Bergson une pensée de la relation

Qu’est-ce qu’une relation ? La réponse à une question si ouverte peut être établie de manière extrêmement simple ou incommensurablement complexe, selon que l’on définisse la notion dans son usage le plus courant ou que l’on fasse référence à la charge philosophique qui l’alourdit des multiples analyses que l’histoire de la pensée lui a prodiguées. Dans le premier cas elle se réfère au lien existant entre plusieurs termes : elle a donc pour condition une multiplicité d’êtres séparés, mais pas totalement isolés puisqu’ils sont en rapport. Dans le second cas, le sens de la relation oscille entre une catégorie de l’esprit, comme l’affirment Aristote ou Kant, et une réalité distincte, comme le montrent James ou Russell. Prendre un parti entre ces diverses approches réclame alors une analyse dont l’approfondissement doit être proportionné à leur variété et leur richesse. L’importance intrinsèque de ce concept, qui semble nécessaire à tout raisonnement, n’a de rivale que sa dimension problématique, révélée dès une définition commune loin d’être aussi évidente qu’on pouvait d’abord le croire, car elle paraît engager un choix ontologique (le pluralisme) tout en en montrant immédiatement l’une des difficultés (la qualification d’une hiérarchie entre les êtres, ici entre les termes et les relations). À peine amorcée, la réponse à notre question initiale semble se trouver face à des obstacles infranchissables, la profusion des recherches philosophiques sur la relation conduisant d’un même élan à en confirmer les obscurités et à les assombrir un peu plus.

Pourquoi, alors, rajouter un point de vue différent sur une notion déjà si dense ? et en quoi un philosophe comme Bergson serait-il à même d’y déceler des éléments qui auraient échappés à d’autres ? La référence au penseur de la durée semble parfaitement incongrue à propos d’un concept dont le caractère spatial est impossible à ignorer : si l’on demande une illustration concrète de la relation, le rapport quantitatif du plus et du moins vient spontanément. « A est plus grand que B» en semble être le paradigme, à tel point que lorsqu’Aristote débute son analyse de la catégorie de « relatif », c’est cet exemple qui est d’abord mentionné , ou plus généralement celui du « nombre » . Si l’on doit partir de la comparaison mesurable pour penser la relation, il est clair qu’un regard bergsonien ne pourra y voir qu’une forme particulière du procédé de spatialisation dont toute l’œuvre s’attache à critiquer les effets délétères sur la tentative de connaître les choses telles qu’elles sont. Les termes seraient du côté de la réalité, les relations du côté de la construction artificielle que produit notre intelligence dans le but purement utilitaire de répondre à nos besoins vitaux.

changement, le mouvement, bref la durée seraient ignorés par le concept de relation, qui aurait justement pour sens de laisser de côté la profondeur du réel au profit d’un espace essentiellement pratique. C’est d’ailleurs clairement ce qu’affirme Bergson lorsqu’il cherche à montrer le cœur de la théorie mécaniste à laquelle il s’oppose, dans le dernier chapitre de L’Évolution créatrice :

le principe auquel on est conduit par la considération du mécanisme universel, et qui doit lui servir de substrat, ne condense plus en lui des concepts ou des choses, mais des lois ou relations. Or une relation n’existe pas séparément. Une loi relie entre eux des termes qui changent ; elle est immanente à ce qu’elle régit.

Plus qu’une référence supplémentaire pour une théorie de la relation, la philosophie de Bergson est alors un repoussoir, ou au mieux une mise en cause à prendre en compte et à dépasser. Si la relation est l’outil conceptuel le plus affûté de ses adversaires, si c’est justement elle qui nous éloigne de la réalité en durée, le bergsonisme est tout sauf une pensée de la relation, il est même une pensée qui doit se débarrasser de la relation pour affirmer ses thèses spécifiques. Si l’on en croit ce texte, d’une part la relation n’existe pas, puisque ce qui est, ce sont les « termes qui changent » dont elle dépend intégralement, d’autre part c’est à travers elle que la science mécaniste a perdu de vue les choses mêmes, et se trouve confrontée à des difficultés insolubles dès qu’elle cherche à saisir ce qui vit, ce qui se meut ou ce qui dure. Les relations constituent un monde stable et abstrait, peut-être valable pour traiter la matière, mais proprement incapable de rendre compte de l’élan vital qui est au fond des êtres. Bergson ne peut donc être un recours pour la résolution des problèmes du concept de relation, à moins de vouloir tout bonnement les évacuer dans l’irréel.

On serait d’ailleurs bien en peine de trouver une théorisation explicite de la relation chez notre auteur : comme nous venons de le voir, la notion est constamment attribuée à une conceptualisation qui suit la « pente naturelle » de l’intelligence et qu’il veut justement dépasser. Si le projet du philosophe est d’« invertir la direction habituelle du travail de la pensée », il ne cherchera pas à justifier l’une des principales catégories de ce travail mais au contraire à en démontrer le caractère erroné. Penser les relations ou penser la réalité, il faut choisir : en fondant sa philosophie sur la distinction entre espace et durée, Bergson relativise la relation dans le premier et absolutise la chose dans la seconde .

Affirmer, à l’encontre de ce qui vient d’être établi, la pertinence d’une interprétation relationnelle de la philosophie bergsonienne est donc loin d’aller de soi. C’est pourtant l’hypothèse qui guide le présent travail, et qui comporte deux versants : elle affirme d’une part l’importance du concept de relation chez Bergson, qui ouvre une compréhension nouvelle de beaucoup de ses idées, et d’autre part l’acuité et l’originalité de la notion de relation qu’on peut tirer de ses œuvres, qui fournissent des arguments dignes d’être confrontés à des penseurs plus directement concernés par cette idée.

les rapports spatiaux

l’espace comme mise en rapport chez Bergson 

Il a souvent été relevé que Bergson avait, dans les premiers mots de l’« Avant-propos » de son premier ouvrage, choisi d’inaugurer sa pensée, non pas comme on pourrait s’y attendre par l’invocation du résultat principal de l’œuvre, la construction du concept de durée, mais en annonçant la dimension négative de son travail : « Nous nous exprimons nécessairement par des mots, et nous pensons le plus souvent dans l’espace ». La critique de l’espace est en effet un préalable nécessaire à l’introduction de la théorie de la durée. Plus encore, l’intuition bergsonienne de la durée est elle-même avant tout une distinction, celle justement entre la durée et l’espace. Commencer à parler de l’espace pour traiter de la durée est donc à la fois une exigence méthodologique (supprimer l’origine des faux problèmes pour révéler la réalité elle-même, écarter les médiations pour atteindre les « données immédiates»), et une prise de position métaphysique (l’expérience humaine est toujours constituée d’un mélange entre espace et durée). Il n’est donc pas étonnant que l’ordre d’exposition de l’ « Avant-propos » soit la reprise de celui du deuxième chapitre, dans lequel l’introduction de la durée découle d’une analyse minutieuse du concept d’espace.

Critique de l’espace et création de la notion de durée sont donc intimement liées dès l’origine de la pensée de Bergson. Le passage de l’un à l’autre restera toujours la marque de la philosophie bergsonienne, même après la réévaluation ontologique de la notion  d’espace dans L’Évolution créatrice . Pour saisir ce lien, il faut clarifier ce qui, dans l’espace, doit être dépassé par la notion de durée. L’espace est pensé comme une production artificielle de l’intelligence alors que la durée est la réalité en tant que telle, saisie absolument sans constructions pratiques. Cela signifie que l’espace ajoute quelque chose, qu’il est un filtre qui nous empêche de saisir la réalité tout en nous permettant d’agir dessus. La durée se révèle donc en retirant ce filtre : il faut l’ « épurer » de ce qu’y ajoute « l’obsession de l’idée d’espace » . Mais que faut-il extirper, précisément ? Quelle est la fonction spatiale qui met à distance les choses elles-mêmes ? C’est parce qu’il introduit une médiation entre nous et elles que l’espace nous en éloigne : la réalité nous est rendue extérieure par l’introduction d’un certain rapport qui est la caractéristique essentielle de l’espace.

le rapport spatial d’extériorité

La première définition de l’espace chez Bergson intervient après une analyse du nombre, qui aboutit au constat selon lequel la numération n’est pas une activité originelle de l’esprit mais a besoin de s’appliquer à des unités déjà distinguées ; c’est cette distinction qui est première, et elle réclame l’usage de la notion d’espace. L’une des premières oppositions nettes entre l’espace et la durée est donc celle entre l’impénétrabilité et l’interpénétration : les choses matérielles sont extérieures les unes aux autres alors que les états de consciences se mêlent entre eux, et au tout de l’esprit . Quantifier les états de conscience demande donc d’extérioriser des choses qui par définition n’existent que par leur intégration réciproque. Il faut donc produire un écart entre des termes qui par eux-mêmes ne se distinguent pas. Les deux caractéristiques principales de l’espace peuvent alors être déduites : d’une part l’extension n’est pas un être, mais un procédé intellectuel, d’autre part son fonctionnement consiste à insérer des intervalles à l’intérieur de l’être, dans le but de produire des objets matériels séparés et utilisables. L’explicitation définitive de la notion d’espace peut alors se faire, et Bergson passe pour cela par la détermination de la manière dont le processus d’extension se produit :

L’extensif diffère par hypothèse de l’inextensif ; et à supposer que l’extension ne soit qu’un rapport entre des termes inextensifs, encore faut-il que ce rapport soit établi par un esprit capable d’associer ainsi plusieurs termes. […] Ainsi, des sensation inextensives resteront ce qu’elles sont, sensation inextensives, si rien ne s’y ajoute. Pour que l’espace naisse de leur coexistence, il faut un acte de l’esprit qui les embrasse toutes à la fois et les juxtapose […] cet acte […] consiste essentiellement dans l’intuition ou plutôt dans la conception d’un milieu vide homogène.

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Table des matières

Introduction
Chapitre un : les rapports spatiaux
I. l’espace comme mise en rapport chez Bergson
1. le rapport spatial d’extériorisation
2. le rapport utilitaire de séparation
3. le rapport intellectuel de division
II. Bergson a-t-il oublié les relations ? confrontations et critiques
1. Russell et Bergson : l’extériorité des rapports
2. Kant, Brunschvicg et Bergson : l’intelligibilité des rapports
Chapitre deux : les relations temporelles
I. la durée comme dynamique des relations chez Bergson
1. le sens des relations : l’expérience, le langage, l’effort
2. la relation de succession : le temps
3. la relation de causalité : la liberté
4. la relation du corps à l’esprit : la perception et la mémoire
5. la relation avec la réalité : l’intuition
6. la relation dans la réalité : la vie
II. Bergson a-t-il une théorie des relations ? confrontations et confirmations
1. James et Bergson : l’expérience des relations
2. Nietzsche et Bergson : la puissance critique et créatrice des relations
3. Simondon et Bergson : l’être des relations
Chapitre trois : épistémologie des relations
I. la science comme connaissance relationnelle chez Bergson
1. la double dualité des sciences
2. les sciences vitales : le temps entre relation et rapport
3. les sciences matérielles : l’espace entre rapport et relation
II. Bergson a-t-il compris les sciences ? confrontations et mises à l’épreuve
1. Bergson entre théorie de la relativité et microphysique
2. Bachelard et Bergson : la pensée scientifique
3. Whitehead et Bergson : l’évolution des sciences
Chapitre quatre : pratique des relations
I. l’homme comme relation créatrice chez Bergson
1. la relation entre les hommes : la sympathie
2. la relation entre les hommes et les choses : l’art
3. la relation entre les hommes et le monde : la mystique
II. Bergson a-t-il une pratique des relations ? confrontations et applications
1. pour une technique et une esthétique relationnelles
2. pour une éthique et une politique relationnelles
Conclusion

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