Biomécanique de la déglutition et libération des stimuli lors de la phase pharyngée 

Les propriétés sensorielles de l’aliment

La perception sensorielle d’un aliment est un phénomène complexe résultant de l’intégration de différents signaux envoyés au cerveau et évoluant au cours de la consommation. Ces informations, de nature très diverses (texture, température, etc.), interagissent et contribuent à former l’image sensorielle de l’aliment. Nous nous intéresserons en particulier aux stimulations olfactives et gustatives liées respectivement à la perception d’arômes et de saveurs.

Perception d’arômes

Les stimuli olfactifs sont des molécules volatiles de classes chimiques différentes dont le poids moléculaire est compris en 30 et 300 Da. Leur seuil de perception par l’Homme peut varier dans une très large gamme. Ces molécules odorantes doivent être transportées jusqu’à la muqueuse olfactive située dans la cavité nasale pour être perçues. Il existe deux voies possibles. La première est directe ou dite orthonasale par flairage de l’aliment . La seconde est la voie rétronasale lorsque l’aliment est en bouche : c’est la stimulation des récepteurs par cette dernière qui nous intéresse particulièrement ici. Lors de l’inspiration ou de l’expiration, les composés d’arôme vont être mis en contact avec les récepteurs olfactifs situés dans la cavité nasale et un signal électrique va être envoyé au cerveau. L’information olfactive est créée à partir de la mise en contact des molécules odorantes chimiques avec les récepteurs membranaires des neurorécepteurs olfactifs. Il s’en suit une cascade de réactions enzymatiques dont dépend l’ouverture de canaux ioniques qui engendre un phénomène électrique.

Perception de saveurs

Les saveurs d’un aliment sont perçues grâce aux récepteurs gustatifs situés dans la cavité buccale et en particulier sur la langue . La plupart des composés sapides sont hydrosolubles et non-volatils et de structures très variées. Ils sont dissous dans la salive au cours de la mastication pour atteindre les cellules réceptrices. Elles sont situées au niveau des bourgeons du goût, qui sont des organes en forme de bulbe d’oignon. En ce qui concerne la perception d’un stimulus sapide, la fixation d’un ion (par exemple Na+) va entraîner l’ouverture de canaux ioniques et l’apparition d’un signal électrique. Nous nous sommes intéressés plus particulièrement au cas de la perception salée.

Méthodes de suivi de la libération des stimuli lors de la consommation d’un produit

Suivi de la libération des composés d’arôme

Les premières méthodes de suivi de libération des composés d’arôme étaient dites «hors ligne» et basées sur le piégeage des composés sur un support hydrophobe (Linforth et al., 1994; Pionnier et al., 2005). L’apparition de méthodes de spectrométrie de masse sensibles et rapides ont permis de mesurer des cinétiques de libération des composés d’arôme dans la cavité nasale pendant la consommation de produits en temps réel.
Ces méthodes consistent à prélever et analyser l’air expiré du sujet. Elles permettent de détecter et d’identifier des molécules d’intérêt par mesure de leur masse mono isotopique. Leur principe réside dans la séparation en phase gazeuse de molécules chargées (ions) en fonction de leur rapport masse/charge (m/z). Classiquement, un spectromètre de masse se compose de trois parties principales :
une source d’ionisation qui vaporise et ionise les molécules. Parmi les différents modes d’ionisation existants nous pouvons citer les plus classiques : l’ionisation chimique à pression atmosphérique (APCI) et l’ionisation par réaction de transfert de proton (PTR),
un ou plusieurs analyseurs qui séparent les ions produits selon leur rapport masse sur charge m/z, un détecteur qui amplifie le signal et quantifie les ions.
Un système informatique permet de traiter le signal et conduit à l’obtention d’un spectre de masse représentant l’abondance relative des ions en fonction des rapports m/z.

Suivi de la libération des composés sapides

Contrairement à la libération des composés d’arôme, des méthodes « hors ligne » ou « en ligne » coexistent encore pour les composés sapides. Elles permettent aussi bien d’analyser la libération de chlorure de sodium que d’autres composés associés à l’astringence, l’acidité ou l’amertume. Méthodes d’analyse « hors ligne » :Ces méthodes sont basées sur l’analyse de la salive prélevée soit directement dans la cavité buccale du sujet à l’aide d’un coton-tige pendant la consommation (Davidson et al., 1998, 2000), soit par expectora de la salive par les sujets (Lawrence, 2009). L’échantillon ainsi récolté est ensuite analysé pour quantifier le composé sapide d’intérêt. Différentes méthodes d’analyse peuvent être envisagées.
Par exemple, l’analyse des ions contenus dans la salive peut être réalisée par chromatographie en phase liquide à haute performance (HPLC) couplée à un détecteur conductimétrique (Phan et al., 2008). Une séparation préalable par chromatographie d’échange d’ions permet d’obtenir des résultats spécifiques à chaque composé à analyser. Cette technique est sensible, précise et fiable mais présente l’inconvénient d’être longue (15 à 30 minutes par échantillon).
La technique de spectrométrie de masse à ionisation à pression atmosphérique (APCIMS) a également été utilisée pour le dosage des composés dans la salive (Davidson et al., 2000; Pionnier et al., 2004b). Cette technique basée sur l’ionisation douce des composés présente l’avantage de ne pas nécessiter de préparation de l’échantillon et est donc rapide. Cependant, l’équipement reste très onéreux.
Méthodes « en ligne » :Différentes techniques existent pour suivre la libération des composés sapides en continu pendant la mastication. Elles ont souvent le défaut d’être invasives et de perturber le comportement naturel du sujet.
La technique de conductimétrie permet le suivi en continu de certains composés, comme le sel, au cours de la mastication (Jack et al., 1995; Davidson et al., 1998; Neyraud et al., 2003). Jack et al. (1995) ont utilisé un appareil dentaire placé sous le palais et équipé d’électrodes. Cet appareillage ne semble pas perturber la mastication.
Sur la base du même système, Davidson et al. (1998) ont ajouté une électrode pH afin d’estimer les changements de concentration des acides au cours de la mastication.
Cette méthode présente l’avantage d’être en temps réel, mais le positionnement de l’appareillage sous le palais est loin d’être idéal. D’une part, il est possible que les électrodes mesurent également la concentration en sel en surface de l’aliment et non celle dans la salive. Et d’autre part, le positionnement sous le palais n’est pas très représentatif de ce qui peut être perçu au niveau des récepteurs gustatifs de la langue.

Rôle de l’interaction entre le produit et l’individu

L’interaction entre le produit et l’individu agit a priori sur la génération de surfaces de contact entre les différentes phases en présence (produit / air / salive) ainsi que sur l’épaisseur de produit résiduelle dans le pharynx. Supposant que cette interaction dépend des propriétés rhéologiques du produit et des sollicitations mécaniques rencontrées lors de la consommation, nous rappellerons tout d’abord quelques principes de rhéologie. Nous analyserons ensuite les différentes observations concernant le rôle de la rhéologie du produit sur la libération des stimuli. Enfin, nous verrons comment le comportement mécanique du produit sous des contraintes physiologiques a pu être appréhendé jusqu’à maintenant. De la rhéologie à la perception sensorielle :La rhéologie est l’étude de la déformation de la matière sous l’effet des contraintes appliquées. Elle concerne de nombreux domaines depuis les procédés de mise en forme, à la médecine, la géomécanique, et l’agro-alimentaire, etc.
En agro-alimentaire, un test empirique des propriétés rhéologiques , l’analyse de texture, est fréquemment utilisé. Le test classique consiste à faire une double compression du produit à vitesse imposée et de mesurer l’évolution de la force. Différents paramètres empiriques sont identifiés à partir des courbes obtenues comme la «fermeté», la «cohésion» et le «collant» du produit. Ce test présente l’avantage d’être simple à mettre en œuvre. De plus, certains paramètres sont très bien corrélés aux résultats obtenus par analyse sensorielle . De manière théorique, on peut distinguer d’une part les solides idéaux qui se déforment élastiquement et qui retrouvent leur état d’origine lorsque la contrainte est retirée, des fluides idéaux purement visqueux qui se déforment irréversiblement (ils coulent).
Cependant, dans la plupart des cas, la matière présente des comportements intermédiaires qui dépendent de l’intensité des contraintes mises en jeu, du temps caractéristique des sollicitations et de l’échelle d’observation (milieu continu ou non).
La relation entre les champs de déformation déformation et de contraintes est donnée par la loi de comportement du matériau.

Les propriétés de mobilité et de volatilité des stimuli expliquent partiellement leur libération et leur perception

Des relations entre libération, perception et propriétés de mobilité et de volatilité des composés d’arôme ont souvent été observées (van Ruth et al., 2004; Saint-Eve et al., 2006; Lauverjat et al., 2009b). Par exemple, l’augmentation de l’intensité perçue et de la quantité de composés d’arôme hydrophiles libérée lors de la consommation s’explique très bien par une augmentation du coefficient de partage air – produit (i.e. plus grande affinité du composé pour l’air que pour le produit) résultant de l’ajout de matière grasse dans le produit (Saint-Eve et al., 2009; Lauverjat et al., 2009b).
Cependant, nous ne pouvons pas toujours expliquer les différences de libération ou de perception par des propriétés de mobilité et de volatilité des stimuli. Par exemple, une modification de la composition du produit peut induire une diminution du coefficient de partage air – produit, mais la libération in vivo est plus importante (Boland et al., 2006; Lauverjat et al., 2009b). Ces résultats s’expliquent par une augmentation de la fermeté du produit qui induit une augmentation de la quantité d’arôme libérée car le temps de mastication du produit est plus long (Boland et al., 2006; Lauverjat et al., 2009b).
Dans le cas du sel, la mobilité s’avère aussi insuffisante pour expliquer la perception salée (Panouillé et al., 2010).
De plus, la perception et la libération ne sont pas toujours corrélées. Par exemple, Weel et al. (2002) observent une influence de la texture des gels sur la perception et non sur la cinétique de libération. Les raisons de ces différences de perception n’offrent pas de consensus (Weel et al., 2002; Hollowood et al., 2002; Mestres et al., 2005; Boland et al., 2006; Lauverjat et al., 2009b). Mais l’environnement physiologique et le processus oral semblent jouer un rôle prépondérant. Est-ce directement lié à une influence du processus oral sur les mécanismes de libération ? Ou est-ce lié à une influence du processus oral sur la perception de texture qui interagirait avec la perception aromatique ?
Ainsi, afin de déterminer la part respective de la cinétique de libération et des interactions sensorielles sur la perception, il faut comprendre les mécanismes physiologiques mis en jeu.

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Table des matières

Introduction générale 
1 L’aliment et son environnement physiologique 
1.1 Les propriétés sensorielles de l’aliment 
1.1.1 Perception d’arômes
1.1.2 Perception de saveurs
1.1.3 Les dynamiques de perception
1.2 Méthodes de suivi de la libération des stimuli 
1.2.1 Suivi de la libération des composés d’arôme
1.2.2 Suivi de la libération des composés sapides
1.3 Rôle des propriétés des stimuli 
1.3.1 Propriétés de partage aux interfaces de transfert
1.3.2 Mécanismes de transferts de matière au sein d’une phase et entre deux phases
1.3.3 Les propriétés de mobilité et de volatilité des stimuli expliquent partiellement leur libération et leur perception
1.4 Rôle de la physiologie de l’individu 
1.4.1 Anatomo-physiologie de la consommation d’un aliment
1.4.2 Les cinétiques de libération des stimuli expliquées par la physiologie
1.4.3 La sphère oro-naso-pharyngée vue comme un réacteur
1.5 Rôle de l’interaction entre le produit et l’individu 
1.5.1 De la rhéologie à la perception sensorielle
1.5.2 Rôle de la rhéologie du produit sur la libération des stimuli : des résultats contradictoires
1.5.3 Comportement mécanique des aliments soumis aux contraintes physiologiques de la «consommation»
1.6 Conclusions et démarche adoptée 
2 Matériels et Méthodes 
2.1 Produits alimentaires modèles étudiés
2.1.1 Gels laitiers
2.1.2 Solutions de glucose
2.2 Méthodes
2.2.1 Analyse sensorielle
2.2.2 Mesures de propriétés et de cinétiques de libération du sel par conductimétrie
2.2.3 Mesures in vitro et in vivo de la libération de composés d’arôme des solutions de glucose
2.2.4 Détermination de paramètres physiologiques
2.2.5 Simulateur péristaltique
3 Déstructuration du produit et libération des stimuli lors de la phase buccale 
3.1 Introduction générale 
3.2 Modèle in vitro de la libération du sel, Publication n°1
3.2.1 Introduction
3.2.2 Materials & Methods
3.2.3 Results
3.2.4 Discussion
3.2.5 Conclusion
3.3 Modèle in vivo de la libération du sel, Publication n°2
3.3.1 Introduction
3.3.2 Materials & Methods
3.3.3 Results & Discussion
3.4 Conclusion & Perspectives
4 Biomécanique de la déglutition et libération des stimuli lors de la phase pharyngée 
4.1 Introduction générale 
4.2 Rôle de la viscosité sur la libération in vivo
4.2.1 Introduction
4.2.2 Modèle de libération in vivo des composés d’arôme
4.2.3 Résultats et discussion
4.2.4 Conclusion
4.3 Analyse du péristaltisme pharyngé , Publication n°3 
4.3.1 Introduction
4.3.2 The physiology of swallowing and biomechanical analysis
4.3.3 Lubrication model of pharyngeal peristalsis
4.3.4 Pharyngeal peristalsis simulator
4.3.5 Results
4.3.6 Application to flavour release and discussion
4.4 Modèle biomécanique du péristaltisme pharyngé, Publication n°4 
4.4.1 Introduction
4.4.2 Elastohydrodynamic model of the pharyngeal peristalsis
4.4.3 Parametric study
4.4.4 Applications
4.4.5 Conclusion
4.5 Conclusion & Perspectives 
Conclusion générale 
Annexe A : Méthodes de mesure des coefficients de partage
Annexe B : Etudes abordant le lien entre rhéologie, libération et perception
Annexe C : Modèle de libération in vivo des composés d’arôme
Annexe D : Paramètres du modèle de libération in vivo des composés
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