Brève genèse de la situation environnementale actuelle
Un premier repère significateur peut être la publication par le Courrier de l’Unesco en 1971 de l’appel de Menton (ville dans laquelle se sont réunis les scientifiques) « SOS Environnement : 2200 savants s’adressent aux 3 milliards et demi de terriens » où un groupe de scientifiques alertent sur la situation globale de la planète. Dans la foulée, la conférence de Stockholm de 1972 entraîne la naissance du Programme pour l’environnement (PNUE) qui, par des exercices de prospectives, tente d’intégrer « les problématiques environnementales dans des politiques plus globales » est le début de la prise en compte par des organismes internationaux de la nécessité de préserver des milieux naturels. Durant cette décennie, à la suite de la publication du Rapport Meadows dont il sera beaucoup question dans ce mémoire, le Président de la Commission Européenne du moment, Sicco Mansholt, lance un appel pour une Europe Ecologique, « quitte à stopper dès à présent la croissance de nos sociétés industrielles » . En 1974, René Dumont présente sa candidature à l’élection présidentielle, la première tentative française de conquérir l’Elysée sous l’étiquette écologiste, mais fait la risée de ses principaux opposants politiques. Durant les décennies qui ont suivi, ces problématiques ont été absorbées par les institutions sous le nom de développement durable qui fait aujourd’hui l’objet de vives critiques de la part de ceux qui se réclament de la décroissance. Ce qui s’est ajouté au tournant des années 1990, c’est la question du réchauffement climatique avec l’emblématique trou dans la couche d’ozone et l’accroissement des risques d’extinction des espèces au niveau mondial comme de la diminution drastique des populations animales. Ces nouvelles données sont venues au début des années 2000 apporter au modèle système-Terre l’idée de points de bascule de réchauffement planétaire après lesquels il n’est plus possible de prévoir les boucles de rétroaction. Par ailleurs, la taille des réserves de ressources à extraire s’amenuise et signe la fin de l’extraction facile et peu coûteuse. C’est quelque chose d’important puisque la raréfaction des ressources minières vient apporter la contradiction à l’idée que les énergies renouvelables, très demandeuses en minerais rares et prétendument vertes, pourront venir apporter la solution au réchauffement climatique par une transition des sources énergétiques. Par ailleurs, ce que montrent les études historiques sur la question, c’est qu’une nouvelle source d’énergie ne vient jamais remplacer une énergie ancienne. Il n’y a « jamais eu de transition énergétique » dans l’histoire de l’énergie, mais une addition de celles-ci : le bois ne fut pas substitué par le charbon, mais ce dernier s’ajouta à la consommation de bois, et plus tard le pétrole et le nucléaire firent de même.
C’est dans ce contexte assez inquiétant que l’apparition du terme d’Anthropocène au début de ce troisième millénaire a fait couler beaucoup d’encre. Popularisé par le chimiste et météorologue Paul Cryutzen, il annonce une nouvelle époque géologique où la Terre serait entrée, succédant à l’Holocène : l’âge des humains. L’espèce humaine serait ainsi devenue une force géologique majeure, imposant la marque de son existence jusque dans les différentes strates de roches composant la terre. Bien que ce terme soit largement utilisé dans des lieux très éloignés des sciences stratigraphiques, la communauté de géologues à laquelle appartient le choix de trancher officiellement si oui ou non l’Anthropocène est bien une nouvelle époque géologique n’est pas unanime. Le choix de la date de début de cette nouvelle époque géologique fait l’objet de nombreux débats : si l’année 1945 avec l’explosion atomique est une des hypothèses privilégiées, le début de l’ère industrielle est aussi évoquée comme date potentielle . Il faut dire que l’enjeu politique est grand quant au début de la nouvelle ère géologique. Mais derrière l’apparente valeur positive de la prise de conscience écologique qu’évoque l’Anthropocène se cache le récit d’une humanité unifiée sous la même bannière, sans prendre en compte les multiples peuples ou communautés qui n’ont pas souhaité participer à l’accroissement inarrêtable de l’extractivisme effréné des ressources planétaires et en ont pour beaucoup nullement profité : que l’on pense au milliard d’êtres humains qui vivent dans les bidonvilles et de leur souhait, tout à fait légitime, d’espérer consommer davantage. C’est toute la force de l’argumentation historique de Bonneuil et Fressoz qui retracent très bien l’histoire politique de l’Anthropocène et des inégalités liées au développement économique : le constat qu’ils dressent est que les élites économiques et politiques qui en ont profité ont été inconscientes, ou plus grave, conscientes de l’impasse dans laquelle elles ont mené ‘l’espèce humaine’. C’est pourquoi ils préfèrent le terme de Capitalocène à Anthropocène qui a pour effet heuristique majeur de signaler « l’asymétrie de richesses propres à la dynamique historique du capitalisme » et permet notamment de réintroduire l’inégalité écologique entre les pays NordSud et l’externalisation de l’empreinte carbone des pays du Nord dans les pays du Sud. Par ailleurs, ils réintroduisent un aspect fondamental qui a tendance à être oublié : la conscience écologique de la finitude des ressources planétaires a systématiquement accompagné le développement industriel. De nombreux et nombreuses scientifiques, économistes ou philosophes ont dès le début de l’ère industrielle alerté sur les limites de l’expansion économique humaine reliée à la finitude de la planète-Terre et sur les dégâts causés. Par exemple, la Revue du MAUSS a publié un extrait de l’œuvre de John Stuart Mill qui atteste que le chantre anglais du libéralisme du milieu du XIXème siècle posait déjà les bases de la limite économique au développement et défendait « l’état stationnaire» de l’économie face à « l’idéal de vie que nous présentent ceux qui croient que l’état normal de l’homme est de lutter sans fin » .
Un troisième terme a été proposée en 2014 lors d’un colloque qui s’est tenu au Danemark par Anna L. Tsing : Plantationocène, pour faire débuter cette nouvelle ère avec les plantations de canne à sucre au XVIème siècle où les êtres humains se seraient détachés des « caprices de la nature ». La mise en place des plantations de canne à sucre immenses et dédiées à une monoculture, reposant sur la main d’œuvre d’esclaves, serait la naissance de l’exploitation agricole qui repose sur la destruction d’écosystèmes complexes, où les plantes comme les humains ne sont que des ressources à exploiter. Quoi qu’il en soit, que l’époque soit à définir comme Anthropocène, Capitalocène, Plantationocène, ou même Chthulucène, proposé par Donna Haraway (qui d’ailleurs ne fait pas référence à la nouvelle de l’écrivain Lovercraft L’Appel de Cthulhu), l’irruption de la nouvelle : la Terre réagit à ce qu’on fait est capitale. Bruno Latour voit dans l’Anthropocène (avec anthropos pour l’humain et cène pour nouveau) le concept « philosophique, religieux, anthropologique […] et politique » pouvant devenir « le plus pertinent pour commencer à se détourner pour de bon des notions de […] modernité » . Face à toutes les catastrophes qu’impliquent ce nouvel Âge de l’humain, il propose dans un essai récent « d’atterrir » pour construire un habitat terrestre.
Les années 2010
Ces dernières années, beaucoup de choses ont semblé s’accélérer avec la multiplication de publications catastrophistes. Le rapport de la plateforme intergouvernementale IPBES de 201918 annonce une menace d’extinction d’espèces sans précédent : plus d’un million d’entre elles seraient menacées de disparaître de la surface du globe. En terme de pourcentage, c’est 25% des espèces d’animaux et de végétaux qui sont d’ores et déjà menacées d’extinction. Mais ce que précise ce rapport, c’est que certains écosystèmes sont à l’origine de l’absorption d’émissions à effet de serre : plus de 60% d’émissions mondiales d’origine anthropique de carbone sont séquestrées par des écosystèmes terrestres et marins. Cela montre, comme seul exemple parmi beaucoup d’autres, que les conditions de vie sur terre pour l’espèce humaine et l’état des écosystèmes naturels sont étroitement mêlés. Le réchauffement climatique est donc directement lié à la question de la biodiversité, et vice-versa. Parmi les rapports du GIEC, celui sorti en 2014 était de plus en plus pessimiste. La COP 21 de 2015 est aussi un moment majeur de la dernière décennie en terme du climat. Les préoccupations climatiques des grandes puissances mondiales sont présentes. Toujours pour Bruno Latour, la COP 21 signe quelque chose de majeur, en dehors des engagements pris par les différents pays : le jour de la signature de l’accord de Paris, les pays se seraient rendu compte « [qu’]il n’existerait pas de planète compatible avec leurs espoirs de développement ». Quelques années plus tard, en 2018, en réaction notamment à l’augmentation de la taxe carbone, le mouvement des Gilets Jaunes embrase le pays, et des points de jonction semblent s’opérer, matérialisés par la reprise du slogan Fin du monde, Fin du mois, Même combat. La même année, les mobilisations initiées par Greta Thunberg donne de la puissance aux revendications d’une bifurcation de modèle de société rapide. C’est d’ailleurs sans aucun doute l’année 2018 qui signe la popularisation croissante des théories des effondrements, avec leur présence accrue dans les médias. Fin 2019, l’apparition d’un coronavirus, appelé plus tard la Covid-19, entrainera un confinement périodique en France, et généralisé à l’échelle mondiale avec différentes stratégies étatiques, de la population tout au long de l’année 2020 et jusqu’au moins une partie de l’année 2021, date d’écriture de ce mémoire. Toutes ces actions, et des centaines d’autres moins connues peut-être, mais très certainement tout autant signifiantes, marquent il semblerait une accélération des enjeux globaux liés à l’Anthropocène. Ce qu’ils révèlent, c’est que tout ce qui touche à la Nature a des retombées tangibles sur les structures sociales et leur stabilité ; que le lien qui lie la société à la Terre sur laquelle nous vivons ne peut plus être ignoré.
|
Table des matières
Introduction
1) Brève genèse de la situation environnementale actuelle
2) Naissance de la « collapsologie »
3) La publicisation des théories des effondrements dans l’espace public français
4) Le terrain de recherche et annonce de la problématique
Partie 1 : Se plonger dans le milieu effondriste
1) De la pragmatique des actes de langage aux milieux en interaction
2) Suivre les trajectoires sur le temps long
Partie 2 : Qualifier les pratiques discursives
1) Qualification contextuelle et temporelle du corpus de tweets
2) Faire émerger des questions depuis le corpus de tweets
3) La forme, la valeur et le statut de la référence
Partie 3 : Les chercheurs ordinaires et engagés de la collapsologie
1) Les pratiques d’écriture comme révélateur de « chercheurs ordinaires »
2) Les valeurs partagées des effondristes
3) Conserver la valeur du Mythe comme récit Apocalyptique
Conclusion : Vers un habitat terrestre
Bibliographie
Annexes
Télécharger le rapport complet