Autonomie politique et cognitive des élèves
Définition et importance de l’objet de recherche
D’après une recommandation publiée par la Direction générale de l’enseignement obligatoire de l’État de Vaud en 2004 (Travail scolaire à domicile, 2004, §3), le fait de donner une tâche à effectuer à la maison implique le développement de l’autonomie, de la responsabilisation et du sens de l’effort, entre autres finalités. Un article du Règlement d’application de la Loi sur l’enseignement obligatoire (RLEO) (Devoirs (LEO art. 73), 2012) précise que les devoirs peuvent être faits sans aide par les élèves. Pourtant, en me référant aux discussions et observations faites sur le terrain de l’école, je me permets de questionner cette injonction en doutant de son caractère réaliste. Cependant, les élèves n’ont pas tous l’opportunité d’être soutenus à la maison par des parents disponibles et au courant des stratégies efficaces à mettre en œuvre. Il me semble dès lors légitime de se demander si les devoirs à domicile, réalisés hors du regard de l’enseignant, favorisent réellement l’acquisition de l’autonomie. Pour réaliser ce travail, j’ai dû resserrer mon questionnement. Je me suis penchée sur l’autonomie des élèves face à leurs devoirs à domicile. Ensuite, afin de pouvoir articuler concrètement ma recherche, je me suis concentrée sur l’autonomie dans une tâche spécifique d’apprentissage, celle de l’orthographe et du sens de mots en français. 1.2 Cadre théorique Afin de présenter l’état des connaissances et de diverses recherches sur l’objet de cette étude, je cerne d’abord quelques aspects historiques des devoirs à domicile. Ensuite, je fais un survol de quelques définitions de ce terme. Je présente le contexte vaudois, ainsi que les finalités des devoirs à domicile telles que pensées dans ce canton. Le concept de l’autonomie est présenté, constituant un enjeu important dans cette problématique, ainsi qu’un survol des facteurs et des conditions motivationnels. Je fais un détour par la question temporelle des rythmes scolaires. Ensuite, je traite des questions liées à l’environnement familial et aux inégalités sociales. Les notions d’externalisation du travail scolaire, de mobilisation parentale et de risques de malentendus sont exposées. Pour finir, je décris le concept de représentation sociale afin de pouvoir me pencher sur celle des devoirs, de l’autonomie dans le cadre scolaire et des rôles des parents et des enseignants dans ce contexte. – 5 – 1.2.1 Devoirs à domicile Bref historique des devoirs à domicile Les partisans et les détracteurs des devoirs se sont succédés en fonction des courants pédagogiques, politiques et de pensée du moment. Ainsi, dès la fin du XIXe siècle, le questionnement au sujet de la pertinence de cette pratique scolaire était présent. La fatigabilité des enfants était déjà reconnue, ainsi que la nécessité d’un temps de repos et de loisir (Kherroubi, 2009). Grunder (1997) évoque également cette période, en précisant que le poids des programmes était jugé suffisamment lourd pour justifier une mise au ban des devoirs scolaires. Ce moment de travail hors de l’école était donc déjà institué. Depuis longtemps, on reconnait la nécessité d’apporter une aide aux élèves pour leurs tâches scolaires effectuées hors de la classe. En effet, on trouvait des maitres d’études dans les internats français, appelés répétiteurs dès 1853, qui « [surveillaient] les élèves, [vérifiaient] leurs devoirs et les [aidaient] dans l’assimilation de leurs leçons » (Kherroubi, 2009, p. 21). Puis les chercheurs québécois Chouinard, Archambault et Rheault (2006) relèvent qu’au début du XXe siècle, les devoirs à domicile sont vus positivement et « considérés comme une occasion d’exercices supplémentaires [contribuant] à inculquer le sens de la discipline aux jeunes » (p. 308), alors qu’en 1940, ils sont vus « comme une intrusion indue dans la vie privée des familles » (Cooper et Valentine, 2001, cités par Chouinard et al., p. 308). Dans les années 1950, ils sont remis sur un piédestal pour redonner une certaine rigueur au système éducatif, alors qu’en 1960 on estime qu’« ils limitent l’expérience sociale ainsi que les récréations prises à l’extérieur, les activités de création et le temps consacré au sommeil » (Cooper, 1991, cité par Chouinard et al., p. 308). Grunder (1997)s’est intéressé à l’évolution de l’organisation du temps scolaire dans une perspective historique. Il dépeint « le fait que [les] devoirs exigés par l’école structurent et prennent le temps des enfants en plus de l’école » (Grunder, p. 348). Il pousse l’interrogation plus loin en se demandant s’ils sont vraiment utiles aux apprentissages et si on ne peut pas les comparer « au travail des enfants dans les sociétés préindustrielles » (Grunder, p. 348). En France, une circulaire du ministère de l’Éducation nationale déclare en 1956 qu’« aucun devoir écrit, soit obligatoire, soit facultatif, ne sera demandé aux élèves hors de la classe. Cette prescription a un caractère impératif » (Bouysse, Saint-Marc, Richon, & Claus, 2008, p. 7). Cette injonction sera réitérée à de nombreuses reprises « sans doute faute d’avoir été généralement appliquée » (Bouysse et al., p. 7). En France, le terme devoir signifie une tâche généralement écrite permettant – 6 – « de s’assurer […] si une leçon a été comprise, […] de mesurer l’acquis de l’élève et de contrôler ses qualités de réflexion, d’imagination et de jugement. Il exige de l’enfant un effort personnel soutenu, une mise en forme et “au propre“ utiles à sa formation – à celle de son esprit comme à celle de son caractère […] ». (Circulaire de 1956, citée par Bouysse et al., 2008, p. 8) L’étude de leçons n’est pas contrindiquée à domicile par ce décret, dès lors qu’il s’agit de « mémorisation de très courts résumés ou de quelques vers de récitation, [de] la lecture d’une demi-page ou d’une page » (circulaire de 1956, citée par Bouysse et al., 2008, p. 8). L’interdiction de 1956 a reposé sur des motivations diverses. Tout d’abord, trop d’heures de travail soutenu peuvent « apporter une fatigue préjudiciable à la santé physique et à l’équilibre nerveux des enfants » (circulaire du 29 décembre 1956, § 1, citée par Bouysse et al., p. 8). Ensuite, le travail effectué hors de la sphère scolaire ne s’exécute pas toujours dans des conditions optimales. Une déclaration de 1912 fait remarquer que seul le maitre peut en assurer la qualité, sans quoi « l’enfant risque de “bâcler“ son travail et se contenter “d’une besogne matérielle et machinale, pourvu qu’elle ait une certaine correction extérieure“ » (circulaire de 1912, citée par Bouysse et al., 2008, p. 8). Enfin, il est précisé qu’il ne s’agit pas d’une suppression générale d’un certain type de tâches pédagogiques défini par le terme de devoir, mais qu’elles devront être exécutées dans le cadre « [d’] études dirigées d’une durée quotidienne de trente minutes, […] mises en place, dans chaque classe, pendant le temps scolaire […] » (Circulaire n° 94-226 du 6 septembre 1994, § 1, citée par Bouysse et al., 2008, p. 9). Depuis 2008, les prescriptions concernant les devoirs à domicile manquent de clarté d’après le rapport de l’Inspection générale de l’Éducation nationale qui met en évidence, dans sa conclusion, l’urgence de « préciser la nature exacte de ce qui est interdit et de ce qui ne l’est pas hors du temps de classe » (Bouysse et al., p. 10). Un article du Figaro du 29 août 2017 rapporte le projet de “dispositif devoirs faits“ souhaité par Jean-Michel Blanquer, actuel ministre de l’Éducation nationale, dont l’idée est « [d’] intégrer les devoirs scolaires au sein des établissements pour atténuer l’inégalité sociale entre les familles et apaiser les tensions qui peuvent naître à la maison » (Pech, 2017, p. 7). L’idée maitresse de 1956 visant à ramener les tâches scolaires à l’intérieur des murs de l’école poursuit donc son chemin en France. D’après les analyses de l’enquête PISA menée en 2012 auprès de jeunes de 15 ans provenant d’une soixantaine de pays, « les élèves du monde entier ont des devoirs » (OCDE, 2014, p. 1- 2). Le temps qu’ils y passent varie considérablement. En moyenne, ils y ont consacré cinq heures par semaine, en y passant moins de trois heures en Finlande, quatre en Suisse et près de dix heures en Fédération de Russie (OCDE).
Autonomie
Présenté comme une des finalités des devoirs à domicile et cité dans de nombreuses conversations au sujet des élèves, de leurs habiletés ou du sens des activités prescrites, il m’a semblé pertinent d’accorder dans cette partie de mon travail une place prépondérante au concept de l’autonomie, afin d’en saisir ses subtiles composantes. Je présente dans ce chapitre différents chercheurs (des sociologues, des pédagogues ou des chercheurs en sciences de l’éducation) qui se sont intéressés à ce concept, en développant leurs définitions, analyses et points de vue en lien avec les apprentissages scolaires. L’autonomie : un but de socialisation ou un moyen d’y parvenir ? Héloïse Durler (2015) a analysé durant deux ans et demi le fonctionnement de plusieurs classes primaires genevoises sous l’angle de la sociologie. Elle a perçu le concept d’autonomie comme un élément incontournable pour comprendre l’univers scolaire, ses attentes et ses fonctionnements. Elle distingue les propos relatifs à l’autonomie relevant d’une catégorie d’évaluation (décrivant le manque d’autonomie de certains élèves en difficulté ou l’autonomie des “bons élèves“) de ceux appartenant à une catégorie de justification (présentant des moyens pédagogiques utilisés à de fins de développement de l’autonomie). Elle identifie la définition – 14 – indigène7 de l’autonomie pour les enseignants ainsi : « Un élève est autonome lorsqu’il est capable de réaliser son travail seul, indépendamment de l’enseignant, […] lorsqu’il respecte les règles scolaires et adhère au projet de l’institution scolaire d’acquisition des savoirs » (Durler, pp. 26-27). Cela signifie que l’élève doit pouvoir effectuer ses tâches sans demander de l’aide, en lisant et comprenant les consignes écrites ou en se souvenant des consignes dites par l’enseignant. L’allusion aux règles scolaires signifie qu’il doit les avoir intégrées et que l’enseignant ne doit pas avoir à les lui rappeler, et enfin qu’il est censé savoir pourquoi il est à l’école et à quoi vont lui servir les apprentissages qui y sont construits. L’autonomie se présente d’abord comme un but de la socialisation scolaire. On y retrouve des éléments de l’éducation morale décrite au début du XXe siècle par Durkheim, un des pères fondateurs de la sociologie, que sont l’esprit de discipline relevant de l’intérêt même de l’individu de ne pas obéir qu’à ses désirs, l’attachement au groupe et l’autonomie de la volonté impliquant « que l’élève […] adhère de lui-même […] aux valeurs qui fondent le social » (Durler, 2015, p. 29). Ensuite, l’autonomie est aussi un moyen de parvenir à cette socialisation, grâce à « l’expérimentation par l’élève et la découverte progressive des lois » (Durler, p. 30). Un premier paradoxe de l’autonomie se révèle alors ainsi : comment soutenir la construction d’une autonomie individuelle en prenant appui sur une autonomie qui n’existe pas encore ? Ou, dit autrement, « comment les enseignants peuvent-ils […] faire face à la contradiction qui réside dans le fait de rendre l’élève autonome en le soumettant à des règles tout en l’habituant à faire usage de sa liberté et en lui laissant des choix ? ». (Durler, 2015, p. 32) Dans le cadre de ma recherche, ce paradoxe peut se traduire ainsi : comment l’élève peut-il trouver sa voie dans l’obligation d’obéir à l’injonction de faire ses devoirs à domicile prescrite par les enseignants, tout en s’accordant une marge d’expérimentation et d’exploration lui permettant de se situer dans ses apprentissages, en trouvant des voies qui lui sont propres, respectueuses du cadre scolaire et également porteuses de bons résultats ? L’acquisition de l’autonomie Panteix (2010) décrit différentes phases qui permettent à l’autonomie de naître, de se développer, pour aboutir à une forme d’habileté. Il suggère qu’une “idée de désir“ amène à des propositions mentales de stratégie qui induisent un choix. Ainsi, lorsqu’une envie se présente, il y a plusieurs manières d’y accéder et il s’agit de décider laquelle sera mise en œuvre. Puis s’ensuit un « passage à l’acte (ou au non acte) [qui sera] réussi ou non » (Panteix, p. 2). Ce processus rapide et inconscient donne lieu à un réajustement de la démarche, qui 7 Ce que veulent dire les enseignant en parlant d’autonomie. – 15 – façonne l’apprentissage de l’autonomie. Pour finir, « la multiplication de situations réussies répondant à cette démarche permet de parler d’autonomie » (Panteix, p. 2). Cette illustration dynamique du développement de l’autonomie naissant du désir entre en corrélation avec la notion de motivation intrinsèque, abordée dans le chapitre suivant. Lahire (2001) s’interroge sur les moyens et les pratiques mis en place à l’école pour permettre aux élèves d’acquérir de l’autonomie. Il en discerne deux formes : l’autonomie politique et l’autonomie cognitive. La première concerne la vie collective, les règles, la discipline et le devenir de l’élève-citoyen. Elle forge la connaissance du cadre dans lequel l’élève va se développer et réaliser ses apprentissages. « La capacité d’action “autonome“ [de l’élève] a de toute évidence partie liée avec l’existence de “règles du jeu“ explicites qui [le] libèrent de la dépendance personnelle exclusive à l’égard de l’enseignant » (Lahire, p. 155). C’est grâce à cette capacité qu’il connaitra les limites à ne pas franchir mais également le champ qu’il devra investir pour ses explorations cognitives et ses initiatives. Elle est également le siège de l’apprentissage des discussions collectives et des compromis. La deuxième forme d’autonomie a pour objet de nombreuses habiletés propres au devenir de l’élève-apprenti, regroupées en deux catégories. Son premier volet pousse l’élève vers la maîtrise d’exercices sans aide extérieure, en s’appuyant sur les consignes écrites. Elle sous-entend, entre autres, une parfaite maîtrise de la lecture. Son deuxième pan suppose « un élève actif, en recherche, un élève réfléchissant, découvrant par lui-même et s’organisant, opérant des choix, s’auto-évaluant et, parfois, s’auto-corrigeant » (Lahire, p. 158). Il s’agit du vaste champ des processus cognitifs et métacognitifs.
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Table des matières
Remerciements Résumé
Mots clés
Liste des tableaux
Liste des figures
Liste des annexes
Liste des abréviations
Introduction
– Chapitre 1 – Problématique
– 1.1 Définition et importance de l’objet de recherche
– 1.2 Cadre théorique
– 1.2.1 Devoirs à domicile
– 1.2.2 Autonomie
– 1.2.3 Motivation
– 1.2.4 Rythmes scolaires
– 1.2.5 Rôle des familles
– 1.2.6 L’aide aux devoirs, un paradoxe
– 1.2.7 Représentations sociales
– 1.3 Questions de recherche opérationnalisées
– Chapitre 2 – Méthodologie
– 2.1 Fondements méthodologiques
– 2.2 Nature du corpus
– 2.2.1 Moyens utilisés
– 2.2.2 Entretiens exploratoires
– 2.2.3 Définitions et indicateurs
– 2.2.4 Choix de l’échantillonnage
– 2.2.5 Procédure et protocole de recherche
– 2.2.6 Terminologie
– 2.2.7 Transcriptions
– 2.2.8 Tri des données
– Chapitre 3 – Analyses
– 3.1 Résultats
– 3.1.1 Recueil de contenu dans le Plan d’études romand (PER
– 3.1.2 Analyse des entretiens
– 3.2 Interprétation
– 3.2.1 Représentations
– 3.2.2 Autonomie politique et cognitive des élèves
– 3.2.3 Besoins des élèves
– 3.2.4 Rôle des parents et de l’enseignante
– vii Conclusion
– Bibliographie
– Annexe 1 : Échanges de courriels avec M. Linder (octobre 2016 et septembre 2017
– Annexe 2 : Recensement des devoirs
– Annexe 3 : Occurrences du mot « autonomie » dans le PER
– Annexe 4 : Canevas de l’entretien avec les élèves
– Annexe 5 : Guide d’entretien avec les élèves
– Annexe 6 : Roue des émotions
– Annexe 7 : Entretiens exploratoires avec deux enseignants, synthèse
– Annexe 8 : Entretien exploratoire avec un enseignant, transcription et micro-analyse –
– Annexe 9 : Entretiens exploratoires avec trois élèves de 8e année, transcription et microanalyse
– Annexe 10 : Autorisation d’enregistrer
– Annexe 11 : Extrait de transcription d’entretien (maman de Zoé
– Annexe 12 : Tableau synoptique des fragments d’entretiens sélectionnés
– Annexe 13 : Mots à apprendre et exercices.
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