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Les premières études sur l’implication des religions : une « religion néfaste ou bénéfique ? »
A la fin des années 1990, la demande croissante des instances internationales pour un engagement des congrégations religieuses dans la lutte contre le sida a changé la manière dont les objets s’interpénétraient. En 2003, B.K. Takyi (2003) notait le faible nombre de recherches menées sur ce thème au regard du nombre d’études traitant des nouvelles religions et de leurs implications croissantes aux différents dans les différents niveaux de la vie sociale et culturelle en Afrique. Quelques années plus tard, la situation n’a que timidement évolué et tous les auteurs ayant récemment investi ce champ (Prince, Denis, van Djik, 2009 : vi ; Dilger, Burchardt, van Dijk 2010 : 374) rappellent qu’à l’instar des organisations confessionnelles qui se sont impliquées tardivement dans la lutte contre le sida, les chercheurs ont pensé tardivement les multiples façons dont les religions ont répondu à l’épidémie que ce soit en terme de foi ou de pratiques.
Entre la fin des années 1990, et la première moitié des années 2000, quelques articles paraissent, en anglais d’abord puis en français. Divers auteurs (Dilger, Burchardt, van Dijk 2010 : 374) ont noté que pour leur grande majorité, ces premiers chercheurs ont interrogé l’engagement des congrégations confessionnelles « selon leurs aspects positifs13 ou négatifs14 », outre quelques exceptions notables (Gardner, 2000 ; Dilger, 2001 ; Bégot, 2004 ; Vidal, 2004). Par ailleurs, ces chercheurs ont principalement travaillé le domaine de la prévention de nouvelles infections et le rôle des congrégations dans la stigmatisation des PVVIH (Foster, 1996 ; Gruénais, 1999).
D’autres articles ont abordé la manière dont les églises répondent à l’épidémie, prennent en charge les personnes infectées ou auxquelles les personnes séropositives au VIH ont recours pour restaurer leur identité (Gardner, 2000 ; Dilger, 2001 ; Tonda, 2002 ; 2005 ; Bégot, 2004). Dans l’ensemble, la plupart des auteurs ayant investi la question des religions et du sida proviennent du champ de la santé : la plupart sont anthropologues et certains sociologues. Quelques chercheurs spécialistes du fait religieux ont également abordé la question du recours aux religions par les personnes vivant avec le VIH au sein de leurs études sur le religieux (Corten, 1995, 1998 ; Mary, Laurent, 2001). A notre connaissance, en France, seules deux auteures issue des sciences sociales du religieux, se sont penchées spécifiquement sur l’infection par le VIH (Bégot, 2004 ; Francello, 2007).
De nouvelles approches en cours d’élaboration
En 2007, un tournant significatif est amorcé. Les chercheurs envisagent l’implication ou les réponses des églises ou des congrégations religieuses face au sida comme un « véritable » objet d’étude anthropologique. Cette année-là, une thèse de sociologie et une autre de philosophie interrogeant la réponse des congrégations religieuses au sida, sont soutenues aux Etats-Unis. J. Adams (2007) s’intéresse, au Malawi, à un réseau d’églises en milieu rural, souvent envisagé comme le seul existant réellement. Il démontre également que l’implication individuelle dans une organisation religieuse peut réduire les comportements à risque même si la notion de risque n’est pas toujours comprise en ces termes. De son côté, la thèse d’A. Harris (2007) traite de la manière dont « The Balm in Gilead» « une organisation religieuse à base communautaire » encourage l’Eglise Noire américaine à faire du sida une question sociale. L’Eglise Noire américaine est une des institutions les plus influentes au sein de la communauté noire aux Etats-Unis et jusqu’à leur implication, nombre de ses membres ignoraient l’épidémie. L’auteure analyse la manière dont ces deux organisations ont collaboré et dont l’Eglise Noire s’approprie les données sur le sida et leur marketing.
A partir de 2007, les aspects de l’infection abordés (prévention, support social, prise en charge, etc.) et certaines approches deviennent récurrentes et permettent d’esquisser à grands traits un tableau général.
Tout d’abord, c’est en Afrique sub-saharienne (Afrique de l’Est d’abord, puis du Sud) que la question de la religion et du sida a été le plus étudiée. Hors de ce contexte, peu d’études ont été publiées. Notons néanmoins que J. Zigon a travaillé sur les programmes de lutte contre la drogue et le VIH de l’Eglise orthodoxe russe soit un christianisme indépendant, « non importé » et en dehors d’un contexte de domination coloniale. Cet auteur se positionne clairement comme effectuant une étude qu’il qualifie « d’anthropologie morale » (2007; 2008 ; 2011). Les aspects plus spécifiquement religieux comme la symbolique ne sont donc pas abordés dans ses articles et ouvrages (2007 ; 2008 ; 2009 ; 2011). Quoique novatrice par les définitions de l’éthique et de la morale qu’il propose (2011 : 66-71), son approche en terme de « morale » est assez partagée par les anthropologues travaillant sur ce thème dans le contexte africain comme nous allons le voir. Dans un numéro spécial de Journal of Religion in Africa, Becker et P.W. Geissler envisagent la réponse au sida des congrégations religieuses non en termes moraux (comme l’ont fait J.
Zigon, [opus cités], H. Dilger, [2001, 2007 et 2009] et M. Burchardt, [2009]) mais en interrogeant la notion de foi, qu’ils distinguent de celle de religion (historiquement trop déterminée à leur yeux). Ces auteurs « partent de la notion de foi en tant que pratiques et idées du quotidien » (Becker, Geissler, 2007 : 2). Ils se positionnent à rebours du concept classique de religion en Afrique qui, selon eux, est trop souvent associé à « l’invisible, à l’occulte, et à l’irrationnel, évoquant les stéréotypes culturels datés15 » (ibid : 3) perpétuant une image des Africains condamnés à leur destin tragique (ibid : 1). Les auteurs adoptent la posture quant à la foi suivante (ils se défendent d’employer le mot religion):
« Nous partons de l’idée que la foi personnelle, et les pratiques religieuses, en contraste avec les mythes urbains, les rumeurs politiques et la confiance en l’autorité scientifique, ne concernent pas tellement l’“invisible”, mais bien plutôt la vie de tous les jours, tangible, matérielle, avec ses forces propres, elles concernent l’humain et les choses qui constituent le monde personnel et qui permettent à la vie de continuer » (ibid : 3)16.
Les autres contributeurs de ce volume remettent, eux aussi, en cause certaines notions « classiques » de la sociologie du religieux, comme le tabou. Ce concept préside, selon eux, à la restauration de l’ordre social, il est alors conçu comme renforçant, par là même, les « traditions » protectrices contre le sida. C’est de cette notion, insistent F. Becker et P.W. Geissler, que plusieurs chercheurs sont partis pour considérer les religions en Afrique comme pouvant initier des « changements de comportements sexuels » chez leurs fidèles. Or, prenant le contre-pied de cette idée, les auteurs rappellent, avec les autres contributeurs du volume, que les religions, les pratiques et les rites sont également porteurs de redéfinition des frontières, et opèrent une transformation créative qui libèrent les possibles et ouvrent sur de nouveaux points de départ (ibid : 6-7). En remettant l’apparition du sida dans un contexte global de dévers, d’échecs économiques, politiques, sociaux qui ont marqué l’histoire de l’Afrique de l’Est au cours de ces cinquante dernières années, ils montrent que le sida réfère également à la question de la modernité. Les Africains de l’Est considèrent que le sida l’incarne et en est un des symptômes. Les réponses des congrégations confessionnelles (islam, pentecôtisme, néo-traditionnelle) ne peuvent être comprises, envisagées qu’à l’aune de l’histoire contemporaine (y compris politique et économique) de cette région (ibid : 8-9). Enfin, devant l’échec relatif (surtout avant l’introduction des ARV) de la science et de la biomédecine face au sida, l’idée, commune à plusieurs sociétés d’Afrique de l’Est, d’une omnipotence de celle-ci et de la nécessité d’en acquérir la maîtrise pour accéder à la puissance qu’elle véhicule, est remise en cause. Cette évolution ouvre, dès lors, sur une « émancipation du scientisme qui s’oppose à la science même » (ibid : 10). Cette évolution invite à une définition des frontières et des territoires, et aujourd’hui, nombre d’Africains de l’Est semblent combiner les approches, religieuse et scientifique, de réponse au sida, sans toujours les opposer (ibid, 10-11). Ainsi F. Becker et P.W. Geissler articulent religion et sida en entremêlant les champs, quoiqu’ils partent de leur propre définition de la religion et semblent ne pas être au fait des nouvelles conceptions du religieux. C’est en partant de leurs observations qu’ils montrent que la frontière entre religion et science, religion et sida est en perpétuelle évolution, recombinaison.
En 2009, paraît un autre volume spécial, celui de la revue Africa Today dédié à l’engagement des christianismes contre le sida en Afrique de l’Est et du Sud, coordonné par R. Prince, P. Denis et R. van Dijk. Ils s’intéressent à trois thématiques qui rejoignent pour partie celles traitées dans la présente thèse.
« La première concerne la manière dont les personnes (individus/sujets) considèrent, gèrent la maladie, la mort, le traitement et le soin aux malades mais aussi les questions de moralité, de lien de parenté, les relations de genre et la sexualité ; la seconde thématique concerne la place des religions dans la sphère publique en relation avec la société civile, le gouvernement, le développement et la santé publique ; enfin, la troisième thématique concerne les transformations des pratiques chrétiennes et leurs conceptions du monde. » (Prince, Denis, van Djik, 2009 : v)
Les auteurs envisagent également la christianisation du discours public et des débats autour du sida ainsi que leurs effets sur les autres institutions, pratiques et débats dans les sociétés africaines faisant l’expérience du sida. R. Prince, P. Denis et R. van Dijk dans ce volume et H. Dilger, M. Burchardt et R. van Djik (2010) dans une section de volume l’année suivante mettront en avant le faible nombre d’études sur les religions africaines indépendantes. Ce sont donc les Eglises pentecôtistes qui ont, au regret des auteurs sus nommés, fait couler le plus d’encre et inspiré les plumes des sciences sociales quant aux christianismes africains, essentiellement de l’Est et du Sud. Dans ce volume, plusieurs contributeurs s’intéressent à l’internationalisation de l’engagement des Eglises (essentiellement chrétiennes) dans la lutte, favorisées par les subventions des différents bailleurs de fond internationaux (Banque Mondiale, ONUSIDA) et bilatéraux (USAID, PEPFAR) et notent la convergence des agendas religieux. Ces subventions assorties d’aides à la mise en place de programme de prise en charge, de conseils de dépistage, voire même de distribution des ARV – méthodistes au Kenya et catholique romain en Afrique du Sud (ibid : vi-vii) – ont contribué au processus d’institutionnalisation des Eglises et ont modifié en retour les positions des Eglises face au sida, à la vie, la mort et la santé.
Proposition épistémologique pour l’étude de la réponse du christianisme éthiopien au sida
L’apparition du sida, suivie de la promulgation de directives accompagnées de subventions (parfois substantielles) des organismes internationaux et bilatéraux ont modifié la manière dont les recherches sur la religion et sur la santé dialoguent. Rappelons qu’au Nord, et en dehors du contexte épidémique du sida, cette rencontre s’opère également sur de nouvelles bases, rendant plus délicate, mais ô combien intéressante l’analyse de l’interpénétration de ces « nouveaux » objets. La portée d’une étude sur la réponse du christianisme éthiopien au sida ne se limite donc pas à l’Ethiopie, ni même à l’Afrique, mais concerne plus généralement quelque chose comme la (sur)modernité religieuse et la globalisation sanitaire. Expression qui désigne ici l’ensemble des politiques (internationales et nationales) visant le développement et l’accès aux soins de santé pour tous.
Le concept de surmodernité religieuse constitue un aspect de ce que les sciences sociales et la philosophie appellent la postmodernité (Beckford, 2010). C’est-à-dire que cette postmodernité se donne à voir dans le religieux et dans les conceptions du religieux. D’après J. Beckford, la modernité est la période de l’affirmation suivante : « Les vérités et les valeurs [ …] sont en général considérées comme ayant un fondement solide dans la méthode scientifique, dans les grandes théories ou la métaphysique et l’idéologie, ou bien dans les approches culturelles qui privilégient la fonctionnalité, la clarté, l’objectivisme et l’impersonnalité ». (ibid : 947-948)
La postmodernité remet profondément en cause ces postures et à la place : « Postule la nature irrémédiablement subjective et circonstancielle du savoir, l’absence de point d’ancrage objectif ou traditionnel pour les valeurs, l’inévitabilité de la parodie et de la satire et le pouvoir maintenu des mythes, du fantastique et du mystère. » (Beckford, 2010: 948)
Dans le champ de la religion, la surmodernité (ou postmodernité) se caractérise par l’existence d’un double mouvement : « D’un côté, certaines tendances religieuses semblent incarner le caractère transgressif de la post modernité. Ceci signifie que la religion traverse les frontières et échappe aux catégories associées à la tradition ou à la modernité. De l’autre côté, dans la condition postmoderne, la religion est à même de célébrer et de sacraliser les résultats de cette transgression. Ces deux aspects sont étroitement liés. » (ibid : 949)
Une approche classique pour un nouvel objet : retour sur l’anthropologie de la maladie et du fait religieux
Contrairement aux chercheurs ayant investi ce nouvel objet, il ne s’agit pas ici de proposer de nouvelle posture quant à l’étude du fait religieux (comme la focalisation sur la notion de foi, plutôt que de religion), ni d’étudier cette interpénétration sous l’angle moral ou encore à partir de la subjectivité. Nous avons plutôt eu recours aux concepts et outils analytiques classiques de l’anthropologie religieuse et de la santé (et sans doute pourrait-on ajouter de la maladie ou médicale).
Nous situons notre approche dans les sillons tracés par G. Simmel (1992), J. Maître (1982 ; 1995) mais surtout de F. Laplantine (1982, 1993). Chacun d’eux, à sa manière propre, a pensé des rapprochements entre les disciplines, et pour les deux derniers, ont mené des études croisées. Plus récemment, d’autres auteurs, parmi les anthropologues de la santé, ont ouvert des pistes recherches qui ont alimenté notre travail, parmi eux : S. Fainzang (2001, 2002), L. Vidal (2004), Van der Geest, (1994, 2002, 2005) puis Durisch-Gauthier et al. (2007), ont proposé de croiser les thématiques et ont ouvert des pistes de recherches qui ont alimenté notre travail.
Parmi les auteurs provenant du champ religieux, M. Weber (1996), J. Pouillon (1979), L. Amiote-Suchet (2005), A.S. Lamine (2005, 2008), L. Obadia (2007, 2009) et P. Watier (2008) ont ouvert des voies pour concevoir des objets déterritorialisés grâce aux passerelles qu’ils ont envisagées. Ces travaux récents et plus anciens, voire des pères fondateurs, offrent, nous estimons, une palette conceptuelle appropriée pour envisager ce nouvel objet et penser ensemble la religion et le sida. S’il est fait ici oeuvre d’anthropologie du sida, c’est donc en l’alimentant de sciences sociales du fait religieux.
Aucune de ces approches présentées dans la section précédente ne s’intéresse à la notion de symbole, ni ne recourt à une anthropologie symbolique qui constitue pourtant un des spécificités du champ religieux, qu’il investisse les questions de santé, ou qu’il réponde aux questions de vie et de mort, de sexualité ou d’impureté. La morale est un des aspects centraux de la religion, mais elle ne lui est pas spécifique, le symbole non plus, évidemment. Pourtant, au même titre que la morale, il peut être envisagé comme axe transversal, un angle de vue permettant d’embrasser ensemble plusieurs thématiques. Comme le rappelle S. Sontag (2005), le sida est une maladie à forte charge métaphorique. Ne peut-on pas envisager ce terme comme un synonyme de “symbolique” ? Les sociologues du fait religieux rappellent qu’une des spécificités des religions résident dans leurs élaborations, leurs cultures symboliques (Obadia, 2007, 2009 ; Willaime, 2011). Du côté de l’anthropologie de la santé, F. Laplantine (1986), M. Lock, et D. Gordon (1988), B. Good (1998), L. Vidal (2004) et S. Van der Geest (1994, 2002, 2005) ont, eux aussi, travaillé la dimension culturelle, et/ou rituelle – et incidemment porteuse de symbole – de la biomédecine. Ainsi, dans cette étude et a contrario de nombreux auteurs, nous avons fait le choix de revenir, quand ce recours était pertinent, à la notion de symbole et de culture.
Il nous semble que seuls quelques anthropologues de la santé, et plus spécifiquement ceux ayant travaillé sur le sida, ont eu recours aux outils conceptuels des sciences sociales du religieux pour penser et analyser l’implication des congrégations religieuses dans la lutte contre le sida, ou comme l’appellent F. Becker et P.W. Geissler (2007), la réponse des congrégations religieuses au sida. En menant cette étude, débutée avant la publication des travaux fondateurs de ces derniers, nous avons interrogé le croisement des champs anthropologiques de la santé et religieux quant au sida. Il est très rapidement apparu qu’un des premiers chercheurs à avoir « pensé » ce lien ‘religion-santé’ en termes méthodologiques est F. Laplantine (1982, 1986, 1991). Ce dernier invite notamment les anthropologues de la santé à examiner les différentes formes thérapeutiques sous l’angle religieux et inversement, incite les sociologues du religieux à s’intéresser aux faits de santé, afin de déterritorialiser leurs objets et leurs méthodes d’analyses.
En 1982, F. Laplantine propose de mettre en perspective des modèles éthiologico-thérapeutiques des médecines « savantes » et « populaires » ; à cette fin, il recourt conjointement aux outils conceptuels de l’anthropologie, alors appelée, « médicale » et de l’anthropologie religieuse (1982 :64). Il rappelle avec force et insiste, dans plusieurs de ses articles, sur l’absence de pertinence scientifique du « découpage spontané » des objets comme relevant soit de l’anthropologie religieuse soit de l’anthropologie médicale (1986 : 344). Du côté des sciences sociales des religions, nous nous sommes tournés vers G. Simmel et sa sociologie formelle pour penser ensemble religion et médecine autour du sida.
La sociologie formelle de Simmel : le sida comme substance appréhendée par les religions comme par les sciences médicales
Dans son ouvrage, La religion, G. Simmel propose d’aborder le phénomène religieux sous l’angle de la sociologie formelle, théorisation qu’il a formulée dès les années 1890 et qu’il applique en partie dans sa théorie de la religion et des formes de religiosité (1998). Selon, G. Simmel, chaque catégorie (artiste, science, politique, religion) est un « mode de classement de la substance de l’existence », c’est-à-dire une forme qui modèle la substance vie ainsi que d’autres bien entendues moins générales. Il est délicat de partir de la notion de « substance de l’existence » de manière absolue, mais on peut considérer justement le sida comme une « substance » comme quelque chose ayant une existence propre. Cette proposition est purement théorique, idéal-typique, car il est impossible de concevoir le sida, « en soi » ou dans sa totalité, comme le précise G. Simmel lui-même, « Nous ne pouvons jamais appréhender cette matière dans sa pureté mais toujours comme l’élément d’un monde quelconque » (1998 : 12).
Appliquer cette idée au sida conduit à la proposition suivante : si le virus existe par lui-même, il est d’abord appréhendé par les humains (sociétés, cultures, sciences, religions, économies, politiques, etc.) qui vont lui conférer du « sens », une « existence » dont la couleur et la forme sont spécifiques à la catégorie qui l’envisage. Comme l’explicite G. Simmel, « Chacune de ces catégories est habilitée, en principe à construire d’après ses lois propres la totalité de cette substance […] à cette réserve près que maintes fois ce qui fut déjà formé par l’un sert de matière à l’autre ». (Simmel, 1998 : 11)
Le sida, parce qu’il a été mis en « existence » d’abord par la médecine, est appréhendé par les religions à partir des mises en formes créées par la science et la médecine. Mais tel n’est pas le cas d’autres « substances » ou « contenus » comme la maladie, le mal, la mort, la sexualité auxquels le sida est souvent associé. Les religions, de même que d’autres « catégories », qui sont autant de composantes de la société, ont « pensé », appréhendé, ces dernières substances (mal, maladie, mort) avant la science, la biomédecine (moderne). Si bien que nous partons de l’idée que pour ces « contenus »-ci, ce qui fut formé par la religion a servi (sert) de matière à la science, à la biomédecine pour reprendre la formule simmélienne. Il nous faut préciser qu’il s’agit là d’une position formelle qui permet de penser et de concevoir les passerelles entre médecine et religion autour du sida car la réalité est plus imbriquée.
G. Simmel ajoute que la religion – comme toutes les autres catégories, soit ces « grandes formes de notre existences » (et entre autres la science médicale ou la biomédecine) – doit « prouver sa capacité à exprimer dans son langage la totalité de la vie [Simmel, 1998 :10] » (Hervieu-Léger, Willaime, 2001 :119). Elle doit élaborer, « signifier un monde doté de ses lois propres et achevées en lui-même (Simmel, 1998 : 10) » (ibidem). En ce sens, la médecine et la religion présentent des mises en formes du monde distinctes, mais partant du même contenu, le sida, la maladie, la mort et la sexualité, et certaines de ces mises en formes circulent, dialoguent entre médecine et religion. Ces catégories empruntent (sans toujours le formuler, ou même le savoir) à d’autres, parce qu’on ne peut faire autrement, des mises en formes, qu’elles reformulent, retravaillent afin d’« exprimer sans leur langage propre la totalité de la vie » (ibidem).
Il nous semble que c’est au niveau des symboles, des valeurs et des normes et de quelque chose comme l’ethos, que les accointances entre les mises en formes religieuses et médicales, de la vie et ici du sida, sont les plus « palpables », les plus facilement appréhendables. En effet, F. Laplantine (1982, 1986), mais surtout B. Good, appréhendent la « médecine comme une formation symbolique » (1998 : 154).
L’église et ses espaces : une organisation du sacré
Quelle que soit sa forme, l’architecture, la structure d’une église obéissent à une hiérarchisation stricte des espaces sacrés qui s’apparente à un véritable système géographique du sacré. Reprenant les dires de B. Hirsch et F.X. Fauvelle-Aymar, à propos des camps royaux, l’église est : « Un système permettant (en le codifiant) la transition du profane vers le sacré, de l’impur vers le pur. Par là même, il est un lieu ou s’actualise et se concentre, dans un paysage essentiellement conçu comme chaotique, l’ordonnancement divin et donc où se manifeste la présence de Dieu » (2001 : 99).
Le coeur du bâtiment est le Saint des saints, quedesta qedusan, il abrite la pierre d’autel, réplique de l’Arche de l’Alliance, tabot, contenant les Tables de la Loi appelées Orit53. Ces Tables de la Loi sont un des symboles de la double Alliance propre au christianisme éthiopien. En effet, les auteurs pré-cités ont montré que le roi Zära Y’acob avait établi une « continuité entre l’Ancienne et la Nouvelle Alliance » (2001 : 92). Selon les textes composés par celui-ci, la Vierge Marie est « à la foi l’Arche de l’Alliance et la Mère du Christ » (ibidem) : « L’arche d’or est à la ressemblance de Marie et les Tables de la Loi à la ressemblance de son sein et les Dix Commandements sont à la ressemblance de son Fils, qui est le Verbe du Père. […] C’est Marie qui a amené ensemble les deux nations – les adhérents à la Loi (Orit) et les adhérents à l’Evangile (Wängel) – à la fois en son Fils unique engendré » (Getatchew Hailé, 1992 : 98-9/104-5, cité par Hirsch, Fauvelle-Aymar, 2001 : 92)
Les tabots, que seul un évêque peut consacrer, constituent l’élément central autour duquel l’église est bâtie. Lorsque l’édifice est en construction, les tabots sont conservés dans une hutte de pisé gardée nuit et jour par un prêtre. Le Saint des saints est protégé des regards profanes par une lourde tenture. Seuls les prêtres déchaussés ont le droit de pénétrer cet espace sacré parmi les espaces sacrés et dans lequel se déroule le mystère de l’eucharistie, la transsubstantiation des espèces saintes. A partir de l’autel, la sacralité décroît en cercle concentrique à mesure que l’on s’en éloigne. Contrairement à ce que plusieurs auteurs ont noté (Stroffengen-Perderson, 1990 ; Chaillot, 2002 ; Ancel, 2006), nous avons pu observer que celle-ci ne s’arrête pas à la porte de l’église, mais touche les espaces entourant l’église et son enclos.
L’enclos, contenant un jardin, entourant le bâtiment de l’église à proprement parler, comporte d’autres édifices comme l’économe, le baptistère ainsi que les bâtiments administratifs et/ou de réunion. La sacralité de l’enclos est moindre que celle de l’église même, toutefois, son accès et son usage sont encadrés par des règles strictes. Durant la liturgie eucharistique, l’enclos demeure ouvert tandis qu’il est interdit de pénétrer dans le bâtiment principal, l’église. La séparation homme/femme y est moins strictement observée que dans l’église. C’est également l’espace de la piété individuelle. En effet, si dans l’église les fidèles sont tenus d’observer rigoureusement le rituel, ils sont autorisés dans l’enclos à adopter un comportement propre. Ils peuvent ainsi y lire des textes religieux, y faire des génuflexions, prier et se prosterner quand ils le désirent.
En dehors de ce temps liturgique, l’enceinte demeure ouverte et accessible à tous les fidèles toute la journée, de six heures du matin à dix-neuf heures. C’est un lieu de rencontre, de déambulation, de prière et de méditation, de religiosité « laïque ». Ainsi, les enseignements du soir, les fêtes des saints, les funérailles sont célébrés ou donnés dans cet espace, il joue donc un rôle très important dans la religiosité éthiopienne. Nous pensons qu’il serait très intéressant d’observer et d’analyser plus finement cet espace d’une sacralité particulière. La foi populaire veut que les mendiants et les sans abris y trouvent refuge, dans les faits, toutes les églises ne laissent pas les infortunés y dormir. Enfin, il faut ajouter que la porte d’entrée de cet ensemble est l’objet d’une attention particulière. Un fidèle ne peut pénétrer une église sans au minimum courber les genoux et baisser la tête en signe de respect54. Pendant la liturgie, et de manière moins stricte dans la journée, doivent demeurer à l’extérieur de l’enclos : les femmes en période de menstrues, celles venant d’accoucher, les personnes ayant été en contact avec du sang de parturiente, d’assassinat ou de menstrues, et les personnes ayant eu des relations sexuelles ou des « pollutions nocturnes » la veille et l’avant veille.
La sacralité ne s’arrête pas au mur d’enceinte de l’église au sens large. En effet, une attention à la manière dont les habitations et les commerces sont situés révèle que l’espace autour de ce mur est également sacré. Aucune habitation ne jouxte ce mur et si des commerces y sont adossés, ils ne vendent exclusivement que des articles religieux. Dans de nombreux cas, un cimetière permet de protéger la sacralité de l’espace religieux, mais également des jardins, ou en dernier recours quand les églises sont situées en milieu urbain une route, ou un chemin séparent le monde totalement profane de ces espaces de sacralité « tampon » (cf. annexe 3.2. pour des plans d’églises et de cette organisation du sacré).
Ainsi, la religiosité des fidèles est-elle également partagée et en perpétuel mouvement entre ces différents pôles : sacré/profane, de ce monde/hors du monde, salut par l’ascèse/nécessité de suivre les sacrements. Selon les circonstances, l’un ou l’autre aspect de la pratique –dévotion et don en argent ou retraite, prière et carême – seront choisis selon le bien de salut visé. Mais dans tous les cas, l’objectif poursuivit, est de se consacrer à son âme pour en retour obtenir un effet concert, matériel, corporel de cet abandon préalable des aspects mondains de l’existence. Finalement, et de manière idéal-typique, cette prégnance de l’ascèse extra-mondaine peut être synthétisée, exprimée par le verset biblique « l’Ethiopie tendra les mains vers Dieu » (Psaume 68 :32). On pourrait considérer cette citation, comme une métaphore de la foi et de la religiosité chrétiennes éthiopiennes.
L’eau bénite ou tsäbäl
Comme il a été précisé en introduction, l’eau jaillissant déjà « bénie par le divin », tsäbäl ou täbäl en amharique, est très populaire en Ethiopie, elle constitue un aspect important de cette religiosité chrétienne éthiopienne. Elle est dotée d’un pouvoir thaumaturgique propre insufflé par Dieu directement. Un tsäbältägna nous expliquait : « L’eau est très simple, c’est seulement H2O, mais Dieu en nous guérissant par cette chose si simple nous montre l’étendue de sa puissance » (Entretien à Ent’ot’o Maryam, novembre 2005).
Un prêtre-moine quant à lui disait : « Le tsäbäl est une eau dans laquelle l’esprit de Dieu se manifeste. » (Monoxe55, Shenquru Mikaél, juin 2008).
L’eau jaillissant bénite est donc une « eau à faire des miracles » et à guérir de nombreux malades. Toutefois, nous verrons dans la troisième partie que la notion occidentale chrétienne de miracle ne peut être transposée à la conception éthiopienne du divin et de ses interventions dans le monde des hommes. En première approche, il est possible de la comparer à l’eau de Lourdes et aux dévotions qu’elle suscite, mais justement, elle présente de nombreuses différences au premier rang desquelles sa qualification. En effet, en Ethiopie, le terme tsäbäl désigne de nombreux types d’ “eaux”, tandis que l’appellation “eau bénite” dans l’Eglise catholique est très spécifique.
Le tsäbäl jaillissant déjà béni mais encadré par l’Eglise
Nous employons l’expression « site d’eau bénite » pour qualifier l’ensemble : l’eau bénite, l’espace géographique où elle jaillit et qui est manipulé, travaillé par les hommes, et enfin, les rites auxquels elle donne lieu. Le fait que l’Eglise même emploie le terme tsäbäl pour qualifier l’eau déjà bénie par le divin, est en soit significatif. En effet, les Catholiques ont établi des procédures de canonisation et de vérification de la sainteté des personnages et des lieux considérés comme tels par les laïcs. Le christianisme éthiopien ne connaît pas ce type de procédure (Hirsch, 2003 :162), il rejoint d’ailleur sur ce point, l’Eglise orthodoxe russe (Pancenko, 2005). Cette dernière toutefois est plus circonspecte que l’Eglise éthiopienne puisqu’elle a fait fermer des puits auxquels les fidèles attribuaient des guérisons miraculeuses (Istjakov, Lambert, 2005). Dans ces conditions, on peut s’interroger sur les conditions, les critères selon lesquels une eau est appelée tsäbäl et est considérée comme chargée de l’energeia nécessaire à une ritualisation religieuse.
La « découverte » de la source
L’analyse des récits d’apparition de l’eau bénite de six sites58, fait apparaître une structure en trois temps : première apparition du sacré (et/ou de l’eau bénite), disparition (de l’eau ou de la sacralité du lieu), et enfin, (ré)apparition de l’eau bénite. La manière dont la sacralité du lieu et l’energeia de l’eau bénite, apparaîssent et disparaîssent met en jeu les couples sacré/profane et sacré pur/sacré impur. Le premier événement se situe dans la longue ou la moyenne durée, il fait intervenir différents personnages, mais le plus souvent un saint, un ange ou un roi et plus rarement des laïcs. Ceux-ci peuvent être à l’origine de l’apparition de l’eau dotée de pouvoir thaumaturgique propre (energeia) et du sacré (ange, saint moine) du lieu. Ces personnages peuvent être plus simplement à l’origine de la découverte de l’energeia de l’eau. Un deuxième événement provoque la disparition de la source. Le plus souvent il s’agit d’un meurtre commis sur le site, d’un interdit brisé, une guerre, ou la mort du roi, soit un événement que E. Durkheim qualifie de « producteur de désordre » (2003: 584) et R. Callois « d’impureté menaçant la communauté de sa souillure mystique » (1950 :52). Ces deux auteurs le nomment le « sacré impur ». Le surgissement du sacré impur dans un espace sacré pur provoque la disparition de ce dernier. Le troisième événement est celui de la réactualisation de la sacralité et des pouvoirs thaumaturgiques. Il fait intervenir là encore, (ou pour la première fois si la source a été découverte par des laïcs) un personnage saint et/ou religieux. Il peut s’agir d’un ange, d’un moine, d’un ermite, d’un atmaqi littéralement, “celui qui baptise” soit un moine « spécialisé ». Ce personnage va non pas réactualiser la sacralité mais être le messager, l’annonceur de la capacité de l’eau à guérir de plusieurs et généralement de nombreuses maladies. Souvent, ces personnages (moines, atmaqis, ermite) ont reçu en songe une visite d’un ange ou de la Vierge qui leur a indiqué l’existence de la source (à l’instar de Lourdes). La découverte d’une source d’eau bénite par un moine ou un ermite lui confère un surplus de charisme et inversement, la découverte de la source par un personnage pieux ou religieux atteste de l’existence du charisme propre de l’eau. Ainsi, l’energeia circule entre le découvreur et la source, les deux étant alors liés. De cette manière, les hautes autorités de l’Eglise n’ont pas à vérifier l’authenticité, elles n’y songent d’ailleurs pas, car simplement, le mode même d’apparition de l’eau déjà bénite par le divin exclu tout « mensonge », ou tromperie ou dévotion populaire débordant les cadres de la religiosité officielle.
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Table des matières
éthiopien dans la lutte contre le sida
Chapitre I. Au croisement de l’anthropologie de la santé et du fait religieux
Chapitre II. Les acteurs de la lutte contre le sida en Ethiopie
Chapitre III. Le christianisme éthiopien : l’EOTC et l’eau bénite ou tsäbäl
Chapitre IV. Contexte et émotions : le sida, la foi et les Américains en Ethiopie
DEUXIEME PARTIE. Morale religieuse, morale sanitaire
Chapitre V. La sexualité et les règles religieuses de comportements
Chapitre VI. De la notion de ‘risque’ aux normes nationales éthiopienne
Chapitre VII. Les représentations du sida sur les sites d’eau bénite : anthropologie des normes afférentes au VIH et confiance
TROISIEME PARTIE. La cure du VIH par l’eau bénite et les communautés de malades
Chapitre VIII. La prise en charge religieuse de l’infection au VIH : d’une liminalité à l’autre
Chapitre IX. Des communautés de PVVIH sur les sites d’eau bénite : pour une anthropologie de la guérison
QUATRIEME PARTIE. Du ministère des âmes aux ministères des corps : rencontre entre deux christianismes autour du VIH
Chapitre X. Le PEPFAR, USAID, G.W. Bush : ‘Abstinence et fidélité’
Chapitre XI. PEPFAR-USAID face au Gouvernement éthiopien et à l’EOTC face au sida
Chapitre XII. Les ARV et les sites d’eau bénite : de tensions en combinaisons ?
Chapitre XIII. Christianisme et sida
CONCLUSION GENERALE
De la guérison à la confiance en passant par les « inversions »
ANNEXES
BIBLIOGRAPHIE
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