« Ne pas essayer trop vite de trouver une définition à la ville, c’est beaucoup trop gros, on a toutes les chances de se tromper. » George Perec – Espèce d’espace – p.83 .
George Perec, plus connu comme écrivain que comme géographe, dresse dans Espèces d’espaces un constat pourtant lucide sur la difficile définition de la ville dans notre monde contemporain. Objet protéiforme, « trop gros », dans un contexte d’urbanisation sans cesse accentué , la ville serait devenue un objet géographique impossible à cerner du fait des évolutions considérables qui l’ont touchée depuis plus d’un siècle. C’est aussi le sens de l’aphorisme de Françoise Choay (1993) lorsqu’elle parle de « la mort de la ville et [du] triomphe de l’urbain ». Mais, si le terme d’urbain s’impose de plus en plus dans le vocabulaire, lui-même ne se définit pas simplement. Ces questions fondamentales, et les débats qui en résultent, sont à la base de la naissance de cette thèse.
L’urbain, la ville, l’urbanité, des définitions floues
Cette thèse s’inscrit dans le cadre de la géographie urbaine contemporaine, traversée aujourd’hui par de grands questionnements, notamment en termes de définition même de ce qu’est l’urbain. Si l’on se réfère aux dictionnaires pour définir ce concept, le flou sur sa définition apparaît rapidement. Pour Roger Brunet (1992), l’urbain est ce qui concerne la ville, dans le sens de l’habitat urbain. En France, est considéré comme urbain l’ensemble des communes de plus de 2000 habitants agglomérés, ce qui correspond au seuil Insee pour définir une ville. Pour Brunet toujours « ce qui fait la ville » correspond à la définition de l’urbanité (1992, pp.498 499). Pour lui, l’urbanité est « ce qui fait la ville », c’est-à-dire d’abord « le caractère de ce qui est urbain », en termes de morphologie, mais l’urbanité est aussi « une forme de civilité », de politesse , de savoir vivre ensemble. Une des grandes problématiques de l’urbanisme post-moderne est, pour Brunet, de créer de l’urbanité dans ces deux sens du terme. Questionner la définition de l’urbanité, c’est déjà se heurter à un premier écueil. L’urbanité semble être un terme sur lequel aucun consensus n’émerge. D’un point de vue étymologique, c’est ce qui caractérise « l’urbs », la ville en latin. A priori, c’est donc tout ce qui peut caractériser la ville, c’est-à-dire ce qui relève à la fois de caractéristiques morphologiques, de pratiques, ou de valeurs. Dans le sens premier, le terme entraine une première interrogation. Qu’est-ce que la ville aujourd’hui ? En effet, l’urbs, au sens classique du terme de « cité », se caractérise par une ville constituée, bien distincte de son environnement, historiquement ceinte de remparts ou de boulevards la délimitant de son environnement proche. Mais cette délimitation claire n’a plus de sens aujourd’hui à l’heure de la ville fragmentée, de l’étalement urbain, de la métropolisation et de la Métapolis (Ascher, 1995). Pour Saint-Augustin, la ville, ce sont « des pierres et des âmes », autrement dit du bâti et des hommes (Saint-Augustin, Ve siècle, 2000). Pour Furetière (1690, cité par Paquot in Salomon Cavin, Marchand, 2007, p.3), c’est « l’habitation d’un peuple assez nombreux ». Ces deux définitions renvoient à deux fondements principaux de ce qu’est la ville : d’une part un cadre morphologique, et d’autre part donc, des habitants mus par des pratiques et des représentations. Descartes, lui, définissait la ville comme « un retranchement de la sauvagerie » , auquel étaient attachés des valeurs de civilité, et de savoir vivre ensemble. Ce qui pose déjà la question d’un « droit à la ville » dans la mesure où, étymologiquement, le citadin, l’habitant des villes, relève d’un droit coutumier spécifique et très codé. De cette urbanité « historique », à laquelle étaient associés des situations et des lieux de la ville (comme l’agora dans l’Antiquité, la place publique au Moyen-âge puis à la Renaissance, ou le café au XIXe siècle), il reste de nombreux héritages dans nos villes (monuments, lieux symboliques, attitudes etc.) mais qui sont davantage associés au contexte citadin, au sens de contexte morphologique de la ville. Cette urbanité, comme savoir vivre ensemble, s’est en effet diffusée dans l’ensemble de l’œkoumène , de sorte qu’elle ne peut plus suffire pour définir la ville.
Si l’on se réfère à des définitions plus contemporaines de la ville, Paul Claval propose une autre définition, associant la ville « au lieu de maximisation des relations sociales », donc à des éléments de densité d’échanges sociaux (2010, p.822). Soit, en d’autres termes, à des échanges et des interactions sociales dont découlerait un « art de vivre » particulier, marqué par une « politesse » particulière et par ce qu’il appelle une urbanité. Mais ce terme de « ville » est remis en question par d’autres chercheurs dans le champ des études urbaines. Françoise Choay parle ainsi de « mort de la ville et de triomphe de l’urbain » (1993) et pose un nouveau référentiel où l’urbain, compris dans un sens plus large et non uniquement citadin, se serait diffusé partout dans le monde grâce à la mondialisation et au développement des nouvelles technologies. Cette nouvelle acception de l’urbain permettrait notamment d’intégrer l’émergence de nouveaux types d’espaces dans le champ des études urbaines, dont le périurbain, qui n’est pas à proprement parler « ville » et pas non plus « campagne » (Dumont et Hellier, 2010). Cette « mort » de la ville telle qu’on l’entendait historiquement, et la naissance de tiers-lieux de l’urbain, sont admis par de nombreux chercheurs et acteurs du champ de l’urbanisme, et ce depuis les années 1950. Déjà Le Corbusier essayait de se détacher de ce terme de ville, il parlait ainsi « d’établissements humains » (1971), mais ne pouvait néanmoins s’empêcher d’utiliser le terme dans son travail, jusqu’à « la ville radieuse ». Cette volonté de se détacher du terme de ville, on la retrouve chez ceux qui défendent l’émergence de « l’urbain » au détriment de la ville (Lefebvre dès 1970, Choay, 1993). Le concept de Métapolis, développé par François Ascher (1995), va aussi dans ce sens d’une généralisation de l’urbain ou de l’idée de « ville partout » (Ascher, Beaucire, 2000). Ces réflexions sur la mort de la ville et une généralisation de l’urbain au niveau mondial sont partagées dans la littérature anglo-saxonne, notamment par des auteurs comme Neil Brenner (2014) ou par des auteurs d’inspiration plus directement marxiste et critique pour lesquels l’urbanisation généralisée du monde est concomitante du triomphe du capitalisme, s’incarnant notamment dans le processus de métropolisation (Marshall, 1988, Merrifield, 2014). D’ailleurs, pour Neil Brenner comme pour Andy Merrifield, cette nouvelle réalité urbaine nécessite de repenser une épistémologie de l’urbain, l’actuelle se trouvant dépassée par ce phénomène de globalisation (Brenner et Schmid 2015 et Merrifield, 2014). Malgré leurs réflexions sur cette nouvelle réalité urbaine, ces chercheurs critiques ne peuvent toutefois s’empêcher de parler de « ville », parce qu’aucun terme n’a encore été inventé pour remplacer de manière satisfaisante ce concept.
Une urbanité duale, ou la métaphore de la pièce de monnaie
Si l’urbanité, c’est « ce qui fait la ville », c’est aussi une forme de « civilité », dans le sens de savoir vivre ensemble, relevant plus des interactions entre individus que des formes urbaines. Cette définition, renvoyant à une vision plus sociologique que morphologique et fonctionnelle de l’urbain, fait de l’urbanité une qualité de l’habitant de la ville et plus généralement renvoie aux manières d’ « être ensemble» en ville (Chadoin, 2004, p.47). Dans le même sens, l’urbanité est, pour Alain Bourdin, « l’art de rendre les relations agréables entre pairs ou entre inférieurs et supérieurs » (Bourdin, 1987).
L’urbanité serait donc une synthèse ou une composition entre ces deux sens. On peut donc envisager le concept d’urbanité comme une pièce de monnaie, dont les deux sens seraient les deux faces. Une face concernerait la façon de caractériser un espace urbain, et l’autre face aurait trait à la forme des interactions entre les individus au sein d’un espace donné. La première face, c’est aussi la condition de réalisation de l’urbanité, quand la seconde renvoie à la forme que prend cette urbanité sur des espaces.
L’urbanité comme combinaison densité/diversité
L’urbanité peut aussi être un concept opératoire, notamment pour caractériser des espaces par rapport à d’autres espaces. C’est le cas dans les travaux de Lévy (1997, 2003 notamment), où l’urbanité est définie comme une combinaison entre densité et diversité. Densité et diversité sont entendues ici autant dans leurs dimensions humaines (ou sociales) que fonctionnelles ou morphologiques. Cette définition de l’urbanité comme combinaison entre densité et diversité permet de tenir compte à la fois des éléments morphologiques, fonctionnels et représentationnels qui caractérisent la ville. Cette conception de l’urbanité est partagée par Michel Lussault (2003) et lui permet de distinguer une urbanité a priori, d’une urbanité a posteriori et une urbanité absolue, d’une urbanité relative (Lussault, 2003, p.966-967). L’urbanité a priori serait mesurable et fonction de la taille de la ville, de sa superficie, de sa densité, de ses formes urbaines et morphologiques, de son environnement, de sa diversité en termes de fonction et de population, et des représentations qui y sont associées. Il s’agit finalement de mesurer le « capital urbain » d’une ville (Lussault, 2003, p.967) mais aussi de réfléchir aux conditions de réalisation de l’urbanité pour un espace donné. L’urbanité a postériori serait la validation par l’expérience de cette urbanité a priori, laquelle peut être positive comme négative. Michel Lussault donne l’exemple du Caire, qui a une urbanité a priori très importante mais dont l’analyse a posteriori ne valide pas totalement cette urbanité potentielle . Pour d’autres villes en revanche, la logique est inverse, par exemple parce que certaines mesures ont été prisespour favoriser le vivre ensemble. Par exemple, une ville moyenne peut avoir une urbanité relative plus importante qu’une ville d’un million d’habitants où la ségrégation résidentielle est importante et où les espaces publics sont soumis à une volonté de contrôle excessive des autorités .
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Table des matières
Introduction Générale
PARTIE I – L’URBANITE, UN CONCEPT RELATIF
Chapitre 1 – Une relativité historique et idéologique
I. Penser la relativité de l’urbanité dans le temps long
1. Un « moment de lieu » de l’urbanité
2. Vers une histoire de l’urbanité
II. Un héritage urbanophile structurant dans la pensée urbaine occidentale
1. L’héritage des Anciens et des Modernes
2. Urbanophilies contemporaines
III. Des remises en cause urbanophobes
1. Urbanophobies réactionnaires et progressistes
2. Urbanophobies contemporaines
Chapitre 2 – Relativité épistémologique
I. Généalogie critique : l’urbanité un concept récent
1. Un concept récent devenu banal
2. Un renouveau théorique du concept d’urbanité
II. Urbain, urbanité, citadinité
1. L’urbanité, un concept en débat
2. Les gradients d’urbanité, principe et controverses
Chapitre 3 – Relativité de l’urbanité selon les individus et les modes d’habiter
I. Une urbanité des individus. Identité, attachement et représentations urbaine
1. L’individu et la ville
2. L’individu dans la ville
II. Le concept de sentiment d’urbanité
1. Un concept variable selon les modes d’habiter
2. Une urbanité ressource et compétence pour les individus
PARTIE II – ABORDER LA RELATIVITE DU SENTIMENT D’URBANITE
Chapitre 4 – Une approche théorique complémentaire
I. Faire discuter des chercheurs sur l’urbanité
1. Une approche théorique complémentaire
2. Mettre en regard les discours scientifiques
II. Une urbanité relative dans le discours des chercheurs
1. La représentation de l’urbanité chez les chercheurs
2. Le caractère opératoire de l’urbanité en débat
3. L’urbanité, au cœur des grands débats contemporains sur l’urbain
III. Une urbanité plurielle
1. Quatre manières de concevoir l’urbanité
2. Des indicateurs d’urbanité cristallisant les oppositions
Chapitre 5 – Une approche individuelle in situ
I. Une approche in-situ à partir des parcours photos commentés à Nantes
1. Nantes, un laboratoire d’expérimentation
2. Diversité des espaces et individus enquêtés
II. Confronter l’individu à des situations urbaines variées
III. Une méthode d’expérimentation in-situ confrontée à l’épreuve du terrain
1. Organisation de l’enquête
2. Retour critique sur une méthode d’expérimentation in-situ
Chapitre 6 – Une approche par les parcours de vie
I. Le sentiment d’urbanité à l’épreuve de la parole habitante
1. Des entretiens exploratoires avec les « habitants » à l’échelle locale
2. Un questionnaire en ligne pour investiguer le sentiment d’urbanité à l’échelle nationale
II. Quatre dimensions du sentiment d’urbanité
1. Les représentations urbaines individuelles
2. Les pratiques individuelles quotidiennes
3. Les parcours résidentiels et de vie passés et futurs des individus
4. Le capital spatial des individus et les effets de « groupe »
PARTIE III – UNE RELATIVITE COLLECTIVE, SOCIALE ET INDIVIDUELLE DU SENTIMENT D’URBANITE
Chapitre 7 : Méthode d’analyse des parcours photographiques commentés
I. Interroger des Nantais en situation
1. Composition de l’échantillon
2. Gestion de la temporalité des parcours
II. La multi dimensionnalité du sentiment d’urbanité
1. Construction du cadre d’analyse
2. Analyse des parcours photos commentés en trois temps
III. Approcher les trois niveaux de structuration du sentiment d’urbanité
1. Méthode d’analyse
2. Choix des groupes sociaux d’analyse
Chapitre 8 : Un sentiment d’urbanité collectivement et socialement relatif et évolutif
I. La prise de photos révélatrice d’une distinction sociale forte
1. Analyse quantitative des photos et des temps de parcours : des distinctions générationnelles fortes
2. Vers une analyse catégorielle : types de prise de vue et thématiques
II. Des discours confirmant des spécificités générationnelles et fonctionnelles
1. Catégories d’analyse des discours sur les photos
2. Analyse des discours sur les photos en fonction des groupes sociaux
Chapitre 9 : Stratification de la construction du sentiment d’urbanité chez les individus
I. Appréhender le niveau individuel de construction du sentiment d’urbanité par l’analyse des discours
1. Analyse du discours produit par les individus
2. Analyse des discours par groupes sociaux
II. La définition de la ville dans les questionnaires
1. Une définition de la ville partagée collectivement
2. Une définition de la ville partagée socialement
III. Relativité de définition de la ville en fonction des parcours résidentiels
1. Distinguer des échelles de parcours résidentiel
2. Une relativité des représentations urbaines en fonction du parcours résidentiel et des échelles de vie des individus
Conclusion Générale