BERGSON ET LA CRITIQUE DU MECANISME

LE FINALISME Dโ€™ARISTOTE

ย  ย  On appelle finalisme toute doctrine philosophique qui accorde une importance centrale ร  la finalitรฉ dans lโ€™explication de lโ€™univers et de ses phรฉnomรจnes. Lโ€™explication finaliste consiste ร  รฉtablir que tout mouvement, tout phรฉnomรจne dans le monde vise ร  une fin, un but qui en est la cause. Le finalisme a donc en vue non pas le ยซcommentยป des choses (cโ€™est-ร -dire les mรฉcanismes quโ€™elles mettent en jeu), mais leur ยซpourquoiยป. On parle alors de la ยซcause finaleยป comme de lโ€™explication ultime de toute chose. De lโ€™avis de Raymond Ruyer, la finalitรฉ รฉtait, ร  ses origines, magique. Elle consistait ยซ ร  voir en toutes choses des vertus actives, sโ€™exprimant par des signes, en des correspondances formant des systรจmesยป. En effet, lโ€™homme a toujours รฉtรฉ confrontรฉ aux mystรจres de sa propre nature et de son environnement. Il se trouve plongรฉ dans une angoisse qui le contraint ร  chercher le sens de son existence. Cโ€™est cette angoisse existentielle qui va engendrer tous les mythes, toutes les religions, toutes les philosophies et mรชme la science. Pour le professeur Monod, depuis ยซlโ€™enfance de lโ€™humanitรฉยป, lโ€™homme a toujours projetรฉ sur le monde qui lโ€™entoure le sentiment quโ€™il a de sa propre nature ; sโ€™expliquant ainsi les phรฉnomรจnes et tentant de dissiper tant bien que mal son mal existentiel. En fait, nos lointains ancรชtres voyaient dans la nature non seulement des รชtres semblables ร  eux (les plantes et les animaux se nourrissant, se dรฉfendant et se reproduisant), mais aussi et surtout des objets ยซ bien plus mystรฉrieux ยป (ยซ des rochers, des fleuves, des montagnes, lโ€™orage, la pluie, les corps cรฉlestes ยป), toutes choses que nous dรฉcrรฉtons aujourdโ€™hui inanimรฉes. Pour en rendre compte, ils procรฉdaient ร  une ยซ projection animiste ยป qui consiste ร  partir dโ€™eux-mรชmes, de leur propre fonctionnement ร  la nature. Or lโ€™activitรฉ humaine vise toujours la rรฉalisation dโ€™un projet. La nature tout entiรจre est donc ยซ consciente et projective ยป : elle a une รขme. ยซ Lโ€™animisme primitif formulait cette hypothรจse en toute naรฏvetรฉ, franchise et prรฉcision, peuplant ainsi la nature de mythes gracieux ou redoutables qui ont pendant longtemps nourri lโ€™art et la poรฉsie ยป . Telle est lโ€™origine du finalisme. Aristote rรฉgularisera cette finalitรฉ primitivement magique en fondant une science finaliste de la nature. Il va rationaliser la nature magique, dรฉfinir des substances et des accidents classables, des changements rรฉguliers et bien ordonnรฉs. Chez Aristote, bref, la finalitรฉ devient une notion scientifique qui fait comprendre toutes choses sur le modรจle dโ€™une fabrication artisanale. La science consiste ร  saisir la relation de cause ร  effet qui existe dans le rรฉel. Aussi, comprendre ou connaรฎtre un phรฉnomรจne est-ce en saisir la cause. Le modรจle de la causalitรฉ physique est fourni ร  Aristote par lโ€™analogie dโ€™avec lโ€™art. Sur la question du rapport entre lโ€™art et la nature, il est formel, lโ€™art nโ€™est rien dโ€™autre quโ€™une imitation de la nature. Il sโ€™agira donc dโ€™รฉtudier la nature ร  la lumiรจre de lโ€™analyse de lโ€™activitรฉ artistique. En quoi consiste alors lโ€™art ? Il consiste ร  concevoir le rรฉsultat ร  ยซ produire ยป avant sa rรฉalisation dans la matiรจre. En effet, lโ€™artiste a dโ€™abord une certaine image de lโ€™ล“uvre future ร  lโ€™esprit avant de choisir le matรฉriel adaptรฉ ร  sa structure. Toute fabrication prรฉsuppose donc lโ€™idรฉe ou le concept de lโ€™objet ร  fabriquer. Cette maniรจre dโ€™agir qui consiste ร  prรฉvenir, ร  calculer avant dโ€™exรฉcuter est la caractรฉristique de lโ€™homme qui est illustrรฉe ici au plus haut point (par lโ€™activitรฉ artistique). Il y a donc toujours une ยซ raison ยป ร  ce que fait lโ€™homme ; sans cette raison qui est cause, rien nโ€™arrive. La causalitรฉ est, nous dit Gilson, le terme de lโ€™opรฉration ; elle est ยซ sa fin ยป. Si lโ€™homme procรจde ainsi, ร  plus forte raison la nature dont il participe. Il y a par consรฉquent dans la nature une finalitรฉ ร  lโ€™ล“uvre sinon, comment expliquer lโ€™ordre et le plan qui, manifestement, prรฉsident ร  la constitution des รชtres et les caractรจres constants des espรจces ? Il existe chez Aristote quatre causes : la cause matรฉrielle (ce en quoi une chose est faite), la cause formelle (cโ€™est le type, lโ€™essence, ce qui donne ร  chaque chose sa forme dรฉterminรฉe), la cause efficiente (cโ€™est lโ€™antรฉcรฉdent direct qui provoque un changement) et la cause finale (le but en vue duquel tout le reste sโ€™organise). Cโ€™est lโ€™ensemble de ces causes quโ€™il faut connaรฎtre pour accรฉder ร  la science de lโ€™objet ou de lโ€™รชtre en question. Ainsi, lโ€™on dira que le marbre est la cause matรฉrielle de la statue, la cause formelle en est lโ€™idรฉe voulue par le sculpteur (le visage de Socrate par exemple). Les coups de ciseau en sont la cause efficiente. Et la cause finale de la statue cโ€™est lโ€™argent, ou la gloire ou encore la rรฉalisation de la beautรฉ. A ce niveau, il faut remarquer que dans lโ€™enchaรฎnement des causes, la nรฉcessitรฉ physique ne correspond pas ร  la nรฉcessitรฉ logique. Si la logique veut que des prรฉmisses soit infรฉrรฉe la conclusion, dans la nature par contre, ce qui est premier, cโ€™est le but, la fin, de laquelle dรฉcouleront, pour ainsi dire, les conditions nรฉcessaires ร  son รชtre. ยซ Manifestement dit Aristote, la premiรจre des causes est ce que nous nommons la fin ยป. ยซ Car elle est la raison dโ€™รชtre et la raison dโ€™รชtre constitue le point de dรฉpart dans les ล“uvres de la nature comme dans celles de lโ€™art ยป . La cause finale se rencontre donc aussi bien dans les productions artificielles de lโ€™art humain que dans la nature oรน elle guide tout changement. Seulement, dans lโ€™art humain, la fin est extรฉrieure ร  lโ€™objet quโ€™on faรงonne, dans la nature, elle lui est immanente. Toute science a ses principes, les premiers, dont Aristote dit quโ€™ils sont indรฉmontrables mais vrais parce quโ€™ils rendent intelligible un ordre entier de la nature par la lumiรจre quโ€™ils jettent sur lui. Cโ€™est un ensemble de postulats qui fournissent ร  la science un cadre thรฉorique nรฉcessaire ร  son รฉpanouissement. Cโ€™est ce que Thomas S. Kuhn appelle un paradigme cโ€™est-ร -dire, un ensemble de rรฉalisations scientifiques qui dรฉfinit les problรจmes pertinents ainsi que les protocoles mรฉthodologiques ร  mettre en ล“uvre pour arriver ร  leurs solutions. A quoi il faut ajouter des impรฉratifs moraux et des postulats mรฉtaphysiques qui, loin de se limiter aux seuls cadres de la science, produisent au contraire, une vision globale du monde. Cโ€™est lร  un ensemble dโ€™idรฉes reรงues sans lequel aucune communautรฉ scientifique ne peut fonctionner. En effet, ยซ la recherche rรฉelle ne commence guรจre avant quโ€™un groupe scientifique estime quโ€™il est en possession de rรฉponses solides ร  des questions telles que : quelles sont les entitรฉs fondamentales dont lโ€™univers est composรฉ ? Comment rรฉgissentelles entre elles et agissent-elles sur les sens ? Quelles questions peut-on lรฉgitimement se poser sur de telles entitรฉs et quelles techniques employer pour chercher des solutions ? ยป. Pour Aristote, lโ€™univers tout entier est contenu dans la sphรจre des รฉtoiles fixes, et ร  lโ€™intรฉrieur de cette sphรจre, il nโ€™y a que de la matiรจre et point de vide. Il se divise en deux rรฉgions (la terre et les cieux) sรฉparรฉes par lโ€™orbe de la lune dโ€™oรน leurs noms respectifs de sublunaire et de supra-lunaire. La rรฉgion sublunaire est faite de quatre รฉlรฉments (la terre, lโ€™eau, lโ€™air et le feu). Dans ce monde-ci, entiรจrement contingent, rรจgnent toutes les variรฉtรฉs du changement. Quant au monde supra-lunaire, auquel nous nโ€™avons pas accรจs, il suffisait ร  Aristote dโ€™observer le ciel pour se convaincre de lโ€™immuable rรฉgularitรฉ de ses mouvements. Les cieux et les astres sont inaltรฉrables, faits de cette cinquiรจme essence quโ€™il appelle lโ€™รฉther. Il va de soi quโ€™en raison du caractรจre incorruptible des corps cรฉlestes, les concepts physiques qui rรฉgissent le monde sublunaire ne valent pas pour le monde supra-lunaire justiciable dโ€™autres normes. Dans ce monde clos et hiรฉrarchisรฉ, il existe des natures bien dรฉterminรฉes, les choses ne sont pas distribuรฉes dโ€™une maniรจre quelconque : ยซchaque chose possรจde dans lโ€™Univers, un lieu propre, conforme ร  sa natureยป. Il y a donc un ยซ lieu naturel ยป pour chaque รฉlรฉment et ยซcโ€™est seulement dans ยซ son lieu ยป que se parachรจve et sโ€™accomplit un รชtre, et cโ€™est pour cela quโ€™il tend ร  y parvenirยป, sauf par contrainte. Ainsi, les รฉlรฉments du monde sublunaire ont tendance ร  sโ€™ordonner naturellement en une sรฉrie de quatre enveloppes concentriques. La terre, รฉlรฉment absolument lourd, est portรฉe par son mouvement vers la sphรจre situรฉe au centre gรฉomรฉtrique de lโ€™univers. Lโ€™eau, รฉlรฉment lourd, constitue une enveloppe sphรฉrique autour de la rรฉgion centrale de la terre. Le feu, qui est absolument lรฉger, sโ€™รฉlรจve spontanรฉment pour constituer sa propre enveloppe juste sous la sphรจre de la lune. Et lโ€™air, moins lรฉger que le feu, remplit la derniรจre enveloppe entre lโ€™eau et le feu.2 Comment sโ€™explique en dรฉfinitive lโ€™ensemble des mouvements (changement qualitatif ou quantitatif, dรฉplacements dans lโ€™espaceโ€ฆ) dont lโ€™univers est le thรฉรขtre ? Rappelons-nous que, contrairement aux Elรฉates qui, niant tout changement, ne pouvaient rien comprendre de la rรฉalitรฉ visible, Aristote part de la rรฉalitรฉ du changement et sโ€™efforce de lโ€™expliquer. Aussi, dans son analyse du sensible le Stagirite dรฉpassera-t-il Platon, puisquโ€™il nโ€™opposera plus les deux absolus que sont lโ€™รชtre et le non-รชtre, mais les rรฉconciliera en plaรงant entre eux un moyen terme quโ€™il dรฉnomme lโ€™รชtre en puissance. Envisagรฉe dans son sens fondamental, la puissance se rรฉfรจre au mouvement lequel est nรฉcessaire quant au passage de la puissance ร  lโ€™acte. Le mouvement est donc un รฉtat passager ; il cessera lorsque la puissance sโ€™actualisera. Le monde sublunaire serait en repos sโ€™il nโ€™รฉtait pas en contact avec lโ€™orbe de la lune en mouvement perpรฉtuel. Mais, Aristote explique lโ€™ensemble des mouvements en posant un premier moteur qui meut tout et que rien ne meut. Cโ€™est le Dieu dโ€™Aristote qui est Acte pur, รฉternel, suprรชme intelligible et suprรชme dรฉsirable. Dans sa perfection, il ignore le monde auquel il demeure transcendant : il le meut sans contact, par amour. Ce Dieu est donc la cause finale de tous les mouvements de lโ€™univers. La nature est un ensemble de puissances aspirant ร  la rรฉalisation de cet acte, de cette beautรฉ รฉternelle. Au demeurant, Aristote est un finaliste convaincu, et son univers tendancieux et dรฉsireux est rรฉgis par un principe dโ€™ordre qui en fait un tout.

LE DUALISME CARTESIEN

ย  ย  Fidรจle aux principes du mรฉcanisme dont il est, avec Galilรฉe, le fondateur, Descartes ne voit dans les corps vivants que des machines faites des mains de la nature ou de Dieu. Ces machines sont donc semblables aux automates ou autres ยซmachines mouvantesยป faites par lโ€™homme. Entre elles, il nโ€™y a quโ€™une diffรฉrence de degrรฉ de perfection ; celles-ci รฉtant de fabrication humaine, alors que celles-lร  sont de crรฉation divine. Ainsi, comme toute machine, les comportements des รชtres vivants seront expliquรฉs par la seule disposition de leurs organes. Mais alors, toute distinction entre lโ€™homme et lโ€™animal sโ€™estomperait. Seulement, pour Descartes, contrairement ร  lโ€™animal, lโ€™homme nโ€™est pas son corps. En effet, la premiรจre chose ยซclaire et distincteยป , autrement dit, la premiรจre vรฉritรฉ ร  laquelle il parviendra et sur laquelle reposera tout son systรจme, est le ยซ cogito ergo sumยป, entendez ยซ Je pense donc je suis ยป ; ce qui revient ร  dire que je suis une pensรฉe. ยซ Et quoique peut-รชtre, รฉcrit-il, (ou plutรดt certainement, comme je le dirai tantรดt) jโ€™aie un corps auquel je suis trรจs รฉtroitement conjoint ; nรฉanmoins, parce que dโ€™un cรดtรฉ jโ€™ai une claire et distincte idรฉe de moi-mรชme en tant que je suis seulement une chose qui pense et non รฉtendue, et que dโ€™un autre cรดtรฉ jโ€™ai une idรฉe distincte du corps, en tant quโ€™il est seulement une chose รฉtendue et qui ne pense point, il est certain que ce moi, cโ€™est-ร -dire mon รขme, par laquelle je suis ce que je suis, est entiรจrement et vรฉritablement distincte de mon corps ยป. Il appert de ceci que le corps humain nโ€™est identique ร  aucun autre corps ; il ne se rรฉduit pas strictement ร  un mรฉcanisme matรฉriel. Il est charriรฉ, pour ainsi dire, ร  une รขme de maniรจre indissociable. Lโ€™รชtre vivant quโ€™est lโ€™homme, est donc composรฉ de deux substances clairement et distinctement concevables lโ€™une sans lโ€™autre, savoir lโ€™รขme (dont lโ€™attribut principal est la pensรฉe et qui nโ€™est pas รฉtendue) et le corps (qui est essentiellement รฉtendu et sans pensรฉe). Il y a entre elles une diffรฉrence ontologique qui fait que lโ€™une est irrรฉductible ร  lโ€™autre. Le cartรฉsianisme est, en ce sens, un dualisme et il sโ€™agira pour Descartes de se donner une conception objective de lโ€™รขme et du corps qui les diffรฉrencie radicalement ; ce qui va engendrer la thรฉorie des ยซ animaux-machines ยป. En effet, si lโ€™animal nโ€™a pas dโ€™รขme , mais seulement un corps auquel il sโ€™identifie alors, tous ses comportements, toutes ses actions sont fonction de la disposition et de lโ€™interaction de ses organes. Il fonctionne de faรงon mรฉcanique et ne se distingue pas dโ€™un automate. J. Vaucanson nโ€™avait-il pas fabriquรฉ un canard artificiel qui remplissait presque toutes les fonctions vitales des canards naturels ? Mais, conรงu sรฉparรฉment de lโ€™รขme, le corps de lโ€™homme est รฉgalement une machine. Cโ€™est ce corps qui nous est dรฉcrit dans le ยซ Traitรฉ de lโ€™homme ยป, il sโ€™identifie ร  tout point de vue ร  une machine. ยซ Je suppose, รฉcrit Descartes, que le corps nโ€™est autre chose quโ€™une statue ou machine de terre, que Dieu forme tout exprรจs, pour la rendre la plus semblable ร  nous quโ€™il est possible : en sorte que, non seulement il lui donne au dehors la couleur et la figure de tous nos membres, mais aussi qโ€™il met au dedans toutes les piรจces qui sont requises pour faire quโ€™elle marche, quโ€™elle mange, quโ€™elle respire, et enfin quโ€™elle imite toutes celles de nos fonctions qui peuvent รชtre imaginรฉes procรฉder de la matiรจre, et ne dรฉpendre que de la disposition des organes ยป. Descartes montrera ensuite comment cette machine respire, avale les viandes qui sont au fond de sa bouche, comment elle peut รฉternuer, bรขiller, tousser ou rejeter les divers excrรฉments, la faรงon dont elle peut subir lโ€™influence du milieu extรฉrieur etc. ; bref, comment elle fonctionne physiologiquement. Malgrรฉ ces ressemblances aussi frappantes quโ€™indรฉniables, on ne peut dire dโ€™un tel corps quโ€™il est un corps humain. Ceci pour deux raisons principales, nous dit Descartes. La premiรจre est que, en tant que machine, il ne pourrait jamais user de paroles ou de signes comme nous pour dรฉclarer nos pensรฉes ร  nos semblables (on aura remarquรฉ que la pensรฉe ne fait pas partie des fonctions de ce corps). Mรชme si certaines machines peuvent profรฉrer des paroles et exprimer la douleur quโ€™elles ressentiraient รฉventuellement, elles ne peuvent les arranger de faรงon ร  pouvoir rรฉpondre ร  tout ce qui se dira en leur prรฉsence. La seconde est que cette machine, comme toute autre, nโ€™agit quโ€™en fonction de la seule disposition de ses organes, et chaque action particuliรจre exige une nouvelle disposition non moins particuliรจre de ses parties. Tandis que la raison est ยซun instrument universelยป, capable de servir en toute occurrence. Cette machine sera un corps humain lorsque lโ€™รขme raisonnable y sera. Par contre, ยซ sโ€™il y avait de telles machines qui eussent les organes et la figure dโ€™un singe, ou de quelque animal sans raison, nous nโ€™aurions aucun moyen pour reconnaรฎtre quโ€™elle ne seraient en tout de mรชme nature que ces animaux ยป. En somme, les animaux sont des automates de la nature qui agit en eux selon la disposition de leurs organes. Ainsi, la seule diffรฉrence entre lโ€™homme et les bรชtes est lโ€™usage de la parole qui est le signe de la pensรฉe. Par le discours (composition de paroles diverses), lโ€™homme peut exprimer ses pensรฉes. Or, les animaux, y compris ceux qui sont capables de profรฉrer des paroles (perroquets et pies), ne peuvent faire de discours cโ€™est-ร -dire tรฉmoigner quโ€™ils pensent. Au lieu que les sourds-muets (privรฉs dโ€™organes servant ร  la parole), inventent un langage, fait de signes, qui leur est propre et leur permet de communiquer leurs pensรฉes ร  ceux avec qui ils ont ร  vivre, et que ceux-ci peuvent apprendre ร  loisir. Lโ€™animal รฉtant une machine, toutes ses fonctions dรฉpendent de la matiรจre. Quant ร  lโ€™homme, il est corps et esprit, de telle sorte que ses fonctions et son comportement dรฉpendent en partie de lโ€™un, en partie de lโ€™autre. Et cโ€™est de lโ€™union de ces deux substances que rรฉsulte lโ€™homme. Il est donc une dualitรฉ symbiotique : dualitรฉ de lโ€™รขme et du corps qui, cependant, sont unis de maniรจre indissociable et sโ€™influencent indรฉfiniment. Dรจs lors, on est emmenรฉ ร  se demander comment rendre compte de cette union dans un cadre purement mรฉcaniste. Comment peut-on admettre que deux substances radicalement diffรฉrentes puissent รชtre unies et collaborer aussi รฉtroitement ? Bref, comment la vie est-elle possible ? Il semble difficile voire impossible de rendre compte de lโ€™union du corps et de lโ€™รขme dans une perspective mรฉcaniste oรน tout est expliquรฉ par lโ€™รฉtendue qui est lโ€™attribut principal des corps, รฉlรฉments constitutifs de lโ€™univers. Descartes en est bien conscient lui qui en appelle ร  Dieu pour expliquer, si lโ€™on peut dire, lโ€™homme : ยซtoutes les choses que je conรงois clairement et distinctement peuvent รชtre produites par Dieu telles que je les conรงoisยป. Or je conรงois รฉvidemment que moi qui suis une chose pensante, jโ€˜ai ยซun corps auquel je suis trรจs รฉtroitement conjointยป. Alors, cette union est certainement due ร  ยซla toute puissance de Dieuยป. Disons tout simplement avec Descartes que la vie est un don prรฉcieux โ€“ si ce nโ€™est le plus prรฉcieux- dont on doit, par consรฉquent, prendre grand soin. La science cartรฉsienne se trouve ainsi mรชlรฉe de prรฉoccupations thรฉologicomรฉtaphysiques. Cโ€™est ce qui fait dire ร  Paul-Laurent Assoun que ยซpour Descartes, la rรฉduction de lโ€™animal ร  une ยซmachinerieยป a pour effet – dont certains thรฉologiens feront mรชme une finalitรฉ – de garantir ร  lโ€™homme son privilรจge mรฉtaphysique, qui consiste en la pensรฉe, ce qui engage aussi bien lโ€™immortalitรฉ de son รขmeโ€ฆ Lโ€™homme nโ€™est dรฉchiffrรฉ ร  travers la figure mรฉcanique quโ€™en tant quโ€™animal justiciable dโ€™une investigation anatomique ; en tant quโ€™homme, il participe de la res cogitans qui lโ€™assure de lโ€™รฉminence et de la diffรฉrence ontologique ยป. La connaissance de lโ€™homme requiert donc lโ€™exploration de deux voies : celle du corps et celle de lโ€™รขme. Tandis que lโ€™รขme sโ€™explorera elle-mรชme, le corps semblable ร  une machineon parle alors du corps comme dโ€™une horloge- , sera expliquรฉ en termes mรฉcaniques cโ€™est-ร dire par figures, grandeurs et mouvements. Le cartรฉsianisme se trouve ainsi divisรฉ en deux branches : ยซcelle qui, la plus รฉclatante, consista dans la mรฉtaphysique (Spinoza, Malebranche) et celle qui, la plus fructueuse, ne retint que la rรฉvolution scientifique. Cette derniรจre consiste essentiellement dans le mรฉcanisme physique. De lร  ร  gรฉnรฉraliser et ร  conclure ร  lโ€™unitรฉ mรฉcanistique du monde il nโ€™y a quโ€™un pas que franchiront les esprits plus enclins ร  connaรฎtre la nature quโ€™ร  spรฉculer sur lโ€™essence et les finsยป.

LES LIMITES DE Lโ€™APPROCHE MECANISTE DU VIVANT

ย  ย  ย La biologie comme science de lโ€™รชtre vivant est nรฉe avec Lamarck [1744-1829] et Claude Bernard [1813-1878], lorsque ceux-ci ont introduit dans lโ€™รฉtude des phรฉnomรจnes vitaux la mรฉthode expรฉrimentale. Il sโ€™agira pour le biologiste de sโ€™approprier les principes et mรฉthodes qui ont fait le succรจs des sciences physiques cโ€™est-ร -dire la mathรฉmatisation et le dรฉterminisme physico-chimique. Cโ€™est grรขce ร  la statistique que Mendel parvient ร  รฉtablir les lois de lโ€™hรฉrรฉditรฉ. Et la biomรฉtrie permet de nos jours de mesurer certains caractรจres biologiquesโ€ฆ Mais, pour que la science biologique soit possible, il faut que, comme les corps bruts, les รชtres vivants soient dรฉterminรฉs de maniรจre absolue. Par consรฉquent, tout phรฉnomรจne suppose des conditions bien dรฉterminรฉes ; conditions de nature physico-chimique que le biologiste ou plus exactement le physiologiste doit รฉtablir โ€“ car Claude Bernard est, non pas un mรฉdecin comme on pourrait le croire, mais un physiologiste. Pour ce faire, il doit mettre en ล“uvre la mรฉthode expรฉrimentale qui consiste ร  observer les faits, puis ร  leur imaginer des hypothรจses explicatives et enfin, ร  vรฉrifier la validitรฉ de celles-ci. Le biologiste considรจre le corps vivant comme un รฉdifice molรฉculaire composรฉ dโ€™oxygรจne, de carbone, dโ€™hydrogรจne, dโ€™azote, de calcium, de phosphore, de potassium etc., toutes choses que lโ€™on retrouve dans la matiรจre inerte. Et, la vie serait apparue sur notre planรจte progressivement ร  partir de matรฉriaux inanimรฉs. On attribue ร  Claude Bernard la formule suivante : ยซla vie cโ€™est la mortยป, par voie de consรฉquence, les lois de la physique peuvent valablement servir ร  expliquer la vie. Cependant, cette approche ne va pas sans poser de grands problรจmes dโ€™ordre thรฉorique et pratique. En effet, comment peut-on รฉtendre, logiquement, ร  la vie les procรฉdรฉs utilisรฉs sur la matiรจre inerte ? Lโ€™รชtre vivant, prรฉsente-t-il les mรชmes caractรฉristiques et se comporte-t-il de la mรชme maniรจre que la matiรจre inorganisรฉe ? Sinon โ€“ ce qui semble รฉvident a priori – ne faut-il pas apprรฉhender diffรฉremment lโ€™un et lโ€™autre ? Les lois de la physique sโ€™appliquent ร  des systรจmes naturels dont tous les รฉlรฉments sont exactement semblables et รฉquivalents. Sans cette homogรฉnรฉitรฉ, cette identitรฉ quantitative, lโ€™existence de rapports nรฉcessaires entre eux serait impossible. Par contre, les รชtres vivants se caractรฉrisent avant tout par leur individualitรฉ et leur hรฉtรฉrogรฉnรฉitรฉ. Chaque corps vivant se prรฉsente comme un ensemble dโ€™organes fonctionnels (ou de cellules ) disposรฉs deย  faรงon ร  assurer le fonctionnement global de lโ€™organisme. Les diverses activitรฉs des organes – euxmรชmes dissemblables โ€“ semblent รชtre guidรฉes par une fin ร  savoir le maintien de lโ€™รฉquilibre harmonieux de lโ€™organisme. Lโ€™รชtre vivant nโ€™est donc pas strictement mu par des raisons physico-chimiques. Le succรจs de la science se mesure ร  lโ€™aune de sa capacitรฉ ร  prรฉvoir les phรฉnomรจnes. Mais, la prรฉvision ou, si lโ€™on aime mieux, la prรฉdiction nโ€™est possible que lร  oรน il y a rรฉgularitรฉ et homogรฉnรฉitรฉ. Or, ยซil est universellement admis que lโ€™inhomogรฉnรฉitรฉ radicale est une propriรฉtรฉ frappante et tout ร  fait fondamentale de tous les phรฉnomรจnes vitaux ยป. Dรจs lors, il semble non seulement illรฉgitime mais surtout impossible de dรฉduire les lois biologiques de la physique de faรงon rigoureuse. En fait, si la loi physique est lโ€™expression dโ€™une relation nรฉcessaire et constante, elle ne peut guรจre sโ€™appliquer au fait biologique. Car, une science vraiment biologique ne saurait ignorer ou passer sous silence ce par quoi son objet sโ€™identifie et se spรฉcifie : ร  savoir, lโ€™irrรฉgularitรฉ et, partant, lโ€™imprรฉvisibilitรฉ ; en somme la libertรฉ. On pourrait mรชme se demander avec M. Gilson si de tels objets cโ€™est ร -dire des corps qui se dรฉrobent au dรฉterminisme absolu, peuvent exister dans un univers purement mรฉcaniste. Aussi paradoxal que cela puisse paraรฎtre, leur existence est pourtant indรฉniable. Lever ce paradoxe se rรฉvรจle pour la science une aventure trรจs pรฉrilleuse. En effet, dire avec W. M. Elรคsser que ยซ les organismes reprรฉsentent une forme de matiรจre ร  part ยป, nโ€™est-ce pas se rรฉapproprier ร  nouveaux frais la dichotomie aristotรฉlicienne entre le monde terrestre (changeant et corruptible) et le monde cรฉleste (immuable et รฉternel) dont lโ€™abandon constitue un des postulats fondateurs du mรฉcanisme ? Par ailleurs, expliquer lโ€™existence des รชtres vivants, comme le fait J. Monod, par le ยซhasardยป sโ€™insรฉrant dans la ยซnรฉcessitรฉยป, cโ€™est remettre en cause le dรฉterminisme absolu qui est le ยซce sans quoiยป, la condition sine qua non de la science. Sโ€™agit-il de lโ€™expรฉrimentation en biologie ? Elle rencontre plusieurs difficultรฉs dโ€™ordre interne et externe. Dโ€™une part, lโ€™ รฉtude des รชtres vivants a pendant longtemps consistรฉ ร  dissรฉquer des cadavres, laissant ainsi รฉchapper lโ€™essentiel de son objet ; ce qui explique ses grossiรจres erreurs historiques comme celle qui a consistรฉ ร  dire que les artรจres avaient pour fonction de conduire lโ€™air parce que la dissection les trouvait vides. Quant ร  la vivisection qui opรจre sur les vivants, elle dรฉtruit lโ€™unitรฉ fondamentale de lโ€™organisme. Lโ€™รชtre vivant est un individu, un organisme dont les รฉlรฉments constitutifs forment un tout harmonieux. La partie est subordonnรฉe au tout qui, ร  son tour, est solidaire des parties en ce sens quโ€™il pรขtirait de tout dysfonctionnement de quelque organe que ce soit. Aussi, aprรจs lโ€™ablation dโ€™un organe, nous nโ€™avons plus affaire ร  un mรชme organisme. Dโ€™autre part, lโ€™expรฉrimentation se heurte ร  la bioรฉthique qui lui fixe des limites. On rapporte que Gandhi trouvait les expรฉriences sur les animaux abominables, et que des รขmes charitables รฉtaient indignรฉes par la prรฉsence dโ€™une chienne expรฉrimentale ร  bord du deuxiรจme satellite russe. On ne peut songer ร  faire une expรฉrience sur lโ€™homme sauf en cas de maladie, et lร  encore, lโ€™ ยซexpรฉrimentationยป a pour unique but le bien รชtre du malade. Cela va sans dire que lโ€™expรฉrimentation biologique, limitรฉe par des exigences morales et les difficultรฉs inhรฉrentes ร  la nature mรชme de son objet, ne saurait aboutir ร  des rรฉsultas aussi sรปrs que ceux de la recherche physique. Pour toutes ces raisons et dโ€™autres encore, de plus en plus de voix sโ€™รฉlรจveront contre lโ€™explication mรฉcaniste du vivant. Arguant du retard accusรฉ par la biologie sur les sciences physiques qui volent quant ร  elles, de succรจs ร  succรจs, les adversaires du mรฉcanisme rรฉclameront une nouvelle intelligibilitรฉ pour la vie. Dans cette nouvelle dynamique, la philosophie bergsonienne constitue un modรจle du genre en ce sens quโ€™elle sโ€™est essentiellement constituรฉe en rรฉaction contre le scientisme cโ€™estร -dire la prรฉtention ร  tout expliquer mรฉcaniquement (par figures et mouvements) donc, ร  tout ramener ร  la matiรจre.

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Table des matiรจres

INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : Lโ€™ERE DE LA MECANISATION
I-La doctrine mรฉcaniste : une rรฉaction contre le finalisme
I-1- Le finalisme dโ€™Aristote
I-2- Naissance et expansion du mรฉcanisme
II- Lโ€™obstacle de la vie
II-1- Le dualisme cartรฉsien
II-2- Le monisme radical
DEUXIEME PARTIE : LE BERGSONISME OU LE DEVELOPPEMENT DES IDEES ยซDERNIERESยป DU MECANISME
I-Les limites de lโ€™approche mรฉcaniste du vivant
II- Lโ€™intuition-mรจre du bergsonisme : la durรฉe
TROISIEME PARTIE : LE NOUVEL ECLAIRAGE DE LA DUREE
I-La thรฉorie bergsonienne de la vie
I-1- Quโ€™est-ce que la vie
I-2- Lโ€™รฉvolution de la vie
II-Le problรจme de la connaissance
II-1- De la connaissance scientifique : Lโ€™intelligence
II-2- De la connaissance mรฉtaphysique : Lโ€™intuition
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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