La propreté à la ville de Paris
Bref historique de la prise en charge de la propreté à Paris
Un détour par l’histoire de la prise en charge du nettoyage des rues parisiennes permet d’une part de saisir comment la propreté est progressivement devenue une mission de service public, aux enjeux politiques et techniques forts, et d’autre part d’observer la façon dont le service s’est très concrètement organisé pour faire face à la tâche tentaculaire de nettoyer et maintenir propre une ville aussi vaste et à la densité croissante. Pour une part non négligeable, cette organisation perdure encore aujourd’hui et nous verrons aussi, dans la description et l’analyse de l’intervention menée, qu’une partie des questions et problématiques mises en discussion au cours de l’intervention a une histoire ancienne.
Des premières préoccupations concernant les déchets à leur prise en charge organisée par les autorités
La gestion des déchets et la propreté des rues ne semblent pas être une préoccupation des citadins jusqu’au Moyen-Âge. Mais cette période connaît un essor des villes et une concentration de la population dans des espaces où, contrairement aux campagnes, le « retour dans le cycle écologique naturel » des déchets (Lhuilier et Cochin, 1999, p.19), utilisés alors comme engrais pour la terre ou nourriture pour les animaux, n’est pas possible. L’accumulation des déchets commence alors à poser des problèmes mais reste une problématique secondaire pour des citadins davantage préoccupés par leur survie et ne faisant pas de lien entre insalubrité et pandémies. Les travaux de Prost (2006, 2007, 2014, 2015), Barles (Barles, 2005, 2011, 2015 ; Barles et Guillerme, 2016) et Béguin (2013) permettent de retracer l’organisation progressive d’une prise en charge publique du nettoyage des rues et de l’enlèvement des ordures, notamment à Paris. Les premières mesures de salubrité publique sont impulsées à partir du XIIe siècle par quelques monarques incommodés par la situation. En 1184-1185, Philippe Auguste tente de régler le problème de l’amoncellement de la boue et des ordures dans la capitale en recourant au pavage des rues et en ordonnant la création de canaux et fossés centraux pour désencombrer certains quartiers. D’autres mesures suivront au fil des règnes, notamment en lien avec le développement dramatique des épidémies en Europe. Ainsi au XIVe siècle, suite à une épidémie de peste, le prévôt de Paris demande aux habitants de balayer devant leur maison et de transporter leurs boues et leurs ordures dans des endroits prévus à cet effet. Parallèlement à l’organisation du nettoyage des rues sont mis en place dès le XIIIe siècle des systèmes d’amende et de contrôle de plus en plus forts pour ceux qui ne suivraient pas les ordonnances édictées .
Au XVIe siècle, Louis XII puis François Ier tentent de mettre en place des services organisés d’enlèvement des boues puis des ordures, et apparaît la profession des « boueux ». Leurs tentatives s’accompagnent de la création de taxes afférentes aux nouveaux services fournis qui butent sur des résistances des citadins peu enclins à payer pour le ramassage de leurs déchets. Se met finalement en place un système mixte dans lequel les habitants sont chargés de balayer devant chez eux et de mettre en tas les déchets, tandis que l’autorité se charge du transport et prélève une taxe pour le financer. Cette taxe durera finalement de 1532 jusqu’à 1873. Au XVIIe siècle, Louis XIV poursuit les efforts pour améliorer la propreté. Le ramassage des ordures à Paris est de plus en plus régulé, avec des heures de dépôt et de collecte des ordures et la mise en place d’itinéraires de ramassage. Il faut noter que ce sont des entrepreneurs privés qui assurent cette tâche de ramassage. Les immondices sont d’abord transportées aux portes de la ville, puis différents ré-usages se développent pour les utiliser comme de l’engrais ou du combustible.
Au fil du XVIIIe siècle, les préoccupations concernant les déchets évoluent : d’une part le développement des activités industrielles et artisanales (fonte des suifs, équarrissage des chevaux, boucherie, triperie, tannerie, etc.) entraine l’accumulation d’une nouvelle saleté particulièrement odorante et putride, d’autre part la population commence à s’inquiéter des risques de maladies générés par les déchets. De nouveaux usages de la ville, par des classes aisées qui commencent à s’y promener, développent aussi l’attente d’une plus grande exigence de propreté des sols permettant un déplacement plus aisé (Denys, 2015). L’organisation du nettoiement des rues se veut alors devenir plus précis et quotidien, et des sanctions sont prises à l’égard des riverains et des « entrepreneurs du nettoiement» qui ne rempliraient pas leurs obligations. En 1750, apparaissent à Paris les premiers tonneaux d’arrosage permettant le lavage de chaussées des grandes voies. A la veille de la Révolution, sont promulguées les premières lois concernant le nettoyage des rues et des places dans toute la France et précisant les obligations des riverains .
Le tournant hygiéniste et technique du XIXe siècle
L’essor du néo-hippocratisme chez les médecins, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, vient souligner le lien entre insalubrité urbaine et mortalité, en affirmant que le milieu joue un rôle primordial pour la santé. Des études statistiques révèlent l’existence d’une surmortalité dans les villes, comparativement aux campagnes. Un consensus émerge selon lequel « il faut changer les villes » (Barles, 2011, p.32), projet qui sera mis en œuvre par les ingénieurs et hygiénistes du XIXe siècle, et avec l’impulsion forte du préfet Haussmann . Sur le plan de la propreté parisienne, cela se traduit par une poursuite de l’externalisation des ordures ménagères en dehors de la ville et le développement de l’organisation du nettoyage des rues, par les ingénieurs des Ponts et chaussées en charge des services techniques parisiens. Des bornes fontaines, installées à partir de 1820 et alimentées par le canal de l’Ourcq, permettent de développer l’arrosage des sols et sont ouvertes deux fois par jour pendant une heure. Le nettoiement par l’eau qui s’écoule des fontaines, et qui entraine les salissures regroupées au préalable par les balayeurs, est complété par de l’arrosage manuel et même de l’arrosage à l’aide de machines arroseuses. Le balayage se perfectionne aussi avec le développement de balais, rabots et raclettes permettant un meilleur rendement et l’intervention de machines balayeuses à chevaux équipées de balais-rouleaux. Ces opérations sont facilitées par la poursuite du pavage puis le revêtement (macadam, bitume) des voies, et par le développement des trottoirs et des chaussées bombées, séparés par des caniveaux latéraux raccordés aux bouches d’égout .
Avec Haussmann, les tâches de nettoiement, historiquement essentiellement prises en charge par les riverains et des entreprises privées, relèvent de plus en plus de la municipalité. Pour les services municipaux, il ne s’agit alors plus tant de contrôler le balayage et le nettoyage que de l’organiser à l’échelle de la ville. Le 10 octobre 1859, le nettoiement des rues est retiré des attributions de la préfecture de Police pour devenir une attribution de la préfecture du département de la Seine, qui en confie l’organisation à ses « Ingénieurs du pavé ». A partir de 1873 , les parisiens n’ont officiellement plus en charge le balayage des voies mais doivent s’acquitter d’une taxe de balayage pour financer cette activité maintenant prise en charge par la municipalité. En ce qui concerne les ordures, elles sont enlevées de plus en plus vite et le service de ramassage a lieu plus tôt dans la journée à partir de 1884 : les déchets doivent être le moins possible présents et visibles. Ils ne doivent plus non plus être déposés sur la voie publique de façon sauvage : en 1883, le préfet de la Seine Eugène Poubelle signe un arrêté imposant l’usage de boîtes, dont le volume et la forme sont imposés, dans lesquelles les habitants devront déposer leurs ordures ménagères et dont les horaires de sorties et de rentrées sont réglementées, comme c’est toujours le cas aujourd’hui. Le matériel de collecte des ordures s’améliore aussi avec le recours de plus en plus fréquent à des engins mécaniques. Enfin, des efforts sont faits sur la transformation des ordures. On continue d’en broyer une partie pour la transformer en engrais transporté ensuite en train en dehors de la périphérie parisienne, les cultivateurs de banlieue ayant progressivement délaissé cette forme d’engrais. En 1893 est construite près de Paris la première usine d’incinération de déchets. Elle entre en service en 1900.
Les débuts d’un service public et municipal de la propreté de Paris
A partir du milieu du XIXe siècle, se constitue ainsi progressivement un véritable service « municipal », « public », de nettoiement de la ville de Paris qui a pour finalité l’intérêt général des habitants de la cité (Prost, 2006, p.19). Ce service continue à se développer et à moderniser ses techniques au fil du XXe siècle.
Dans les années 1910-1920, la collecte des ordures devient un enjeu de taille. Le tonnage de déchets produits augmente significativement et plus rapidement que le nombre d’habitants, passant de 1 084 600 m3 d’ordures ménagères (soit 411 litres par habitant) en 1900 à 1 760 576 (soit 615 litres par habitant) en 1922 (Girard, 1923). Une taxe d’enlèvement des ordures ménagères est votée en 1921 par le conseil municipal et mise en place quelques années plus tard. Les parisiens s’acquittent alors, et c’est toujours le cas aujourd’hui via les impôts locaux, de deux taxes concernant la propreté : une taxe de balayage (à partir de 1873) et une taxe d’enlèvement des ordures ménagères (à partir de 1926). A cette époque, la collecte se fait le matin par « déversement à ciel ouvert » : le contenu des réceptacles de propreté sortis par les propriétaires ou les concierges est versé dans des tombereaux (tirés par des chevaux, puis tous motorisés à partir de 1919), qui suivent des itinéraires précis et qui sont conduits et chargés par une équipe de cinq personnes (un conducteur, deux « chargeurs », un chiffonnier qui répartit et entasse les ordures dans la benne du tombereau, et un balayeur qui balaie ce qui a pu tomber pendant le chargement). Les déchets sont ensuite traités dans une usine dépendant de la TIRU .
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Table des matières
Introduction
Première partie : Contexte et cadre de la recherche
Chapitre 1. L’organisation de la prise en charge de la propreté de Paris
1.1. La propreté à la ville de Paris
1.1.1. Bref historique de la prise en charge de la propreté à Paris
1.1.2. La Direction de la propreté et de l’eau (DPE)
1.2. L’organisation du Service Technique de la Propreté de Paris (STPP)
1.2.1. Présentation générale
1.2.2. Une organisation territoriale de la prise en charge de la propreté
1.2.3. Les « techniciens de service opérationnel » et leur hiérarchie
1.2.4. La fonction publique de la ville de Paris
1.2.5. Le dialogue social et les syndicats
1.2.6. Les élus et les usagers
Chapitre 2. L’absentéisme et la commande de la DPE
2.1. Une préoccupation initiale de la DPE : l’absentéisme des éboueurs
2.2. La commande de départ et son « histoire »
2.2.1. Une première intervention menée par l’équipe de recherche de psychologie du travail et de clinique de l’activité du CNAM
2.2.2. La formulation d’une nouvelle commande à l’origine d’une seconde intervention
Chapitre 3. Le cadre théorique et méthodologique de l’intervention menée
3.1. L’intervention et la recherche en clinique du travail et en clinique de l’activité
3.2. Quelques repères théoriques et méthodologiques en clinique de l’activité
3.2.1. Une méthodologie développementale
3.2.2. La particularité de l’observation
3.2.3. L’analyse de l’activité : tâche prescrite, activité réalisée et réel de l’activité
3.2.4. Métier et genre professionnel
3.3. Engagement et réflexivité de l’intervenant-chercheur
3.3.1. Un engagement subjectif fort dans les milieux de travail et dans le rapport avec les professionnels
3.3.2. Transfert et contre-transfert, prise et reprise
Récapitulatif du contexte et du cadre de l’intervention et de la recherche
Deuxième partie : Intervention réalisée et problématisation
Chapitre 4. L’intervention réalisée au STPP
4.1. La dynamique globale de l’intervention
4.1.1. Phase exploratoire : recueil d’informations, travail de la commande et construction d’un dispositif d’intervention (novembre 2014 – septembre 2015)
4.1.2. Co-analyse de l’activité des chefs d’équipe (octobre 2015 – juin 2017)
4.1.3. De la mise en discussion des analyses effectuées à la mise en interrogation de l’organisation (octobre 2015 – décembre 2017)
4.1.4. Des résultats de l’intervention à l’expérimentation de nouveaux modes de travail collectif (à partir de juillet 2016)
4.1.5. Vers une pérennisation et une généralisation des modes de travail expérimentés ? (à partir de mai 2017)
4.2. Les résultats des co-analyses réalisées avec les chefs d’équipe
4.2.1. La méthode des autoconfrontations simples et croisées
4.2.2. Le travail de co-analyse mené dans la division 13
4.2.2. Le travail de co-analyse mené dans la division 14
4.2.3. Obstacles rencontrés dans le travail de co-analyse
Récapitulatif de l’intervention menée et du travail de co-analyse
Chapitre 5. La construction de l’objet de la recherche : du vécu au questionnement de l’engagement et du désengagement au travail
5.1. Les mouvements d’engagement et de désengagement identifiés dans l’intervention et les analyses menées
5.1.1. Engagement et désengagement dans l’intervention
5.1.2. Engagement et désengagement dans les activités co-analysées
5.1.3. La douloureuse apparition de l’engagement comme objet explicite des dialogues
5.2. De l’absentéisme au désengagement et à l’engagement des professionnels
5.3. Des engagements et des désengagements aux formes et fonctions multiples
5.3.1. Reprise des différentes manifestations d’engagement et de désengagement identifiées
5.3.2. Premiers éléments de définition de l’engagement et du désengagement
Questionnement de départ sur l’engagement et le désengagement au travail
Troisième partie : Ressources théoriques
Chapitre 6. L’ « engagement » en psychologie du travail et des organisations
6.1. L’engagement organisationnel
6.1.1. Les premiers travaux : l’engagement comme concept permettant de décrire et comprendre des « lignes d’action »
6.1.2. Engagement affectif, engagement de continuité, engagement normatif
6.1.3. Antécédents et effets de l’engagement organisationnel
6.2. De l’engagement organisationnel à l’engagement au travail
6.2.1. Vers un élargissement des conceptualisations
6.2.2. Les « conditions psychologiques » de l’engagement et du désengagement au travail
6.2.3. Engagement au travail versus burn out
6.3. L’implication au travail
6.3.1. Travail et identité
6.3.2. Antécédents et effets de l’implication au travail
6.4. Le désengagement au travail
6.5. Synthèse
Chapitre 7. Les apports de l’analyse du travail et des perspectives cliniques pour penser l’engagement et le désengagement au travail
7.1. La tradition francophone de l’analyse du travail : de l’exécutant au professionnel « engagé »
7.1.1. La distinction entre travail prescrit et travail réel
7.1.2. Réel du travail et mobilisations subjectives
7.1.3. Engagement et inscription dans une « chaîne symbolique des activités »
7.2. Engagement, désengagement, activité
7.2.1. Le modèle de l’activité dirigée en clinique de l’activité
7.2.2. Le sens de l’activité
7.3. Les conduites d’engagement et de désengagement
7.3.1. Des conduites d’adaptation
7.3.2. Des conduites défensives
7.3.3. Des conduites de résistance et de dégagement ?
7.4. Synthèse
Thèse et hypothèses
Quatrième partie : Analyse des données et résultats
Conclusion