BERLIN ET L’IMMIGRATION AU FIL DE L’HISTOIRE ALLEMANDE
Un berlinois sur quatre a des racines étrangères, un sur sept n’est pas allemand mais détient l’une des 190 nationalités étrangères que l’on peut y trouver. Pourquoi Berlin est-elle habitée par tant d’étrangers ? Pourquoi dit-on de Berlin que c’est une ville cosmopolite ? Pour tenter d’apporter des éléments de réponse à cette première question, un retour en arrière ainsi qu’un aperçu de la politique allemande sur l’immigration sont nécessaires . Pour répondre à la seconde une analyse des enjeux de la ville aujourd’hui et des divers discours sont indispensables.
Prémices
L’histoire de l’immigration en Allemagne et particulièrement à Berlin, commence en 1685 par l’édit de Potsdam, établi par Friedrich Wilhelm, qui a pour but d’accueillir des Huguenots français. Ils seront 44.000 à fuir la France et se réfugier en Allemagne, 6.000 en particulier à Berlin, pour échapper à la politique de persécution de Louis XIV et aux conséquences de la révocation de l’édit de Nantes.
Première vague (1871-1900)
Il faut attendre ensuite deux siècles pour que des phénomènes migratoires significatifs fassent leur apparition en Allemagne : il s’agira dès la fin du XIXème siècle d’une première vague d’immigration liée au travail. En 1871, après la guerre francoallemande, la rapide industrialisation de la vallée de la Ruhr nécessite une main d’œuvre considérable et commence alors le recrutement des Ruhrpolen : ce sont des mineurs de HauteSilésie (ancienne région de Prusse, aujourd’hui située à la fois sur l’Allemagne, la Pologne et la République Tchèque) et des ouvriers agricoles polonais qui vont arriver en masse sur le territoire allemand. Berlin qui s’est largement développée à travers l’industrialisation (textile et sidérurgie principalement) se voit largement concernée par cette immigration. A partir de 1880, l’immigration de ces travailleurs de l’Est connaît une forte croissance : les ouvriers hongrois, allemands et russes de la Pologne ne sont plus seulement demandés par l’industrie mais aussi par le secteur agricole allemand. C’est une main d’œuvre bon marché. Un peu avant 1900, des travailleurs migrants de l’Italie du Nord s’ajoutent à cette population immigrante de l’est et s’installent dans le SudOuest de l’Allemagne. Avant la première guerre mondiale, ils représentent déjà 200.000 personnes.
République de Weimar (1919-1933)
Aux débuts de la République de Weimar et jusqu’à la crise de 1929, la ville de Berlin rayonne : la réforme territoriale du 1er octobre 1920 (« le Grand Berlin ») fusionne 7 villes, 59 villages et 27 districts ruraux environnants à la ville, faisant de ses 878km2 et 3,8 millions d’habitants, la plus grande ville industrielle du continent. La célèbre université de la Humboldt, les architectes du Bauhaus et des personnalités telles que Bertolt Brecht, Otto Dix, Arnold Zweig, Lionel Feininger, Albert Einstein, et Fritz Haber participent à son rayonnement culturel. Elle se transforme en lieu d’expérimentations urbaines (avec Martin Wagner et Bruno Taut) tandis que Fritz Lang, Marlène Dietrich et Friedrich.W Murnau l’a font connaître du 7ème Art. Cette période est marquée par l’accueil de nombreux Russes, membres de l’Intelligentsia (Nabokov, Berberova…), ou simples citoyens fuyant les conséquences de la Révolution Russe. Durant la République de Weimar, Berlin incarne la Weltstadt, ville monde.
Nazisme (1933-1945)
En 1933, Adolf Hitler accède légalement au pouvoir et avec l’idéologie nationale socialiste, apporte un nouveau tournant dans le rapport de l’Allemagne à l’Autre. Fondée sur une classification raciale des hommes, l’idéologie nazie place en haut de cette « échelle de valeur humaine » la race aryenne, comprenant les allemands de « pure souche », perçus comme porteur du génie humain tandis que les juifs, les tziganes, les asiatiques et les noirs sont considérés comme les races inférieures, qu’il faut réduire en servitude ou exterminer (pour les deux premiers). Le nazisme est précisément un déni du cosmopolitisme, le cosmopolite y est vu comme un ennemi, dangereux, qu’il faut éradiquer : « Dans la symbolique collective nazie, taxer quelqu’un de « cosmopolite » revenait à signer son arrêt de mort. Toutes les victimes du génocide planifié étaient considérées comme des cosmopolites […] quand les nazis disaient « juifs », ils voulaient dire « cosmopolites » » (Beck ; 2006). Hitler voyait alors Berlin devenir la capitale de cet empire anti cosmopolite (« Germania »), et celle-ci fût la scène de persécutions contre juifs, tziganes et tous ceux qui ne correspondaient pas à l’idéal aryen. La concrétisation de cette idéologie se fit par la mise en place de techniques d’extermination, qui firent environ 6 millions de victimes. La fin de cette ère est marquée par la victoire des Alliés en 1945.
Accueil des réfugiés
Dans la loi constitutionnelle de la RFA de 1949, l’article 16 prévoit un droit fondamental d’asile et avec l’article 116, paragraphe 1 est permis le rapatriement des Spätaussiedler: ces personnes de souche allemande en provenance de Pologne, Roumanie, Union Soviétique, Tchéquie, Hongrie, Albanie, République de Chine. Le Ministère de l’Intérieur chargé de l’immigration invoque directement la dictature nazie pour justifier le besoin du droit d’asile, comme droit fondamental : „Unter dem Eindruck der Erfahrungen aus der Zeit der nationalsozialistischen Diktatur in Deutschland sieht es in Artikel 16 ein Asylrecht als individuell einklagbares Recht mit Verfassungsrang vor“. Face au traumatisme récent du pays, d’avoir été ce pays dans lequel est apparu un tel racisme, une telle folie destructrice, est apparu en réaction le besoin contraire : s’afficher comme un pays ouvert, sûr, refuge pour des hommes vivant dans des lieux à leur tour en situation conflictuelle.
Guerre froide (1945-1990)
Lors de la Guerre Froide le pays est partagé entre les deux grandes puissances mondiales (Etats-Unis/URSS), et la ville de Berlin devient le symbole de cette scission. Coupée en deux par le Mur, à l’image du pays et de l’Europe scindé par le Rideau de fer, elle devient une ville double. Habitants de la RDA ou de la RFA, les berlinois n’habitent pas dans le même Etat selon la rue dans laquelle ils vivent. Une frontière en pleine ville, les berlinois deviendraient-ils des étrangers entre eux-mêmes ? « Wessies » ou « Ossies » selon quel côté du mur on habite, on n’est plus simplement berlinois. Erigé dans la nuit du 12 au 13 août 1961, pour stopper la fuite incessante des ressortissant de la RDA vers la RFA via la ville de Berlin, le Mur apparaît comme une tentative désespérée de l’URSS de contenir, d’emprisonner les habitants de la RDA. En effet, entre 1949 et 1961, les émigrants de l’Est vers l’Ouest sont estimés entre 2,6 et 3,6 millions. Berlin Ouest attire, c’est la vitrine du monde capitaliste, moderne, évolutif, libre, contrairement à Berlin Est, vitrine du communisme, ville d’un certain idéal social traduit en pratique par des réalités moins confortables, notamment des privations. En 1955, les accords deParis font de Berlin-Ouest un Land à part entière, lié à la RFA, mais dont les membres du Bundestag (Parlement) n’ont aucun droit de vote. Berlin-Ouest est démilitarisé et les jeunes y sont dispensés de service militaire, une mesure incitative des autorités de Bonn (officielle capitale de la RFA) pour encourager les jeunes à s’installer à Berlin et ainsi favoriser développement et renouvellement de la ville. S’installent alors à Berlin toute une population de jeunes « pacifistes, gauchistes, écolos, punks » qui vient de toute l’Allemagne. Ainsi avant la construction du Mur, Berlin Est se vide tandis que Berlin Ouest s’enrichit d’allemands réfugiés dans leur propre pays et d’étrangers venus chercher du travail. Avec la construction du Mur, la frontière devient physique et les possibilités de passer « d’un pays à l’autre » sévèrement contrôlées.
La présence d’un mur dans une ville est quelque chose de difficilement pensable lorsqu’on ne le vit pas. Imaginer que là où l’on ne trouve désormais qu’un marquage au sol, était érigé un mur, au beau milieu d’un quartier, au milieu de trajectoires quotidiennes de milliers de personnes, paraît complètement fou. Mais il n’y a pas que le mur, le mur est la matérialisation physique de ce que l’affrontement des deux puissances mondiales a créé sur la population allemande : une scission culturelle dans un même peuple. Variations de langage, de système politique, d’idéaux, d’architecture, accès à différents types de produits… Il n’en faut parfois pas autant pour dire d’un peuple qu’il est étranger au nôtre. L’auteure Julia Franck née en 1970 à Berlin-Est puis passée à l’Ouest en 1978 raconte dans un numéro du Courrier International ses souvenirs d’adolescente, comment une fois à l’Ouest elle a pu se sentir étrangère et honteuse de l’être, cacher ses origines et ne pas relever les plaisanteries amères de ses camarades wessies : « Si quelqu’un portait un vêtement trop moche ou passé de mode, on disait qu’il avait tout l’air de venir de l’Est! ». Elle se rend surtout compte de la profonde ignorance qui nourrit l’imaginaire des gens de chaque côté du Mur et fabrique des idées reçues, par exemple qu’à l’Est il n’y aurait rien à manger tandis que l’Ouest serait « doré, baigné de soleil et empreint de liberté ». Ainsi peut-on réellement penser que pendant ces 28 ans de scission, les berlinois d’Est et d’Ouest sont devenus des étrangers les uns aux autres et ceci à cause d’un élément architectonique précis : un mur.
Deuxième vague (1955-1983)
Cette période est marquée par une seconde vague d’immigration liée au travail. A partir de 1955, la République Fédérale d’Allemagne commence à conclure des accords de recrutement de main d’œuvre (Anwerbeabkommen zur Arbeitskräfterekrutierung) avec divers pays, afin de reconstruire le pays (domaines de la construction, l’industrie du métal, l’industrie automobile, les mines). Le premier sera avec l’Italie, puis l’Espagne et la Grèce (1960), la Turquie (1961), le Maroc (1963), le Portugal (1964), la Tunisie (1965), la Yougoslavie (1968). En 1957, la Communauté Européenne Economique (CEE) pose les bases de la libre circulation des citoyens en France, Allemagne de l’Ouest, Italie, Belgique, Pays Bas, Luxembourg : ce sera une étape importante dans la migration en Europe. A partir de 1968, la République Démocratique d’Allemagne commence également à passer des accords de recrutement de main d’œuvre, tout d’abord avec la Hongrie, la Pologne, l’Algérie, Cuba, le Mozambique et le Viêtnam, en somme des Etats sous influence soviétique. En 1969, les travailleurs italiens représentent le plus important groupe d’étrangers employés en Allemagne. En 1973 en revanche, avec 605.000 employés, les travailleurs immigrés de Turquie prennent le dessus. La même année, la crise pétrolière pousse la RFA à stopper les accords de recrutement. Avec 2,6 millions de travailleurs immigrés, le marché du travail allemand est saturé. On souhaite avant tout faire cesser l’afflux venant des Etats hors de la CEE (en particulier la Turquie). En 1974, le nombre de départ des immigrés est supérieur à celui des arrivées. Au premier octobre de 1978, les instructions d’administration générale pour la loi sur l’immigration sont modifiées : les étrangers obtiennent un permis de séjour illimité (unbefristete Aufenthaltserlaubnis) après 5 ans et un droit de séjour (Aufenthaltsberechtigung) après 8 ans de présence en Allemagne. Un nouveau décret du droit du travail permet en outre d’obtenir un permis de travail illimité dans le temps après un séjour de 8 ans sur le sol allemand.
En 1978 est lancé un nouveau programme : les réfugiés étrangers secourus dans le cadre d’une opération humanitaire sont automatiquement considérés comme demandeurs d’asile, sans avoir à effectuer la démarche administrative. En 1980, 107.000 demandent le droit d’asile, soit deux fois plus que l’année précédente, on critique un abus de ce droit. Aussitôt sont durcis les droits à l’arrivée : si la procédure de demande d’asile est accélérée, il faut désormais disposer d’un visa (hors pays de la CEE) et aucun permis de travail n’est délivré durant la première année de séjour. En 1983, entre en vigueur une loi pour l’encouragement au retour des étrangers, elle contient des aides au retour, un remboursement de la cotisation salariale (pour l’assurance retraite sans délai d’attente), une disposition anticipée sur les résultats d’épargne, une consultation de retour. On souhaite que ces « travailleurs temporaires» repartent désormais chezeux. L’Allemagne n’a plus autant besoin de main d’œuvre et veut se développer. Mais la situation n’est pas si simple, de nombreuses familles se sont réunies et désormais enracinées sur le territoire allemand, y faisant naître de nouvelles générations, la question de la gestion de cette population se pose aux politiques. Puisqu’on ne peut décemment pas renvoyer chaque étranger dans son pays, de nouvelles lois apparaissent pour améliorer les conditions de vie et d’intégration des immigrés : la naturalisation des travailleurs immigrés de première et deuxième génération (1991), la suppression de l’expulsion pour les étrangers criminels (1997), l’obtention de la nationalité allemande pour les enfants d’immigrés nés sur le territoire allemand (2000).
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Table des matières
Introduction
Préambule
Berlin et l’immigration au fil de l’histoire allemande
Prémices
Première vague (1871-1900)
République de Weimar (1919-1933)
Nazisme (1933-1945)
Accueil des réfugiés
Guerre froide (1945-1990)
Deuxième vague (1955-1983)
Enjeux du Berlin d’aujourd’hui
Symbolique
Economique
Politique
Conclusion
Bibliographie