.
En revanche, la réforme des Jeunes Turcs se réalise premièrement sur le plan militaire, comme l’obligation du service militaire à tous les citoyens hommes de l’Empire sans distinction de confession, et sur le plan culturel. Sur le dernier, le débat cristallise autour de l’enseignement du turc, langue officielle de l’Empire. Les œuvres scolaires de l’AIU deviennent donc une arène de combat en la matière.
Langue et intégration juive dans les archives de l’AIU
Rappelons qu’outre sa mission civilisationiste l’AIU porte une préoccupation, celle de l’intégration des Juifs dans leur société, formée par des jeunes nationalismes serbe, austro-hongrois, bulgare ou turco-ottoman dans les nouveaux Etats-nation au lendemain des divorces successifs dans l’Empire ottoman. A titre d’exemple que l’AIU joue un rôle de catalyseur pour le mouvement national turc à la veille du démantèlement de l’Empire. Même si les interactions demeurent ambiguës, les activités de l’AIU semblent aller de pair d’une certaine manière avec la volonté de nationalistes turcs en matière de l’éducation : l’AIU préconise l’apprentissage du français et du turc dans ses écoles et qu’il enlève du programme éducatif la langue de la communauté, le ladino.
Le Comité central de l’AIU prône l’émancipation et l’intégration des juifs dans leur société, dans le sillage de la montée en puissance des nationalismes serbe, bulgare et turco-ottomane à la fin du 19 ème siècle. Pour ce faire, l’AIU donne, à titre accessoire, une certaine d’importance à l’apprentissage de la langue du pays. Tel est le cas de la stratégie de l’AIU à Monastir sous le régime ottomane qu’elle enseigne le grec, la langue de la majorité citadine, et le turc, la langue officielle du pays. Certes, le judéo espagnol, la langue maternelle de la majorité des juifs en Empire ottoman, se trouve en danger face au français et aux langues vernaculaires.
Parler judéo-espagnol à domicile, prier en hébreu à la synagogue, écouter les langues des communautés avoisinantes à l’espace publique et enfin l’enseignement en français dans les écoles de l’AIU, nul ne reconnait mieux le multiculturalisme que le Juif de Monastir. Quand nous regardons de près l’impact de l’AIU dans l’enseignement des langues, il est remarquable que David Lévy se plaigne de la surcharge linguistique dont les élèves souffrent. Dans cette ville balkanique multiethnique, les écoliers de l’AIU apprennent quatre langues étrangères telles que le turc, le grec, le français et l’hébreu. En outre, l’écriture et la lecture en judéoespagnol, qui est leur langue maternelle, apparait comme une cinquième langue parmi les matières enseignées.
Cela provoque une question de la scolarisation éphémère chez ces enfants. Il arrive donc à conclure que le nombre de langues enseignées est la principale raison pour laquelle les élèves ne parviennent pas à aller jusqu’au bout. Nous observons que David Lévy ne trouve pas suffisant les heures consacrées au français, la langue des études générales maitrisée 8 à 10 heures par semaine, pour que les enfants s’expriment bien dans cette langue. Nous constatons ensuite que le directeur met aussi l’accent sur l’enseignement de l’hébreu et du turc dont le niveau ne lui plait pas. Notamment, il met en place les mesures importantes : il recrute un professeur de turc afin que le turc soit enseigné dans tous les niveaux de l’école. Certes, il déplore que le frais de ce dernier ne soit pas pris en charge par le gouvernement turc, étant donné que les établissements laïques de l’Empire sont gratuits et ouverts à tous sans différence de race ni de religion.
Malgré cela, il informe qu’il tente de faire des démarches en vue d’avoir un professeur de turc rémunéré par l’Instruction publique ottomane. Il déplore aussi que les subventionnes annuelles en provenance du gouvernement grec sont supprimées depuis deux ans après avoir été graduellement réduite.
Malgré la saturation linguistique, il apprécie fortement les niveaux de ses élèves en langues étrangères enseignées à l’école et le progrès en grec et en hébreu. Il s’exprime ouvertement ses appréciations à l’égard des professeurs d’hébreu et du grec tout alors qu’il ne partage pas les mêmes à l’égard du celui de turc. Il trouve qu’il n’a aucune méthode de formation ni patience pour enseigner cette langue. Pour prouver ces considérations, ils donnent l’exemple des diplômés fréquentant les écoles à Salonique, plus particulièrement celles de commerce. Selon lui, leurs résultats obtenus sont tellement satisfaisants qu’ils y deviennent les meilleurs étudiants de leur promotion notamment dans la maitrise des langues étrangères telles que le turc et le grec.
En ce qui concerne la langue de l’administration, le turc, la Révolution des Jeunes Turcs est le moment tournant. Cela apporte une série de questions, notamment sur la langue d’enseignement dans les écoles de l’AIU. Monastir n’est pas épargné par ce débat : Isaac Perez, jeune instituteur d’origine monastiriote à Andrinople, met en relief le conflit interne au sein du Comité scolaire de sa ville natale. Il indique que plusieurs membres s’opposent au nouveau directeur de l’Ecole en revendiquant plus d’heures accordées au turc qu’au français. I. Perez participe au débat en posant la question au directeur de l’AIU : « est-il nécessaire de supprimer en partie le français dans les écoles de l’Alliance en faveur du turc ? » Il montre ainsi sa solidarité avec les membres turcophiles de la communauté et sa conviction sur l’intégration totale des Juifs en Turquie après la Révolution.
Ajoutons aussi qu’il la pose non seulement pour un exemple local mais pour toutes les villes de Turquie dont Monastir fait partie jusqu’à 1912. Il est tout à fait important de souligner la conjoncture politique de la région pour pouvoir saisir le point de départ d’une telle question pro-turque. Cela pourrait résulter tout simplement d’une préoccupation de l’intégration des Juifs au marché de travail turc ou de la fidélité juive à l’Empire, toujours prêchée et applaudie par les Ottomans. Un article, édité par un anonyme paru le 26 juillet 1898 sur un journal turc Terdjumani Hakikat, éloge à la fidélité juive au sultan ottoman étant donné les efforts des Juifs pour la propagation de la langue turque parmi eux.
Cet article nous informe sur le ratio des élèves juifs dans les différentes structures éducatives. Sultanie d’Andrinople accueille six élèves juifs sur une effectif de soixante dans ses grandes classes alors que ses petites classes 70% d’élèves sont juifs. Bien entendu, il y a un phénomène de scolarité éphémère et ils quittent l’école une fois qu’ils apprennent assez de turc pour avoir un emploi modeste après deux ou trois années d’études. Quant aux écoles françaises d’Andrinople, 15 à 20% sont des élèves juifs. Le point le plus frappant dans l’article, c’est l’existence des cours de turc organisé par une société ottomane car ceux qui y fréquentent sont en grande majorité sont des juifs. Le ratio s’élève à 90% dans ces classes, ce qui prouve la volonté juive Il est clair que le phénomène n’est pas nouveau mais s’amplifie à la suite de la Révolution des Jeunes Turcs dans l’Empire. Pour preuve, il nous faudra toujours identifier les membres turcophiles du Comité scolaire et voir leurs rapports avec les Comitadjis. Néanmoins, les témoignages de Isaac Pèrez mettent en lumière la situation et ses conseils à la faveur de l’augmentation des heures accordées au turc mettent en relief la difficulté à laquelle les tentatives d’intégration et l’idéologie émancipationiste confortent. Ils ont déjà tenté de faire les études en turc pour quelques matières : histoire, géographie du pays et l’arithmétique mais les résultats obtenus sont pas satisfaisants, vu la difficulté de trouver de bons profs de turc.
Si nous revenons encore à Monastir, Isaac Perez nous informe qu’une petite minorité des diplômés de l’Ecole de l’AIU maitrisent le français s’ils continuent leurs études à Salonique. C’est ainsi qu’il remet en cause le niveau de français introduit à l’Ecole des garçons à Monastir. Par conséquence, il constate que les élèves de Monastir ne sont pas embauchés par un poste dans l’administration parce que leur niveau français est faible et ni par les petits commerçants parce qu’ils font travailler leurs propres enfants. Il fait donc l’idée que plusieurs pères conscients envoient leurs enfants dans les écoles turques qui assurent la bonne ascension sociale pour les enfants du pays.
Par ailleurs, la fin du régime ottoman en 1912 amène celle de l’autogestion des communautés sur le plan social, voire juridique, avec la mise en place des dispositifs nationalistes serbes qui ne valorisent que l’enseignement de la langue serbe dans le pays. Le parrainage de la diplomatie française en faveur des œuvres de l’AIU se révèle dans ce moment de trouble où toutes les écoles confessionnelles se ferment. Seules celles qui se trouvent sous la protection de la France et de la Roumanie maintiennent leurs services. La politique hostile du Royaume serbe envers les établissements scolaires confessionnels ne s’applique donc pas pour un moment donné aux écoles de l’AIU à Monastir et elles persistent jusqu’à 1922.
Par conséquent, l’AIU entretient des relations étroites mais fragiles avec les jeunes Etats-nation balkaniques : ses activités vont de pair d’une certaine manière analogue, en matière de l’enseignement de la langue du pays, avec ces nouveaux Etats. Quoi qu’elle enlève du programme éducatif la langue de la périphérie, c’est-àdire le judéo-espagnol, l’AIU perd le terrain vis-à-vis des projets nationalistes qui envisagent chacun de fabriquer une nouvelle identité « serbe », « grecque » ou « turque » monolithique. C’est sous cette situation défavorable que l’AIU cesse la plupart de ses activités scolaires à peu près en même temps en Serbie et en Turquie dans les années 20.
Emigration des Juifs de Monastir et le rôle de l’AIU
Au cours des années, le phénomène de courts séjours des élèves au sein de l’Ecole interroge tous les directeurs. David Lévy insiste sur la nécessité de garder les élèves jusqu’à l’âge de 16 à 17 ans pour qu’ils aient une éducation bien efficace, du fait qu’ils quittent l’école après avoir acquis des notions de lecture et d’écriture en français. Pour remédier à cela, il propose d’introduire un œuvre postscolaire mais tout de suite il remarque l’impossibilité de créer une éventuelle société des anciens élèves. Sans contestablement possible, son hésitation donne l’idée sur la situation que traversent les Balkans de l’époque, notamment celle de Monastir qui se trouve au cœur des nationalismes émergents.
Dans une telle ville où les revendications irrédentistes polarisent les communautés, il est compréhensif sa prudence, voire son inactivité, en la matière pour ne pas attirer des attentions ou tout simplement des ennuis de tel ou tel groupe politique. A titre d’exemple, les clivages intercommunautaires font le jour et la communauté juive de Monastir se retrouve déchirée entre plusieurs acteurs politiques. La tension des insurrections entre les Bulgares et Grecs touche également la Communauté, qui est considérée souvent par les chrétiens comme l’allié organique des Musulmans, donc celui de la Sublime Porte. Les archives de l’AIU montrent la conséquence de cette mauvaise perception des Juifs chez les chrétiens. A peine après la crise politique, les Bulgares et les Grecs monopolisant le système économique dans les métiers artisanaux entame une boycotte envers les Juifs.
Contrairement à la pertinence de la cohabitation judéo-musulmane, il est donc impossible de constater une telle relation judéo-chrétienne. La calomnie de meurtre envers les Juifs de Monastir fomente toujours la tension entre les populations chrétiennes et juives notamment dans la période de Pâques mais cette fois-ci la situation se prend en tournure économique et politique en aboutissant aux boycottes des magasins et des marchandises juifs parmi les chrétiens. Regardons de près quelques exemples mémorables, notamment pour révéler les rapports des jeunes apprentis avec leurs maitres juif, chrétien et musulman. Le cas des apprentis nous permet de saisir les rapports intercommunautaires des Juifs avec le reste de la société. David Lévy notifie que depuis le mai 1898 l’Ecole a six apprentis dont quatre forgerons et un charron. En basant sur la note de David Lévy, nous apprenons que les trois forgerons passent leur stage chez un juif russe installé à Monastir après les expulsions de 1890 en Russie. Il en suit que ce Juif russe produit plutôt les fers à cheval pour la charronnerie. Certes, les articles fabriqués par lui ne sont guère en norme à Monastir comme il suit les méthodes russes. Il gagne assez bien qu’il peut payer 1,25 livres ottomanes par mois à chacun des deux apprentis tandis que le troisième ne touche encore rien vu qu’il s’est récemment placé.
Emigration vers les Amériques
Hormis la mobilité forcée des apprentis vers Salonique, les Juifs lambdas de Monastir reconnaissent également le phénomène de l’émigration vers d’autres horizons comme Salonique mais plus particulièrement vers l’Amérique. La première vague d’émigration juive de Monastir date environ du septembre 1906, soit trois ans plus tard que celle de leurs concitoyens chrétiens dont leur nombre atteint de quatrevingt mille âmes au Nouveau Monde.28A partir de cette date-là, le nombre d’émigrés juifs oscille entre 30 ou 40 chaque semaine selon le rapport de Monsieur Arié. Même si la vague se ralentit au bout de quelques semaines pour des raisons météorologique peu favorable, les familles profitent de la période hivernale en apprenant l’anglais dans l’Ecole de l’AIU. Le cours se donne par le directeur Monsieur Arié après la sortie scolaire des enfants.
Durant cette courte période, la destination préférée des Juifs de Monastir est les Etats-Unis. Au printemps de 1907, l’implantation des compagnies de navigations à Monastir entame une deuxième vague d’émigration en direction de New-York et d’ailleurs dans le continent. L’une de ces compagnies, Transatlantique, s’implante dans la ville. A la tête de celle-ci M. Vinay, l’ancien professeur de français de l’Ecole serbe de Monastir cherche un auxiliaire dans ses affaires. Monsieur Arié ayant des difficultés financières, il se propose lui-même pour ce poste si l’AIU est favorable à l’émigration des Juifs monastériens mais l’AIU n’autorise pas son directeur à travailler pour cette compagnie de crainte qu’il ne puisse pas être efficace dans l’Ecole.
En revanche, cela ne veut pas dire que l’AIU soit défavorable à l’émigration des Juifs au Nouveau Monde. Au contraire, cette institution philanthrope juive vient en aide à ses coreligionnaires en les installant dans les différentes colonies agricoles en Argentine, au Chili, au Brésil ou au Canada. Cette émigration orchestrée par la Jewish Colonization Association (désormais J.C.A.) dès 1891 a pour but de fournir une terre de refuge aux victimes des pogroms en Europe de l’Est. C’est ainsi que les colonies juives fondée par Maurice de Hirsch par l’entremise de la J.C.A en 1891 se peuplent majoritairement de juifs « ashkénazes » dont la langue maternelle est le yiddish. Si, de point de vue économique, cette colonisation se conforme aux attentes du régime argentin de l’époque qui se cherche de la main d’œuvre pour le développement du pays, la présence des Ashkénazes semble poser un problème d’intégration sur le plan linguistique et culturel dans un pays hispanophone comme l’Argentine. Pour répondre à cette question, la J.C.A. sollicite la collaboration de l’AIU pour qu’elle envoie ses meilleurs instituteurs hispanophones dans ces colonies.
Juifs de Monastir et le sionisme dans les archives de l’AIU
Le rapport annuel du 1913, rédigé par le directeur Joseph Bensimhon, est explicatif pour saisir l’opposition face à laquelle l’AIU se retrouve à Bitola à la suite du grand basculement politique et territoire. L’annexion de la ville par les Serbes entame un processus de la réorganisation communautaire. Le rôle joué par M. Bensimhon en est épatant. Même s’il n’est pas originaire de la ville, ses efforts pour chapeauter la communauté juive surclassent ses activités scolaires.
En ce sens, il rencontre régulièrement le consul français à Monastir pour assurer le maintien des écoles sous nouveau régime serbe. Il fait partie également de la délégation monastiriote pour l’accueil du Grand Rabbin de Serbie, nommé par Belgrade, durant sa visite à Monastir en 1913. Ses tentatives et remarques sont constructives et loin d’être critiques envers la communauté. En commençant par mentionner les tensions intracommunautaires, il reproche ses prédécesseurs d’être en conflit ouvert avec les notables de la communauté et par conséquence d’avoir mis en désordre l’Œuvre de l’AIU. Il est tellement prudent avec ses propos qu’il ne prononce jamais les noms des acteurs impliqués dans les conflits intracommunautaires avant son arrivée à Bitola. Certes, le traitement des rapports de ses prédécesseurs nous informe sur l’image de l’AIU dans la communauté.
De David Lévy à Mathias Benvenisté, tous les directeurs de l’Ecole de garçons ne cessent de qualifier la communauté juive, du haut en bas de l’échelle sociale, d’être ignorante et malveillante envers les œuvres de l’AIU. Quand nous repérons les symptômes de cette haute tension entre l’AIU et la communauté, nous constatons premièrement l’idéalisme de l’AIU se heurte au pragmatisme du Juif ordinaire de Bitola. La fréquentation des crises devient donc plus pertinente et permettent ainsi aux acteurs rivaux de l’AIU de trouver un public susceptible à influencer comme ce fut en 1911.
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Table des matières
Introduction
1- Cadre théorique – Diplomatie israélienne et ses outils
A. Notions
B. Hypothèse I
C. Hypothèse II
2 – Cadre historique – L’identité juive monastiriote dans les archives de l’AIU
A Arrivée de l’AIU à Monastir
B. Démographie juive
C. Langue et intégration juive
D. Emigration des Juifs et le rôle de l’AIU
E. Juifs de Monastir et le sionisme
Conclusion
Bibliographie
Annexes
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