LE FINALISME DโARISTOTE
ย ย On appelle finalisme toute doctrine philosophique qui accorde une importance centrale ร la finalitรฉ dans lโexplication de lโunivers et de ses phรฉnomรจnes. Lโexplication finaliste consiste ร รฉtablir que tout mouvement, tout phรฉnomรจne dans le monde vise ร une fin, un but qui en est la cause. Le finalisme a donc en vue non pas le ยซcommentยป des choses (cโest-ร -dire les mรฉcanismes quโelles mettent en jeu), mais leur ยซpourquoiยป. On parle alors de la ยซcause finaleยป comme de lโexplication ultime de toute chose. De lโavis de Raymond Ruyer, la finalitรฉ รฉtait, ร ses origines, magique. Elle consistait ยซ ร voir en toutes choses des vertus actives, sโexprimant par des signes, en des correspondances formant des systรจmesยป. En effet, lโhomme a toujours รฉtรฉ confrontรฉ aux mystรจres de sa propre nature et de son environnement. Il se trouve plongรฉ dans une angoisse qui le contraint ร chercher le sens de son existence. Cโest cette angoisse existentielle qui va engendrer tous les mythes, toutes les religions, toutes les philosophies et mรชme la science. Pour le professeur Monod, depuis ยซlโenfance de lโhumanitรฉยป, lโhomme a toujours projetรฉ sur le monde qui lโentoure le sentiment quโil a de sa propre nature ; sโexpliquant ainsi les phรฉnomรจnes et tentant de dissiper tant bien que mal son mal existentiel. En fait, nos lointains ancรชtres voyaient dans la nature non seulement des รชtres semblables ร eux (les plantes et les animaux se nourrissant, se dรฉfendant et se reproduisant), mais aussi et surtout des objets ยซ bien plus mystรฉrieux ยป (ยซ des rochers, des fleuves, des montagnes, lโorage, la pluie, les corps cรฉlestes ยป), toutes choses que nous dรฉcrรฉtons aujourdโhui inanimรฉes. Pour en rendre compte, ils procรฉdaient ร une ยซ projection animiste ยป qui consiste ร partir dโeux-mรชmes, de leur propre fonctionnement ร la nature. Or lโactivitรฉ humaine vise toujours la rรฉalisation dโun projet. La nature tout entiรจre est donc ยซ consciente et projective ยป : elle a une รขme. ยซ Lโanimisme primitif formulait cette hypothรจse en toute naรฏvetรฉ, franchise et prรฉcision, peuplant ainsi la nature de mythes gracieux ou redoutables qui ont pendant longtemps nourri lโart et la poรฉsie ยป . Telle est lโorigine du finalisme. Aristote rรฉgularisera cette finalitรฉ primitivement magique en fondant une science finaliste de la nature. Il va rationaliser la nature magique, dรฉfinir des substances et des accidents classables, des changements rรฉguliers et bien ordonnรฉs. Chez Aristote, bref, la finalitรฉ devient une notion scientifique qui fait comprendre toutes choses sur le modรจle dโune fabrication artisanale. La science consiste ร saisir la relation de cause ร effet qui existe dans le rรฉel. Aussi, comprendre ou connaรฎtre un phรฉnomรจne est-ce en saisir la cause. Le modรจle de la causalitรฉ physique est fourni ร Aristote par lโanalogie dโavec lโart. Sur la question du rapport entre lโart et la nature, il est formel, lโart nโest rien dโautre quโune imitation de la nature. Il sโagira donc dโรฉtudier la nature ร la lumiรจre de lโanalyse de lโactivitรฉ artistique. En quoi consiste alors lโart ? Il consiste ร concevoir le rรฉsultat ร ยซ produire ยป avant sa rรฉalisation dans la matiรจre. En effet, lโartiste a dโabord une certaine image de lโลuvre future ร lโesprit avant de choisir le matรฉriel adaptรฉ ร sa structure. Toute fabrication prรฉsuppose donc lโidรฉe ou le concept de lโobjet ร fabriquer. Cette maniรจre dโagir qui consiste ร prรฉvenir, ร calculer avant dโexรฉcuter est la caractรฉristique de lโhomme qui est illustrรฉe ici au plus haut point (par lโactivitรฉ artistique). Il y a donc toujours une ยซ raison ยป ร ce que fait lโhomme ; sans cette raison qui est cause, rien nโarrive. La causalitรฉ est, nous dit Gilson, le terme de lโopรฉration ; elle est ยซ sa fin ยป. Si lโhomme procรจde ainsi, ร plus forte raison la nature dont il participe. Il y a par consรฉquent dans la nature une finalitรฉ ร lโลuvre sinon, comment expliquer lโordre et le plan qui, manifestement, prรฉsident ร la constitution des รชtres et les caractรจres constants des espรจces ? Il existe chez Aristote quatre causes : la cause matรฉrielle (ce en quoi une chose est faite), la cause formelle (cโest le type, lโessence, ce qui donne ร chaque chose sa forme dรฉterminรฉe), la cause efficiente (cโest lโantรฉcรฉdent direct qui provoque un changement) et la cause finale (le but en vue duquel tout le reste sโorganise). Cโest lโensemble de ces causes quโil faut connaรฎtre pour accรฉder ร la science de lโobjet ou de lโรชtre en question. Ainsi, lโon dira que le marbre est la cause matรฉrielle de la statue, la cause formelle en est lโidรฉe voulue par le sculpteur (le visage de Socrate par exemple). Les coups de ciseau en sont la cause efficiente. Et la cause finale de la statue cโest lโargent, ou la gloire ou encore la rรฉalisation de la beautรฉ. A ce niveau, il faut remarquer que dans lโenchaรฎnement des causes, la nรฉcessitรฉ physique ne correspond pas ร la nรฉcessitรฉ logique. Si la logique veut que des prรฉmisses soit infรฉrรฉe la conclusion, dans la nature par contre, ce qui est premier, cโest le but, la fin, de laquelle dรฉcouleront, pour ainsi dire, les conditions nรฉcessaires ร son รชtre. ยซ Manifestement dit Aristote, la premiรจre des causes est ce que nous nommons la fin ยป. ยซ Car elle est la raison dโรชtre et la raison dโรชtre constitue le point de dรฉpart dans les ลuvres de la nature comme dans celles de lโart ยป . La cause finale se rencontre donc aussi bien dans les productions artificielles de lโart humain que dans la nature oรน elle guide tout changement. Seulement, dans lโart humain, la fin est extรฉrieure ร lโobjet quโon faรงonne, dans la nature, elle lui est immanente. Toute science a ses principes, les premiers, dont Aristote dit quโils sont indรฉmontrables mais vrais parce quโils rendent intelligible un ordre entier de la nature par la lumiรจre quโils jettent sur lui. Cโest un ensemble de postulats qui fournissent ร la science un cadre thรฉorique nรฉcessaire ร son รฉpanouissement. Cโest ce que Thomas S. Kuhn appelle un paradigme cโest-ร -dire, un ensemble de rรฉalisations scientifiques qui dรฉfinit les problรจmes pertinents ainsi que les protocoles mรฉthodologiques ร mettre en ลuvre pour arriver ร leurs solutions. A quoi il faut ajouter des impรฉratifs moraux et des postulats mรฉtaphysiques qui, loin de se limiter aux seuls cadres de la science, produisent au contraire, une vision globale du monde. Cโest lร un ensemble dโidรฉes reรงues sans lequel aucune communautรฉ scientifique ne peut fonctionner. En effet, ยซ la recherche rรฉelle ne commence guรจre avant quโun groupe scientifique estime quโil est en possession de rรฉponses solides ร des questions telles que : quelles sont les entitรฉs fondamentales dont lโunivers est composรฉ ? Comment rรฉgissentelles entre elles et agissent-elles sur les sens ? Quelles questions peut-on lรฉgitimement se poser sur de telles entitรฉs et quelles techniques employer pour chercher des solutions ? ยป. Pour Aristote, lโunivers tout entier est contenu dans la sphรจre des รฉtoiles fixes, et ร lโintรฉrieur de cette sphรจre, il nโy a que de la matiรจre et point de vide. Il se divise en deux rรฉgions (la terre et les cieux) sรฉparรฉes par lโorbe de la lune dโoรน leurs noms respectifs de sublunaire et de supra-lunaire. La rรฉgion sublunaire est faite de quatre รฉlรฉments (la terre, lโeau, lโair et le feu). Dans ce monde-ci, entiรจrement contingent, rรจgnent toutes les variรฉtรฉs du changement. Quant au monde supra-lunaire, auquel nous nโavons pas accรจs, il suffisait ร Aristote dโobserver le ciel pour se convaincre de lโimmuable rรฉgularitรฉ de ses mouvements. Les cieux et les astres sont inaltรฉrables, faits de cette cinquiรจme essence quโil appelle lโรฉther. Il va de soi quโen raison du caractรจre incorruptible des corps cรฉlestes, les concepts physiques qui rรฉgissent le monde sublunaire ne valent pas pour le monde supra-lunaire justiciable dโautres normes. Dans ce monde clos et hiรฉrarchisรฉ, il existe des natures bien dรฉterminรฉes, les choses ne sont pas distribuรฉes dโune maniรจre quelconque : ยซchaque chose possรจde dans lโUnivers, un lieu propre, conforme ร sa natureยป. Il y a donc un ยซ lieu naturel ยป pour chaque รฉlรฉment et ยซcโest seulement dans ยซ son lieu ยป que se parachรจve et sโaccomplit un รชtre, et cโest pour cela quโil tend ร y parvenirยป, sauf par contrainte. Ainsi, les รฉlรฉments du monde sublunaire ont tendance ร sโordonner naturellement en une sรฉrie de quatre enveloppes concentriques. La terre, รฉlรฉment absolument lourd, est portรฉe par son mouvement vers la sphรจre situรฉe au centre gรฉomรฉtrique de lโunivers. Lโeau, รฉlรฉment lourd, constitue une enveloppe sphรฉrique autour de la rรฉgion centrale de la terre. Le feu, qui est absolument lรฉger, sโรฉlรจve spontanรฉment pour constituer sa propre enveloppe juste sous la sphรจre de la lune. Et lโair, moins lรฉger que le feu, remplit la derniรจre enveloppe entre lโeau et le feu.2 Comment sโexplique en dรฉfinitive lโensemble des mouvements (changement qualitatif ou quantitatif, dรฉplacements dans lโespaceโฆ) dont lโunivers est le thรฉรขtre ? Rappelons-nous que, contrairement aux Elรฉates qui, niant tout changement, ne pouvaient rien comprendre de la rรฉalitรฉ visible, Aristote part de la rรฉalitรฉ du changement et sโefforce de lโexpliquer. Aussi, dans son analyse du sensible le Stagirite dรฉpassera-t-il Platon, puisquโil nโopposera plus les deux absolus que sont lโรชtre et le non-รชtre, mais les rรฉconciliera en plaรงant entre eux un moyen terme quโil dรฉnomme lโรชtre en puissance. Envisagรฉe dans son sens fondamental, la puissance se rรฉfรจre au mouvement lequel est nรฉcessaire quant au passage de la puissance ร lโacte. Le mouvement est donc un รฉtat passager ; il cessera lorsque la puissance sโactualisera. Le monde sublunaire serait en repos sโil nโรฉtait pas en contact avec lโorbe de la lune en mouvement perpรฉtuel. Mais, Aristote explique lโensemble des mouvements en posant un premier moteur qui meut tout et que rien ne meut. Cโest le Dieu dโAristote qui est Acte pur, รฉternel, suprรชme intelligible et suprรชme dรฉsirable. Dans sa perfection, il ignore le monde auquel il demeure transcendant : il le meut sans contact, par amour. Ce Dieu est donc la cause finale de tous les mouvements de lโunivers. La nature est un ensemble de puissances aspirant ร la rรฉalisation de cet acte, de cette beautรฉ รฉternelle. Au demeurant, Aristote est un finaliste convaincu, et son univers tendancieux et dรฉsireux est rรฉgis par un principe dโordre qui en fait un tout.
LE DUALISME CARTESIEN
ย ย Fidรจle aux principes du mรฉcanisme dont il est, avec Galilรฉe, le fondateur, Descartes ne voit dans les corps vivants que des machines faites des mains de la nature ou de Dieu. Ces machines sont donc semblables aux automates ou autres ยซmachines mouvantesยป faites par lโhomme. Entre elles, il nโy a quโune diffรฉrence de degrรฉ de perfection ; celles-ci รฉtant de fabrication humaine, alors que celles-lร sont de crรฉation divine. Ainsi, comme toute machine, les comportements des รชtres vivants seront expliquรฉs par la seule disposition de leurs organes. Mais alors, toute distinction entre lโhomme et lโanimal sโestomperait. Seulement, pour Descartes, contrairement ร lโanimal, lโhomme nโest pas son corps. En effet, la premiรจre chose ยซclaire et distincteยป , autrement dit, la premiรจre vรฉritรฉ ร laquelle il parviendra et sur laquelle reposera tout son systรจme, est le ยซ cogito ergo sumยป, entendez ยซ Je pense donc je suis ยป ; ce qui revient ร dire que je suis une pensรฉe. ยซ Et quoique peut-รชtre, รฉcrit-il, (ou plutรดt certainement, comme je le dirai tantรดt) jโaie un corps auquel je suis trรจs รฉtroitement conjoint ; nรฉanmoins, parce que dโun cรดtรฉ jโai une claire et distincte idรฉe de moi-mรชme en tant que je suis seulement une chose qui pense et non รฉtendue, et que dโun autre cรดtรฉ jโai une idรฉe distincte du corps, en tant quโil est seulement une chose รฉtendue et qui ne pense point, il est certain que ce moi, cโest-ร -dire mon รขme, par laquelle je suis ce que je suis, est entiรจrement et vรฉritablement distincte de mon corps ยป. Il appert de ceci que le corps humain nโest identique ร aucun autre corps ; il ne se rรฉduit pas strictement ร un mรฉcanisme matรฉriel. Il est charriรฉ, pour ainsi dire, ร une รขme de maniรจre indissociable. Lโรชtre vivant quโest lโhomme, est donc composรฉ de deux substances clairement et distinctement concevables lโune sans lโautre, savoir lโรขme (dont lโattribut principal est la pensรฉe et qui nโest pas รฉtendue) et le corps (qui est essentiellement รฉtendu et sans pensรฉe). Il y a entre elles une diffรฉrence ontologique qui fait que lโune est irrรฉductible ร lโautre. Le cartรฉsianisme est, en ce sens, un dualisme et il sโagira pour Descartes de se donner une conception objective de lโรขme et du corps qui les diffรฉrencie radicalement ; ce qui va engendrer la thรฉorie des ยซ animaux-machines ยป. En effet, si lโanimal nโa pas dโรขme , mais seulement un corps auquel il sโidentifie alors, tous ses comportements, toutes ses actions sont fonction de la disposition et de lโinteraction de ses organes. Il fonctionne de faรงon mรฉcanique et ne se distingue pas dโun automate. J. Vaucanson nโavait-il pas fabriquรฉ un canard artificiel qui remplissait presque toutes les fonctions vitales des canards naturels ? Mais, conรงu sรฉparรฉment de lโรขme, le corps de lโhomme est รฉgalement une machine. Cโest ce corps qui nous est dรฉcrit dans le ยซ Traitรฉ de lโhomme ยป, il sโidentifie ร tout point de vue ร une machine. ยซ Je suppose, รฉcrit Descartes, que le corps nโest autre chose quโune statue ou machine de terre, que Dieu forme tout exprรจs, pour la rendre la plus semblable ร nous quโil est possible : en sorte que, non seulement il lui donne au dehors la couleur et la figure de tous nos membres, mais aussi qโil met au dedans toutes les piรจces qui sont requises pour faire quโelle marche, quโelle mange, quโelle respire, et enfin quโelle imite toutes celles de nos fonctions qui peuvent รชtre imaginรฉes procรฉder de la matiรจre, et ne dรฉpendre que de la disposition des organes ยป. Descartes montrera ensuite comment cette machine respire, avale les viandes qui sont au fond de sa bouche, comment elle peut รฉternuer, bรขiller, tousser ou rejeter les divers excrรฉments, la faรงon dont elle peut subir lโinfluence du milieu extรฉrieur etc. ; bref, comment elle fonctionne physiologiquement. Malgrรฉ ces ressemblances aussi frappantes quโindรฉniables, on ne peut dire dโun tel corps quโil est un corps humain. Ceci pour deux raisons principales, nous dit Descartes. La premiรจre est que, en tant que machine, il ne pourrait jamais user de paroles ou de signes comme nous pour dรฉclarer nos pensรฉes ร nos semblables (on aura remarquรฉ que la pensรฉe ne fait pas partie des fonctions de ce corps). Mรชme si certaines machines peuvent profรฉrer des paroles et exprimer la douleur quโelles ressentiraient รฉventuellement, elles ne peuvent les arranger de faรงon ร pouvoir rรฉpondre ร tout ce qui se dira en leur prรฉsence. La seconde est que cette machine, comme toute autre, nโagit quโen fonction de la seule disposition de ses organes, et chaque action particuliรจre exige une nouvelle disposition non moins particuliรจre de ses parties. Tandis que la raison est ยซun instrument universelยป, capable de servir en toute occurrence. Cette machine sera un corps humain lorsque lโรขme raisonnable y sera. Par contre, ยซ sโil y avait de telles machines qui eussent les organes et la figure dโun singe, ou de quelque animal sans raison, nous nโaurions aucun moyen pour reconnaรฎtre quโelle ne seraient en tout de mรชme nature que ces animaux ยป. En somme, les animaux sont des automates de la nature qui agit en eux selon la disposition de leurs organes. Ainsi, la seule diffรฉrence entre lโhomme et les bรชtes est lโusage de la parole qui est le signe de la pensรฉe. Par le discours (composition de paroles diverses), lโhomme peut exprimer ses pensรฉes. Or, les animaux, y compris ceux qui sont capables de profรฉrer des paroles (perroquets et pies), ne peuvent faire de discours cโest-ร -dire tรฉmoigner quโils pensent. Au lieu que les sourds-muets (privรฉs dโorganes servant ร la parole), inventent un langage, fait de signes, qui leur est propre et leur permet de communiquer leurs pensรฉes ร ceux avec qui ils ont ร vivre, et que ceux-ci peuvent apprendre ร loisir. Lโanimal รฉtant une machine, toutes ses fonctions dรฉpendent de la matiรจre. Quant ร lโhomme, il est corps et esprit, de telle sorte que ses fonctions et son comportement dรฉpendent en partie de lโun, en partie de lโautre. Et cโest de lโunion de ces deux substances que rรฉsulte lโhomme. Il est donc une dualitรฉ symbiotique : dualitรฉ de lโรขme et du corps qui, cependant, sont unis de maniรจre indissociable et sโinfluencent indรฉfiniment. Dรจs lors, on est emmenรฉ ร se demander comment rendre compte de cette union dans un cadre purement mรฉcaniste. Comment peut-on admettre que deux substances radicalement diffรฉrentes puissent รชtre unies et collaborer aussi รฉtroitement ? Bref, comment la vie est-elle possible ? Il semble difficile voire impossible de rendre compte de lโunion du corps et de lโรขme dans une perspective mรฉcaniste oรน tout est expliquรฉ par lโรฉtendue qui est lโattribut principal des corps, รฉlรฉments constitutifs de lโunivers. Descartes en est bien conscient lui qui en appelle ร Dieu pour expliquer, si lโon peut dire, lโhomme : ยซtoutes les choses que je conรงois clairement et distinctement peuvent รชtre produites par Dieu telles que je les conรงoisยป. Or je conรงois รฉvidemment que moi qui suis une chose pensante, jโai ยซun corps auquel je suis trรจs รฉtroitement conjointยป. Alors, cette union est certainement due ร ยซla toute puissance de Dieuยป. Disons tout simplement avec Descartes que la vie est un don prรฉcieux โ si ce nโest le plus prรฉcieux- dont on doit, par consรฉquent, prendre grand soin. La science cartรฉsienne se trouve ainsi mรชlรฉe de prรฉoccupations thรฉologicomรฉtaphysiques. Cโest ce qui fait dire ร Paul-Laurent Assoun que ยซpour Descartes, la rรฉduction de lโanimal ร une ยซmachinerieยป a pour effet – dont certains thรฉologiens feront mรชme une finalitรฉ – de garantir ร lโhomme son privilรจge mรฉtaphysique, qui consiste en la pensรฉe, ce qui engage aussi bien lโimmortalitรฉ de son รขmeโฆ Lโhomme nโest dรฉchiffrรฉ ร travers la figure mรฉcanique quโen tant quโanimal justiciable dโune investigation anatomique ; en tant quโhomme, il participe de la res cogitans qui lโassure de lโรฉminence et de la diffรฉrence ontologique ยป. La connaissance de lโhomme requiert donc lโexploration de deux voies : celle du corps et celle de lโรขme. Tandis que lโรขme sโexplorera elle-mรชme, le corps semblable ร une machineon parle alors du corps comme dโune horloge- , sera expliquรฉ en termes mรฉcaniques cโest-ร dire par figures, grandeurs et mouvements. Le cartรฉsianisme se trouve ainsi divisรฉ en deux branches : ยซcelle qui, la plus รฉclatante, consista dans la mรฉtaphysique (Spinoza, Malebranche) et celle qui, la plus fructueuse, ne retint que la rรฉvolution scientifique. Cette derniรจre consiste essentiellement dans le mรฉcanisme physique. De lร ร gรฉnรฉraliser et ร conclure ร lโunitรฉ mรฉcanistique du monde il nโy a quโun pas que franchiront les esprits plus enclins ร connaรฎtre la nature quโร spรฉculer sur lโessence et les finsยป.
LES LIMITES DE LโAPPROCHE MECANISTE DU VIVANT
ย ย ย La biologie comme science de lโรชtre vivant est nรฉe avec Lamarck [1744-1829] et Claude Bernard [1813-1878], lorsque ceux-ci ont introduit dans lโรฉtude des phรฉnomรจnes vitaux la mรฉthode expรฉrimentale. Il sโagira pour le biologiste de sโapproprier les principes et mรฉthodes qui ont fait le succรจs des sciences physiques cโest-ร -dire la mathรฉmatisation et le dรฉterminisme physico-chimique. Cโest grรขce ร la statistique que Mendel parvient ร รฉtablir les lois de lโhรฉrรฉditรฉ. Et la biomรฉtrie permet de nos jours de mesurer certains caractรจres biologiquesโฆ Mais, pour que la science biologique soit possible, il faut que, comme les corps bruts, les รชtres vivants soient dรฉterminรฉs de maniรจre absolue. Par consรฉquent, tout phรฉnomรจne suppose des conditions bien dรฉterminรฉes ; conditions de nature physico-chimique que le biologiste ou plus exactement le physiologiste doit รฉtablir โ car Claude Bernard est, non pas un mรฉdecin comme on pourrait le croire, mais un physiologiste. Pour ce faire, il doit mettre en ลuvre la mรฉthode expรฉrimentale qui consiste ร observer les faits, puis ร leur imaginer des hypothรจses explicatives et enfin, ร vรฉrifier la validitรฉ de celles-ci. Le biologiste considรจre le corps vivant comme un รฉdifice molรฉculaire composรฉ dโoxygรจne, de carbone, dโhydrogรจne, dโazote, de calcium, de phosphore, de potassium etc., toutes choses que lโon retrouve dans la matiรจre inerte. Et, la vie serait apparue sur notre planรจte progressivement ร partir de matรฉriaux inanimรฉs. On attribue ร Claude Bernard la formule suivante : ยซla vie cโest la mortยป, par voie de consรฉquence, les lois de la physique peuvent valablement servir ร expliquer la vie. Cependant, cette approche ne va pas sans poser de grands problรจmes dโordre thรฉorique et pratique. En effet, comment peut-on รฉtendre, logiquement, ร la vie les procรฉdรฉs utilisรฉs sur la matiรจre inerte ? Lโรชtre vivant, prรฉsente-t-il les mรชmes caractรฉristiques et se comporte-t-il de la mรชme maniรจre que la matiรจre inorganisรฉe ? Sinon โ ce qui semble รฉvident a priori – ne faut-il pas apprรฉhender diffรฉremment lโun et lโautre ? Les lois de la physique sโappliquent ร des systรจmes naturels dont tous les รฉlรฉments sont exactement semblables et รฉquivalents. Sans cette homogรฉnรฉitรฉ, cette identitรฉ quantitative, lโexistence de rapports nรฉcessaires entre eux serait impossible. Par contre, les รชtres vivants se caractรฉrisent avant tout par leur individualitรฉ et leur hรฉtรฉrogรฉnรฉitรฉ. Chaque corps vivant se prรฉsente comme un ensemble dโorganes fonctionnels (ou de cellules ) disposรฉs deย faรงon ร assurer le fonctionnement global de lโorganisme. Les diverses activitรฉs des organes – euxmรชmes dissemblables โ semblent รชtre guidรฉes par une fin ร savoir le maintien de lโรฉquilibre harmonieux de lโorganisme. Lโรชtre vivant nโest donc pas strictement mu par des raisons physico-chimiques. Le succรจs de la science se mesure ร lโaune de sa capacitรฉ ร prรฉvoir les phรฉnomรจnes. Mais, la prรฉvision ou, si lโon aime mieux, la prรฉdiction nโest possible que lร oรน il y a rรฉgularitรฉ et homogรฉnรฉitรฉ. Or, ยซil est universellement admis que lโinhomogรฉnรฉitรฉ radicale est une propriรฉtรฉ frappante et tout ร fait fondamentale de tous les phรฉnomรจnes vitaux ยป. Dรจs lors, il semble non seulement illรฉgitime mais surtout impossible de dรฉduire les lois biologiques de la physique de faรงon rigoureuse. En fait, si la loi physique est lโexpression dโune relation nรฉcessaire et constante, elle ne peut guรจre sโappliquer au fait biologique. Car, une science vraiment biologique ne saurait ignorer ou passer sous silence ce par quoi son objet sโidentifie et se spรฉcifie : ร savoir, lโirrรฉgularitรฉ et, partant, lโimprรฉvisibilitรฉ ; en somme la libertรฉ. On pourrait mรชme se demander avec M. Gilson si de tels objets cโest ร -dire des corps qui se dรฉrobent au dรฉterminisme absolu, peuvent exister dans un univers purement mรฉcaniste. Aussi paradoxal que cela puisse paraรฎtre, leur existence est pourtant indรฉniable. Lever ce paradoxe se rรฉvรจle pour la science une aventure trรจs pรฉrilleuse. En effet, dire avec W. M. Elรคsser que ยซ les organismes reprรฉsentent une forme de matiรจre ร part ยป, nโest-ce pas se rรฉapproprier ร nouveaux frais la dichotomie aristotรฉlicienne entre le monde terrestre (changeant et corruptible) et le monde cรฉleste (immuable et รฉternel) dont lโabandon constitue un des postulats fondateurs du mรฉcanisme ? Par ailleurs, expliquer lโexistence des รชtres vivants, comme le fait J. Monod, par le ยซhasardยป sโinsรฉrant dans la ยซnรฉcessitรฉยป, cโest remettre en cause le dรฉterminisme absolu qui est le ยซce sans quoiยป, la condition sine qua non de la science. Sโagit-il de lโexpรฉrimentation en biologie ? Elle rencontre plusieurs difficultรฉs dโordre interne et externe. Dโune part, lโ รฉtude des รชtres vivants a pendant longtemps consistรฉ ร dissรฉquer des cadavres, laissant ainsi รฉchapper lโessentiel de son objet ; ce qui explique ses grossiรจres erreurs historiques comme celle qui a consistรฉ ร dire que les artรจres avaient pour fonction de conduire lโair parce que la dissection les trouvait vides. Quant ร la vivisection qui opรจre sur les vivants, elle dรฉtruit lโunitรฉ fondamentale de lโorganisme. Lโรชtre vivant est un individu, un organisme dont les รฉlรฉments constitutifs forment un tout harmonieux. La partie est subordonnรฉe au tout qui, ร son tour, est solidaire des parties en ce sens quโil pรขtirait de tout dysfonctionnement de quelque organe que ce soit. Aussi, aprรจs lโablation dโun organe, nous nโavons plus affaire ร un mรชme organisme. Dโautre part, lโexpรฉrimentation se heurte ร la bioรฉthique qui lui fixe des limites. On rapporte que Gandhi trouvait les expรฉriences sur les animaux abominables, et que des รขmes charitables รฉtaient indignรฉes par la prรฉsence dโune chienne expรฉrimentale ร bord du deuxiรจme satellite russe. On ne peut songer ร faire une expรฉrience sur lโhomme sauf en cas de maladie, et lร encore, lโ ยซexpรฉrimentationยป a pour unique but le bien รชtre du malade. Cela va sans dire que lโexpรฉrimentation biologique, limitรฉe par des exigences morales et les difficultรฉs inhรฉrentes ร la nature mรชme de son objet, ne saurait aboutir ร des rรฉsultas aussi sรปrs que ceux de la recherche physique. Pour toutes ces raisons et dโautres encore, de plus en plus de voix sโรฉlรจveront contre lโexplication mรฉcaniste du vivant. Arguant du retard accusรฉ par la biologie sur les sciences physiques qui volent quant ร elles, de succรจs ร succรจs, les adversaires du mรฉcanisme rรฉclameront une nouvelle intelligibilitรฉ pour la vie. Dans cette nouvelle dynamique, la philosophie bergsonienne constitue un modรจle du genre en ce sens quโelle sโest essentiellement constituรฉe en rรฉaction contre le scientisme cโestร -dire la prรฉtention ร tout expliquer mรฉcaniquement (par figures et mouvements) donc, ร tout ramener ร la matiรจre.
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Table des matiรจres
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : LโERE DE LA MECANISATION
I-La doctrine mรฉcaniste : une rรฉaction contre le finalisme
I-1- Le finalisme dโAristote
I-2- Naissance et expansion du mรฉcanisme
II- Lโobstacle de la vie
II-1- Le dualisme cartรฉsien
II-2- Le monisme radical
DEUXIEME PARTIE : LE BERGSONISME OU LE DEVELOPPEMENT DES IDEES ยซDERNIERESยป DU MECANISME
I-Les limites de lโapproche mรฉcaniste du vivant
II- Lโintuition-mรจre du bergsonisme : la durรฉe
TROISIEME PARTIE : LE NOUVEL ECLAIRAGE DE LA DUREE
I-La thรฉorie bergsonienne de la vie
I-1- Quโest-ce que la vie
I-2- Lโรฉvolution de la vie
II-Le problรจme de la connaissance
II-1- De la connaissance scientifique : Lโintelligence
II-2- De la connaissance mรฉtaphysique : Lโintuition
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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