RÉCIT DE VOYAGE FICTIF
Dans le voyage de Gauthier, le sujet, pourrait-on croire, devrait être le voyage (si on se fie au titre). Quand on pense aux récits de voyage de Nicolas Bouvier, une référence dans le genre, on découvre à la fois les personnes et le périple et il est facile de faire se rejoindre ces récits de voyage avec la définition qu’en donne Louis Marin: Un type de récit où l’histoire bascule dans la géographie, où la ligne successive qui est la trame formelle du récit ne relie point, les uns aux autres, des événements, des accidents, des acteurs narratifs, mais des lieux dont le parcours et la traversée constituent la narration elle-même. Même si le narrateur de Voyage en Inde avec un grand détour, de son propre aveu, ne sait pas voyager: «Tu n’sais pas voyager, tu n’sais pas voyager, tu n’sais pas voyager, tu n’sais pas voyager, tu ne sais pas vivre, tu ne sais pas t’amuser. Nous sommes sur la terre pour nous amuser, mon ami. Toi, tu regardes par la fenêtre. » (Gauthier, 2005 : 177), il est tout de même au cœur d’une entreprise qui le mène sur un autre continent, en solitaire, et ce voyage demeure le prétexte pour écrire.Le récit de voyage de Gauthier n’est pas un récit de voyage au sens classique du terme, mais il y a certainement un aspect déplacement : «Pour qu’il y ait récit de voyage fictif, il faut que le récit implique un voyage physique et que ce voyage serve de trame de base à l’ensemble du récit». La narration au «je », assez commune dans les récits de voyage, est pratiquée ici, mais l’objectif semble dépasser le simple « point de vue » : Lorsque le « je » de la narration est au rendez-vous, il figure ici et là un masque de la personne de l’auteur-narrateur que celui-ci porte et qui lui permet de teinter de fiction le voyage réel dont il rapporte les temps forts.Mais, dans l’ensemble, la présence prononcée de ce «je » signifie que le rapport à la réalité se déforme et que le récit devient prétexte pour parler de soi, d’où le passage d’une littérature d’événements à une littérature de réflexion. En effet, le récit de Gauthier, même s’il narre tout de même une série d’événements, demeure un prétexte pour se raconter et pour réfléchir sur le but de son existence : Je n’ai rien réglé, je croyais l’avoir (son angoisse) surmontée, mais je n’ai fait que l’enfouir, la cacher, la masquer, je n’ai fait que la fuir et encore je ne songe qu’à fuir, je ne veux pas la voir en face, me voir comme je suis, minable, ordinaire, ridicule, prétentieux, pauvre pion sans importance qui se prenait pour quoi? Un écrivain … (Gauthier, 2005 : 183) En utilisant son voyage comme fuite, le personnage du narrateur se retrouve à affronter ses démons de front, ce qui plonge le lecteur dans le voyage fictif. Une autre version arrivera au chapitre suivant: «J’étais parti de Montréal dix jours plus tôt » (Gauthier, 2005: 19) avec un retour dans le temps et des précisions sur son départ. En sachant qu’il est patti de Montréal, cela vient confirmer qu’il est bel et bien en voyage. Cela confirme qu’il y a un voyage et une histoire qui est centrée autour de ce voyage. Ensuite, il ya le personnage du narrateur qui joue avec la temporalité pour se mettre lui même en scène dans une histoire qui semble réelle, mais tout de même remaniée d’une façon particulière : Le réel, adapté à des fins de narration très subjective, apparaît à ce moment transformé et l’auteur travaille sa matière de façon à lui donner une valeur singulière. Une poétique du récit de voyage est en train de se dessiner ici: contrairement au récit de voyage réel, le récit de voyage fictif ne doit pas son existence au déroulement d’un événement réel (le voyage). li est davantage le fruit d’une vision du monde, vision qui passe toutefois par la nécessité de faire du déplacement le centre d’un processus visant à recomposer le rée1. La conclusion serait donc que « certains romans de Louis Gauthier relèvent manifestement d’un registre particulier, différent de celui des romans en général. Que sontils? Nous répondrons: des récits de voyage fictifs \2 ». Reste à savoir pourquoi cette avenue est privilégiée au détriment d’une autre. La réponse semble se trouver du côté de la quête intérieure: Pourquoi accorder préséance à la fiction sur le voyage véritable? Qu’est-ce que l’écrivain peut accomplir grâce à la fiction que la rédaction d’un récit réel restreindrait? Le récit de voyage fictif transcende les limites du réel et, du coup, entraîne celui qui en pratique l’écriture du côté d’une catharsis de tous les instants Souvent confronté à lui-même, le narrateur finit par attaquer farouchement ce qui a pour but d’expier et d’atteindre peut-être ce qui devient le but de son voyage: se nier. Je déteste les mots, tu sais, oui je suis écrivain et je déteste tous les mots qui me poursuivent et me harcèlent et me persécutent et le mot écrivain est un de ceux-là parce que c’est quoi, être écrivain, penses-tu? Est-ce que je suis écrivain quand je te parle, quand je prends l’autobus, est-ce que je suis écrivain dans mon bain, quand je mange? Et toi qui me prends pour un écrivain, qu’est-ce que tu penses que je suis, un mot? (Gauthier, 2005 : 69) Son identité est plus en jeu que le simple fait d’atteindre une destination ou une autre.
L’EFFET DE RÉEL
1’ai besoin aussi qu ‘on croie aux mondes que j’invente, qu’on éprouve avec mon personnage, qu’on se laisse toucher, émouvoir, par son expérience et ce qu’elle dit aussi de l’expérience des lecteurs. Roland Barthes parle de l’effet de réel en commençant par souligner le fait que, dans un texte, une description peut n’avoir aucune « utilité » pour le récit, aucune valeur significative, mais que les éléments présentés ne peuvent en fait servir qu’à amener un effet de réel, un peu pour rejoindre la réalité voulant que chaque chose, chaque objet, n’ait pas de signification directe reliée à quelque histoire que ce soit. C’est là et c’est tout, comme dans cet exemple: li fait froid, je marche dans les rues désertes à la recherche d’un endroit où déposer mon sac, un cylindre mou en grosse toile avec des poignées de cuir au milieu et une courroie pour le porter sur l’épaule. Après y avoir mis mon sac de couchage, je me suis aperçu qu’il ne contenait presque rien d’autre. (Gauthier, 2005 : 13) Cette description du sac du narrateur vient ajouter de la substance en venant fixer dans l’esprit du lecteur une image, sans toutefois avoir une utilité précise dans le texte, le sac ne revenant à aucun autre moment dans la diégèse. Barthes pose d’ailleurs la question à savoir: «tout dans le récit est-il signifiant, et sinon, s’il subsiste dans le syntagme narratif quelques plages insignifiantes, quelle est en » Ici, le fait que Gauthier nous donne quelques exemples de ce qu’il porte avec lui vient renforcer son image de voyageur, ici un peu maladroit, mal préparé. Comme l’effet de réel vise l’adhésion du lecteur à la réalité du récit, cela vient conforter ce dernier alors qu’il découvre un voyageur qui voyage avec un sac à dos, comme on peut s’y attendre. Plus loin, il cherche une réponse à une question : « Lettres de la Religieuse portugaise, cela me dit vaguement quelque chose, j’ai déjà aperçu ce titre dans le catalogue d’une collection de poche. Qui donc a écrit cela 7 Diderot 7 Choderlos de Laclos 7 » (Gauthier, 2005: 201) En feignant de ne pouvoir vérifier son information, le narrateursimule un questionnement qui se déroule dans le temps réel de la fiction dans le but d’ajouter de la crédibilité à l’action: « Selon une extrapolation narratologique, l’effet de réel encourage, à défaut de sceller, l’identité de l’énonciateur (ou des traces de l’instance narrative) et de l’auteur. L’effet de réel expulse du système narratif la dimension proprement fictionnelle. » En effet, comment l’auteur véritable n’a-t-il pas pu trouver la réponse et, ensuite, l’écrire, tout simplement? Gauthier joue avec le lecteur en ce sens et il joue sur l’effet de réel, c’est-à-dire qu’en mettant de l’avant le fait que ce qu’on lit n’est pas ce qu’il veut écrire, mais bien une sorte de journal d’écriture, en marge de sa vraie aspiration (un roman spiritualiste), le lecteur ne peut donc qu’imaginer qu’il est dans une fiction: Je quitte la fenêtre qui m’hypnotise et récupère mon livre sur la banquette, j’essaie de lire, les mots n’ont pas de sens. La littérature nous trompe, je le savais, je l’ai toujours su. [ … ] La vie, ce n’est pas ça. Ça n’a rien à voir, ce n’est jamais si clair, jamais si simple, jamais si bien organisé. li n’y a pas un mot de vrai là-dedans, méfiez-vous, si vous croyez cela, vous êtes fait, vous ne serez plus jamais libre. Vous allez croire qu’il y a un sens, une direction,un plan, un ordre, un but, une explication, alors qu’il n’y a rien de tout cela, tout est jeté pêle-mêle, en vrac, au hasard, et vous êtes là. (Gauthier, 2005 : 78) Non seulement il n’arrive pas à écrire, mais il dénonce même la lecture en l’accusant de tromper les gens. Lorsqu’il mentionne qu’ « [il] n’y a pas un mot de vrai là-dedans »,fait-il référence à son propre texte également? Dès qu’il nous donne une prise, il s’empresse de la déconstruire en attaquant lui-même les institutions qu’il défend ailleurs dans le texte.
EFFET DE FICTION
Un effet de fiction est un procédé interne qui amène le lecteur à croire qu’il est en face d’un récit fonctionnant selon ses propres mécanismes internes. Un des effets de fiction passe par l’utilisation des temps de verbe. On peut le voir dès le début du récit de Gauthier: «Il est quatre heures de l’après-midi et les bars sont fermés. » (Gauthier, 2005 : 13). Le premier verbe, « être », est au présent de l’indicatif, temps de verbe qui vient nous indiquer que l’action se déroule sous nos yeux,présentement, au moment actuel, mais à l’intérieur du récit. Plus loin: « De gros nuages blancs roulent très vite sur le ciel bleu. TI fait froid, je marche dans les rues désertes à la recherche d’un endroit où déposer mon sac, un cylindre mou en grosse toile avec des poignées de cuir au milieu et une courroie pour le porter sur l’épaule» (Gauthier, 2005 : 13). Ce verbe d’action, marcher, vient renforcer l’idée que nous sommes dans une histoire, pas nécessairement une fiction, une invention, mais du moins une histoire. On décrit un peu le paysage, la température, puis le personnage, le narrateur, marche. Plus exactement: il marche dans une histoire. Pour donner un exemple canonique, c’est un peu comme si Jacques Cartier, en racontant son voyage, avait écrit: « J’avance dans les bois entouré de mes compagnons quand nous tombons sur une meute de loups. » Dans un récit de voyage classique, les verbes sont, dans la plupart des cas, au passé simple, au passé composé et à l’imparfait. L’incipit continue avec quelques descriptions du paysage, une rencontre avec des Françaises, puis, le narrateur dit ceci: « Personne sur les routes et je ne peux rien faire d’autre que marcher, avec le sentiment de plus en plus net de ne pas être un héros de roman» (Gauthier, 2005: 15). L’auteur est conscient de l’effet provoqué par sa façon de raconter son périple et il vient ici désamorcer ce qu’on aurait pu être tenté de croire en venant nous dire : non, vous n’êtes pas dans un roman, je ne suis pas un héros de roman non plus. S’en suit une ellipse: « Maintenant il est cinq heures et les bars ne sont pas encore ouverts» (Gauthier, 2005 : 15). Une heure s’est écoulée. Le mot « maintenant » ancre l’histoire dans le présent, nous ramène au personnage, au lieu où il se tient «en ce moment », en nous gardant de croire que le récit fut composé plusieurs années après : nous sommes avec lui dans le voyage et non dans un récit rétrospectif.Cette courte partie se termine ainsi: « Je suis seul, je ne veux parler à personne, pourtant à qui est-ce que je parle ainsi sans arrêt? » (Gauthier, 2005: 16) Ce que nous venons de lire en début de livre, ce ne sont pas des « mots écrits », mais bien des paroles, semble nous dire le narrateur. Nous assistons à un dialogue entre deux parties de lui même: « C’est le coin de la solitude qui pénètre en moi, qui me divise en deux, deux moitiés qui se parlent, se répondent, se disent la même chose: je suis seul » (Gauthier, 2005 : 176). En se mettant ainsi en scène, l’auteur fait revivre à un personnage (semblable à lui-même) un voyage qu’il a accompli. TI se refait marcher, réfléchir, voir. TI raconte son voyage en le revivant, en se projetant dans sa tête au moment où il vivait les événements.
RÉFLEXION SUR MA CRÉATION
Je les ai parcourues moi-même, ces steppes, sous le poids de mon esprit. – René de Chateaubriand Mon travail de création s’est décliné sous différentes formes et a suscité chez moi plusieurs interrogations et remises en question. J’ai d’abord présenté, dans la version initiale de mon dépôt, un texte qui mélangeait à la fois un blogue de voyage et une correspondance. Le blogue racontait les épisodes d’un voyage effectué à l’hiver 2011. À cela s’ ajoutaient des courriels reçus par des membres de mon entourage, courriels qui venaient à la fois donner des précisions sur le contexte du voyage et qui venaient aussi brouiller les pistes par rapport à ce qui était mentionné dans le blogue. À la suite des commentaires de mes évaluateurs, j’ai décidé de laisser tomber complètement cette avenue afin de me concentrer sur quelque chose de plus simple en ce qui a trait à la forme. J’ai voulu flirter avec le vraisemblable en présentant un blogue que j’avais réellement écrit jumelé avec des courriels que j’avais aussi réellement reçus. Les deux avaient été modifiés pour tenter d’en faire un récit linéaire, mais l’entreprise s’est avérée plus complexe que je ne l’avais cru et, pour que le blogue et la correspondance soient crédibles, il aurait fallu faire un trop grand nombre de modifications. Cela aurait altérer l’idée de base du projet qui se voulait simplement une capture dans le temps d’un voyage, avec tout ce que cela comporte. J’ai finalement opté pour un changement radical dans la réalisation de ma partie création. Toujours dans la même lignée que Louis Gauthier, j’ai écrit un autre récit de voyage.Par contre, contrairement à son narrateur qui part de l’autre côté de l’océan, mon voyage se déroule plus près de chez moi, de l’autre côté du fleuve, à quelques centaines de kilomètres de mon domicile. J’ai voulu aUSSI écrire un texte vraisemblable, du mOlfiS au départ, maiS, contrairement au narrateur de Voyage en Inde avec un grand détour, j ‘ai voulu pencher du côté exaltant, à la fois des voyages, mais aussi des sentiments qui l’ accompagnent. J’ai également pris beaucoup de notes durant ce voyage. Pour l’écrire, dès mon retour, j’ ai écrit environ 60 pages, presque d’un jet et j’ai ensuite ajouté d’autres éléments. Enfin, j’ai construit une histoire autour de ce premier jet surtout en enlevant des éléments qui n’étaient plus utiles à mon histoire. J’ai enfin ajouté des liens pour relier les différentes parties entre elles. Pour les dialogues, je me suis vaguement inspiré de Nathalie Sarraute, du moins en ce qui concerne la confusion qui peut s’observer quand vient le temps de relier les mots à celui qui les prononce. Si, pour résumer grossièrement, dans l’Ère du soupçon, Sarraute revendique le fait d’écrire une littérature qui corresponde à son époque, j’ai voulu aussi aller dans le même sens en tentant de reproduire, à certains moments, l’impression que peut laisser une conversation ayant eu lieu, par exemple, la veille. Le souvenir ne plaçant pas dans l’ordre tout ce qui s’est passé et encore moins avec des tirets devant chaque phrase prononcée, j ‘ ai opté pour une façon plus brute de reproduire ces moments.Quant à l’inversion des sections et le manque de chronologie de l’ action, un cinéaste comme David Lynch m’a donné envie de faire travailler le lecteur sans lui donner les clés du récit facilement et de façon prévisible. Enfin, la lecture de Fils de Doubrovsky m’a donné la certitude que le chemin que j’emprunte peut être le bon, même s’il est non-conventionnel.
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Table des matières
RESUME
ABSTRACT
PRESENTATION
DEUX JOURS AILLEURS
AUTOFICTION DANS VOYAGE EN INDE AVEC UN GRAND DÉTOUR DE LOUIS GAUTHIER
INTRODUCTION
PROBLEMATIQUE
MISE EN CONTEXTE
PARATEXTE
RÉCIT DE VOYAGE FICTIF
AUTOFICTION
L ‘EFFET DE REEL
EFFET DE FICTION
RÉFLEXION SUR MA CREATION
CONCLUSION
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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