La société post-industrielle de l’information, de la communication et du savoir
Nous connaîtrions actuellement une période profondément « révolutionnaire » liée à l’émergence d’un nouveau type de société marqué par de multiples bouleversements tant culturels, sociaux, technologiques qu’économiques appelant les formes organisationnelles à se renouveler en profondeur. Cette période de mutation se traduirait par les passages des sociétés dites « industrielles », basées sur l’exploitation de matières premières à l’aide de la force physique, à une nouvelle forme de société où les notions « immatérielles » d’information, de communication et de savoir occupent la place centrale.
La généalogie de ce nouveau régime socio-technico-économique n’est pas des plus simples à réaliser. Tout d’abord, de nombreux qualificatifs lui ont été associés pour le caractériser : société « post-industrielle », « société de l’information », « société de la communication », et, plus récemment « société du savoir » ou « de la connaissance». De plus, ces qualificatifs sont parfois polysémiques et viennent se chevaucher. Enfin, la description de cette nouvelle société en émergence a souvent été l’œuvre de futurologues et prospectivistes dans les années 1970, puis, dans les années 1990, de publicistes et de « décideurs » politiques ou économiques. Il est donc difficile de faire la part des choses entre ce qui relève de l’analyse, de l’utopie, de la croyance, du mythe ou encore de la simple stratégie marketing ou électorale. Nous en proposons ici une brève présentation qui n’a pas vocation à être exhaustive et rigoureuse mais qui cherche avant tout à « planter le décor » de notre travail de recherche.
La société post-industrielle :
L’idée du passage d’une société fondée sur le production matérielle, issue de la naissance de l’industrie au XIXème siècle, à une époque fondée sur le traitement de l’information est majoritairement rattachée à la figure de Daniel Bell et à son ouvrage de 1973 The Coming of Post-Industrial Society (traduit en français en 1976 sous le titre : Vers la société postindustrielle). Daniel Bell y avance l’émergence d’un nouveau type de société axée sur la connaissance théorique et centrée sur les services opérant un transfert de pouvoir des détenteurs de capital aux producteurs de savoir. Daniel Bell affirme ainsi que « la société post-industrielle est fondée sur les services. Le jeu s’y déroule entre les personnes. Ce qui compte désormais, c’est ni le muscle, ni l’énergie, mais l’information ». Une nouvelle ère de production qui vient bouleverser la structure économique, l’organisation de la production et les rapports de travail mais qui marque plus globalement un véritable changement civilisationnel puisque ce développement des services, des ressources informationnelles et du savoir théorique offre « la promesse d’une société moins fracturée par les idéologies et les antagonismes sociaux » avec la perspective « d’une évacuation de la problématique du pouvoir ou de la domination au profit de la vision d’une société plus égalitaire, plus polycentrique » (Neveu, 2006). Ainsi, la société post-industrielle annonce rien de moins que « la fin des idéologies, l’apaisement des passions politiques, le nivellement des hiérarchies, et, surtout, l’émergence d’une nouvelle forme de richesse : le savoir » (Journet, 2005).
La société post-industrielle a pendant longtemps été appréhendée comme étant fondée sur l’avènement du secteur tertiaire au détriment du secteur secondaire, qui s’était lui-même substitué au secteur primaire dans les années 1850. Cette conception simpliste et compartimentée des activités économiques fut par la suite critiquée par de nombreux auteurs. Ils mirent en avant non pas l’explosion du secteur tertiaire au détriment des deux autres mais sa propagation à toutes les activités économiques comme caractéristique de la société actuellement en émergence, un phénomène nommé « tertiarisation de l’économie ». Comme l’explique Jean Lojkine (1992) : « de nombreuses recherches internationales menées notamment en économie et sociologie industrielles invalident aujourd’hui complètement ces thèses (…) l’information ne se substitue pas à la production, pas plus que l’industrie est remplacée par les services. On assiste bien plutôt à une interpénétration nouvelle entre information et production ».
Ainsi, les tâches de production de connaissances et de traitement de l’information ont désormais envahi toutes les activités économiques, y compris dans les secteurs à priori éloignés des services. « En d’autres termes, l’avènement de l’économie fondée sur la connaissance s’exprimerait moins par l’expansion continue d’un secteur spécialisé que par la prolifération d’activités intensives en connaissance, dans tous les secteurs de l’économie » (Foray, Lundvall, 1997). Un phénomène qu’Hugues De Jouvenel illustre de deux exemples particulièrement éclairants : Ainsi, le prix du beurre dépend-il pour environ un quart du travail agricole stricto sensu, les trois-quarts restant correspondant à des activités à caractère tertiaire telles que la recherche et le développement sur les semences, les intrants, les aliments, le progrès génétique sur les plantes et les animaux, la gestion des stocks, le système de distribution et de conservation (la chaîne du froid), la publicité, le marketing, les services financiers. (…) Le processus, identique pour tous les produits agricoles, est encore plus saisissant dans le domaine des industries traditionnelles et à fortiori dans les industries de haute technologie. Ainsi, le coût d’une automobile dépend-il de moins en moins de celui de la tôle ou du plastique utilisé, des coûts salariaux du personnel attaché au travail de la matière, mais de plus en plus des dépenses effectuées par son fabricant en recherche et développement, ingénierie de conception et de design, publicité, marketing, services financiers. Nous assistons ainsi à un déplacement des principales sources de valeur ajoutée, du traitement direct de la matière vers la maîtrise de ’’l’immatériel’’, d’où l’expression courante utilisée pour qualifier cette mutation de ’’Révolution de l’intelligence’’. L’investissement immatériel (recherche et développement, formation, logiciel, publicité, gestion et organisation) croît désormais plus rapidement que l’investissement physique (De Jouvenel, 1995).
La société de l’information :
L’émergence de la « société de l’information » est souvent rattachée à Daniel Bell, dans la droite ligne de ses travaux précédemment présentés. Ainsi, pour Bernard Miège (1995), la société de l’information fut « introduite voici plus de trente ans par des sociologues prospectivistes parmi lesquels se détache la figure de Daniel Bell ». Bernard Miège (1995) distingue cependant « deux définitions principales » de la société de l’information : une, largement évoquée précédemment, renvoyant au primat des activités informationnelles, l’autre soulignant le poids grandissant des technologies de l’information et de la communication (TIC). Dans cette seconde perspective, beaucoup attribuent également la paternité de la « société de l’information » à Norbert Wiener, fondateur de la cybernétique dans les années 1940. A travers cette « cybernétique », Norbert Wiener proposait en effet non pas une nouvelle discipline s’intéressant aux phénomènes communicationnels, mais bien plus un nouveau cadre épistémologique situant l’information au cœur des phénomènes tant physiques, biologiques, que sociaux, un véritable « paradigme informationnel » comme le nomment Philippe Breton et Serge Proulx (2002). La cybernétique apparaît clairement en réaction à la barbarie qui marqua les deux premières guerres mondiales. Son projet est simple : faire des nouvelles technologies de l’informatique les nouveaux garants d’une société transparente et harmonieuse là où les hommes politiques, aveuglés par « les idéologies de la barbarie », ont failli. La société de l’information issue de la cybernétique se veut ainsi une alternative aux modes d’organisation politique de la société. Les prospectives de Norbert Wiener s’ancrent donc moins dans l’univers économique (contrairement à Daniel Bell) que dans celui des techniques. Pour autant, il n’en annonce pas moins lui aussi l’avènement d’un véritable bouleversement civilisationnel, comme nous l’expliquent Philippe Breton et Serge Proulx : La légitimité de cette ’’nouvelle société’’ procèderait d’un triple raisonnement déterministe. D’abord nous assisterions à une révolution technique dans le domaine de l’information, de son traitement, de sa conservation et de son transport. Ensuite, cette révolution provoquerait des changements en profondeur des structures de nos sociétés et même de nos civilisations. Enfin, ce bouleversement serait pour l’essentiel positif et à l’origine d’une société plus ’’égalitaire’’, plus ’’démocratique’’ et plus ’’prospère’’. Cette société de l’information se substituerait à la ’’société industrielle’’, hiérarchisée et bureaucratisée, violente, livrée au hasard et à la désorganisation (Breton et Proulx, 2002) .
Cette vision techniciste d’une révolution politico-sociale en cours se retrouve tout au long de la deuxième moitié du XXème siècle. A cet égard, Erik Neveu (2006) identifie trois écrits qui participent à véhiculer cette idée : l’ouvrage Between two ages. America’s role in the technetronic area de Zbiniew Brzezinski annonçant «l’émergence d’un monde, naissant de la fusion progressive entre télévision, télécommunications et informatique, dans lequel l’information et la maîtrise des réseaux seraient la clé de la croissance » ; le rapport NoraMinc sur L’informatisation de la société rédigé en 1978 où « le développement des réseaux mondiaux de communication est présenté comme le principe actif des mutations sociales à venir»: déclin des souverainetés étatiques, globalisation planétaire des flux de communications, décentralisation généralisée et conquête d’espaces d’autonomie par les agents sociaux et les cellules de base du social, difficulté à venir des grandes organisations, déclin des identités de classes, sociabilité en réseaux, transparence du social, nouvelle croissance ; et enfin l’intervention de l’ingénieur général Voge au cinquième congrès Inforcom organisé par la SFSIC en 1986 constatant l’inadaptation des « pyramides centralisées et des chaînes tayloriennes de production » aux impératifs et possibilités des nouvelles technologies qui imposeront une décentralisation généralisée, des réseaux maillés, cellulaires où prédominent les boucles conviviales d’interaction.
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Table des matières
INTRODUCTION
1.1. Origine de cette recherche : l’émergence d’un nouveau régime socio-technicoéconomique et de nouvelles formes organisationnelles
1.2. Objectifs de cette recherche
1.3. Problématique
1.4. Présentation des hypothèses dans une perspective critique
1.5. Méthodologie et corpus
1. CHAP. I. CADRE THEORIQUE ET DEFINITION D’UN IDEAL-TYPE DES FORMES ORGANISATIONNELLES AUTOGEREES
1.1. Introduction
1.2. Les SIC et la communication organisationnelle
1.2.1. Définition du champ de la communication organisationnelle
1.2.2. Une rupture quant aux approches classiques de la communication d’entreprise:
1.3. La pensée complexe
1.3.1. Définition : le paradigme de la complexité
1.3.2. La conception complexe des processus organisationnels
1.3.3. La portée politique de la pensée complexe : repenser la révolution en restant lucide, reconnaître le mythos dans le logos en restant autocritique
1.4. L’autogestion, un objet d’étude pertinent pour une approche complexe et communicationnelle des organisations
1.4.1. Définition générale du terme
1.4.2. La pensée complexe du proudhonisme autogestionnaire
1.4.3. Elaboration d’un idéal-type et mise en lumière de la place centrale des activités informationnelles, communicationnelles et cognitives au sein des formes organisationnelles autogérées
2. CHAP. II. LES NOUVELLES FORMES ORGANISATIONNELLES
2.1. Introduction
2.2. Les discours des nouvelles formes organisationnelles
2.2.1. Le discours d’engagement du GDE
2.2.2. Le discours de la maisonnée de SI
2.3. Les pratiques des nouvelles formes organisationnelles
2.3.1. La socialisation de l’information, de la communication et du savoir : une socialisation limitée par une coupure entre les domaines techniques et stratégiques et entravée par le manque de structuration
2.3.2. La socialisation du pouvoir : une relation hiérarchique gommée par la proximité entre dirigeants et dirigés, une autonomie et une responsabilisation « cadrées »
2.3.3. Socialisation des valeurs : culture technique et fracture idéologique
2.3.4. Les relations à l’environnement et la constitution de réseaux
2.3.5. Bilan : Une autogestion limitée au microniveau
2.4. Pouvoir et critique dans les nouvelles formes organisationnelles
2.4.1. Les formes et modalités d’exercice du pouvoir dans les nouvelles formes organisationnelles
2.4.2. Les formes et modalités d’exercice de la critique dans les nouvelles formes organisationnelles de la société de l’information, de la communication et du savoir
2.5. Conclusion
3. CHAP. III. LES FORMES ORGANISATIONNELLES AUTOGEREES :
3.1. Introduction
3.2. Les discours des formes organisationnelles autogérées
3.2.1. La socialisation du pouvoir
3.2.2. La socialisation de l’information
3.2.3. La socialisation de la communication
3.2.4. La socialisation du savoir
3.2.5. La socialisation des valeurs et la culture d’entreprise
3.2.6. Les relations à l’environnement et la constitution de réseaux
3.3. Les pratiques des formes organisationnelles autogérées
3.3.1. La socialisation de l’information, de la communication et du savoir : une
transparence, un droit d’expression et une formation complète entravés par la taille
croissante, la spécialisation et les mauvaises relations internes
3.3.2. La socialisation du pouvoir : des leaders mobiles et pluriels mais parfois
autoproclamés et néfastes, une responsabilisation nécessitant un fort investissement
3.3.3. La socialisation des valeurs : une culture basée sur une idéologie
politique engendrant une pression normative lorsqu’elle est trop forte ou un éclatement de l’entreprise lorsqu’elle s’essouffle
3.3.4. Les relations à l’environnement et la constitution de réseaux
3.3.5. Bilan : des pratiques alternatives qui interrogent
3.4. Limites des formes organisationnelles autogérées à l’heure de la société de
l’information, de la communication et des savoirs
3.4.1. Un modèle décalé
3.4.2. Un modèle limité
3.4.3. Les dérives d’un modèle ou les effets paradoxaux de l’autogestion
3.5. L’autogestion, un modèle réellement subversif quant au management
contemporain ?
3.5.1. Le brouillage des frontières
3.5.2. La soumission librement consentie
3.5.3. L’accaparement des questions stratégiques
3.5.4. Les managers des nouvelles formes organisationnelles et les leaders des
organisations autogérées : profils, objectifs et pratiques
3.6. Conclusion
CONCLUSION
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