« La corruption, c’est pas possible avec le code, parce que le code informatique s’en fiche d’être de droite ou de gauche, d’être riche ou pas riche, il fait ce pour quoi il a été créé » [entretien avec Marc Z., président de l’association Ethereum France] .
Le projet de cette thèse est né le 5 décembre 2011, lorsque je participe à une manifestation qui conteste les résultats des élections législatives dans ma ville natale de Saint-Pétersbourg. Le Parti de Poutine, « Russie Unie », obtient 46,5% de voix, selon les chiffres officiels du Comité Central des Élections, contre 35,9% selon les observations . Les techniques des fraudeurs, souvent très ingénieuses, surprennent : des stylos avec l’encre qui disparait une heure après la signature du bulletin de vote, des milliers de voix des personnes mortes ou des patients des hôpitaux psychiatriques en faveur du parti de Poutine, des ouvriers ou des étudiants forcés de voter pour « la Russie Unie » menacés par un licenciement.
Un mouvement sans précédent, le plus important depuis 1991, est déclenché par les nombreux témoignages de fraude électorale : équipés de leurs smartphones et tablettes, les citoyens documentent les falsifications ainsi que les cas d’agression ou de violence policière envers les observateurs indépendants. Ces matériaux circulent sur le RuNet le soir du 4 décembre . Le lendemain des milliers de personnes descendent dans la rue, sans appel centralisé des partis ou syndicats. Un mois plus tard, un dispositif technique spécialisé est déjà en développement : une application mobile « WebNabludatel » (Web Observateur) pour automatiser le signalement de la fraude électorale.
Cette mobilisation des années 2011-2012 est aussi appelée « mouvement de la classe créative » (Magun, 2014) et se caractérise par une participation importante des représentants de la sphère IT. Ils contribuent à leur façon au mouvement, en développant de nombreux outils, applications web et mobiles, qui visent à répondre aux défis sociaux d’un pays en pleine crise politique. Pour la seule année 2012, 272 applications citoyennes ont été développées en Russie, selon l’étude menée par l’ONG russe « Serre des technologies sociales », spécialisée en développement et promotion des innovations sociales. Les plus utilisées parmi ces applications comptent des centaines de milliers d’utilisateurs .
UNE ENQUÊTE SUR L’EXPÉRIENCE CITOYENNE
Si l’idée d’un Internet participatif est pleinement incarnée en applications distribuées (p2p), les applications que j’étudie se basent sur des architectures centralisées. La centralisation joue ici un rôle important et peut être objet de critique : le réseau devient vulnérable face aux attaques et à la surveillance gouvernementale. Mais pour les porteurs de projets étudiés dans la présente enquête, la centralisation des données et la mainmise sur leur diffusion et interprétation deviennent un outil clé qui permet une montée en généralités, une politisation des problèmes ordinaires.
La forme de citoyenneté qui se dessine lorsqu’on analyse les applications citoyennes doit être mise en perspective avec les travaux sur le « cyberespace » (espace public oppositionnel en ligne). Comme le définit Thierry Vedel, « le cyberespace est perçu comme un moyen de dépassement des systèmes politiques où peut se forger une sorte de contre-société qui absorbera en retour le vieux monde politique réel. Il ne s’agit plus d’accroître la capacité de l’Etat à interagir avec la société, comme dans la vision cybernétique, ou de revitaliser le lien social entre citoyens, comme pour les partisans de la télédémocratie, mais plus radicalement de refonder le politique » (2003 : p. 5). Si, dans ce projet ambitieux décrit par Vedel, la démocratie électronique doit « refonder le politique », mon enquête a fait ressortir des projets plus modestes, plus précis : toutes les applications étudiées au cours de mes terrains se focalisent sur des problèmes précis, souvent en lien avec la matérialité de la ville, au corps, à l’expérience immédiate et ordinaire. Plutôt que de viser à remplacer les institutions politiques traditionnelles, ces dispositifs profitent de ces institutions, s’incrustent dans les réseaux existants, se basent sur les plateformes numériques gouvernementales, incorporent dans leur code même les lois et les documents normatifs. Le numérique ne vient pas ici en outil révolutionnaire qui porte une promesse de changements radicaux, comme l’illustre bien cette citation d’un entretien :
« Premièrement, on ne peut pas appeler ça « une révolution », j’appellerais ça plutôt une tentative de ramener toutes les forces en balance. Les informaticiens essaient de remettre le système en ordre, c’est une tentative de réparer, de restaurer… de nettoyer, parce que maintenant les ressources administratives, et toutes les ressources ne sont pas réparties d’une manière juste ». [Alexey P., CEO Progress Engine, développeur de l’application « WebNabludatel »] .
Il ne s’agit donc pas, dans cette enquête, d’étudier une révolution par analogie avec les études des usages des réseaux sociaux dans les mouvements comme Occupy Wall Street ou encore le Printemps Arabe. Les applications citoyennes agissent dans le cadre du champ légal et ne visent pas à renverser ce cadre. Au contraire, comme on le démontre plus tard dans cette thèse, il s’agit de rendre l’application des normes légales et des standards techniques quasi-automatique. Loin de parler des révolutions, les acteurs proposent des solutions aux problèmes précis, parfois minimes, relatifs à l’expérience ordinaire.
Le statut politique de la « citoyenneté ordinaire » est questionné par de nombreux chercheurs (Céfaï, 2003; Bidet et al. 2015; Carrel, Neveu, 2014). Comme le note Loïc Blondiaux (2008), l’attention aux problèmes locaux peut contenir un fort risque de dépolitisation, mais en même temps elle peut devenir un moyen de débattre sur des sujets politiques cruciaux, par exemple, la question du partage des responsabilités. La notion de l’expérience citoyenne est proposée par Alexandra Bidet et al. (2015) pour tenter à saisir cette citoyenneté diffuse et présente dans des pratiques de tous les jours : « Si la citoyenneté ne se donne pas seulement à voir dans les grands moments, les lieux canoniques, les pratiques irruptives ou insurrectionnelles (Murard & Tassin, 2006 ; Mathieu, 2011), ni les seules grammaires de la « chose publique » (Boltanski & Thévenot, 1994), alors l’étude des formes bien identifiées de participation citoyenne (votes, assemblées délibératives, mobilisations collectives, etc.) reste à compléter par celle d’une citoyenneté au ras de la vie quotidienne ».
UNE ENQUÊTE SUR « L’ENTRE-DEUX »
Mes terrains ont eu lieu en Russie (dans la ville de Saint-Pétersbourg et de Moscou, car c’est au sein de ces deux villes que sont nées les applications citoyennes russes les plus utilisées) et en France. De plus, à part les applications que j’ai étudiées immédiatement, j’ai pu analyser les sources secondaires et interviewer des représentants et auteurs de nombreux autres projets américains, britanniques, européens. L’aspect international et multi-site de cette enquête est justifié non pas seulement par mon propre statut de nomade académique, mais aussi par l’objet lui-même et ses modes d’existence.
Les nouveaux formats de coproduction de dispositifs numériques de participation (comme les « hackathons civiques ») et l’idée même d’applications citoyennes (« civic apps ») circulent de manière transnationale. Loïc Blondiaux note que la circulation internationale des dispositifs participatifs (tels que les conférences de consensus ou les jurys de citoyens) est cruciale pour le mouvement en faveur d’une démocratie participative et est souvent mobilisée par les acteurs comme argument afin de légitimer leurs démarches (2008). La culture du civic hacking se base également sur des valeurs transnationales. Les langages de programmation y sont considérés comme des grammaires universelles capables à être appliquées à n’importe quel problème : « le monde entier parlant la même langue, voici la force du code » (Joyce, 2010). Une dialectique assez intéressante s’y opère : un dispositif nomade et déterritorialisé écrit avec un langage universel est appliqué à des problèmes locaux et spécifiques, relatifs aux encrages territoriaux, à la ville, au voisinage, aux contextes politiques et économiques différents.
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Table des matières
REMERCIEMENTS
INTRODUCTION
Méthodes et approche
Terrains et objet de recherche
Une enquête sur l’expérience citoyenne
Une enquête sur « l’entre-deux »
Structure de la thèse
CHAPITRE 1. LA « CIVIC TECH » : CODE COMME INSTRUMENT DE SOLUTION DE PROBLÈMES
INTRODUCTION
Structure du chapitre
1. 1. « CIVIC HACKING » : LES HACKERS ET LES CITOYENS REDÉFINIS
1.1.1 Un mouvement transnational
1.1.2. L’enrôlement et la mobilisation des développeurs dans la « civic tech »
1.1.3. Le « civique » en dehors du « politique » : une certaine vision du bien commun
Conclusion de la partie 1.1
1. 2. LES HACKATHONS CIVIQUES COMME INSTRUMENTS DE PARTICIPATION: HISTOIRE ET ANALYSE DU DISPOSITIF
1. 2. 1. L’odyssée des hackathons : d’un monde confiné vers une hybridisation du
format
1. 2. 2. Dramaturgie des hackathons : unité de lieu, de temps et des personnages
1. 2. 3. La temporalité des hackathons : figures obligées d’un format ad hoc
Conclusion de la partie 1.2
1.3. HACKATHONS COMME TRADING ZONES : TRADUCTIONS, BRICOLAGES ET MONTAGES
1.3.1. La problématisation : un processus dialogique
1.3.2. Entre connaissance du terrain et expertise technique : comment se figurer un
problème ?
Conclusion de la partie 1.3.2
1.3.3. Les pidgins : graphiques, numériques, gestuels
Conclusion de la partie 1.3.3 : la vie courte des hackathons, un problème de
traduction ?
CONCLUSION DU CHAPITRE 1
CHAPITRE 2. DE L’EXPÉRIENCE DU TROUBLE À L’EXPÉRIENCE UTILISATEUR: CADRER, CLASSIFIER, CODER
INTRODUCTION
Methodologie et sources
Structure du chapitre
2.1. DES EXPÉRIENCES DE DÉFAILLANCE AUX IDÉES D’ARCHITECTURE INFORMATIONNELLE
2.1.1. WebNabludatel : la fraude électorale comme expérience citoyenne partagée
2.1.2. Citoyenneté ordinaire : la défaillance des infrastructures urbaines comme
expérience citoyenne
2.2. DISPOSITIFS DE STANDARDISATION GRAPHIQUES ET SCRIPTURAUX: GUIDES, FEUILLES DE ROUTE, FORMULAIRES PAPIER
2.2.1. Guides : organiser et transmettre l’expertise
2.2.2. Supports graphiques : des traces d’une expérience vers une question de droit
2.2.3. Vers une automatisation de traitement des signalements : usages des SMS, Excel et réseaux sociaux
2. 3. INTERFACES NUMÉRIQUES ET STABILISATION DES CLASSIFICATIONS
2.3.1. La loi fait le code ? Les fondements juridiques des classifications et listes
citoyennes
2.3.2. Parler en langage des administrations : applications citoyennes comme machines de traduction
2.3.3. De la fonction technique des classifications : entonnoirs entre clients et serveurs
2.3.4. Ce que les interfaces font aux plaintes
CONCLUSION DU CHAPITRE 2
CHAPITRE 3. LE PROBLÈME « COMME IL EST » : LES INTERFACES À L’ÉPREUVE DES USAGES
Introduction
Méthodologie et sources
Etre testeuse : une position méthodologique particulière
Structure du chapitre : les niveaux de failles
3. 1. ASSEMBLER UNE APPLICATION : DU TEST EN LABORATOIRE VERS L’ÉPREUVE DU « MONDE RÉEL »
3.1.1. Le code ne parle pas pour lui-même : les failles dans la documentation du code
3.1.2. Les testEurs : un art de faire boguer une application
3.1.3. « Le trou » en tant que tel, ou ce trou-là ? Problème de représentation graphique des anomalies
3.2. QUAND L’INTERFACE RENCONTRE L’EXPÉRIENCE : LE SENS POLITIQUE DES CLASSIFICATIONS
3. 2. 1. Qu’est-ce qui est « normal » ? La loi, l’expérience et le bon sens
3. 2. 2. Problèmes de classification : catégories monstres, postiches et résiduelles
3. 2. 3. D’une catégorie résiduelle à un problème public
3.3. LES CONTRAINTES DES « MISES EN RÉCIT ». L’EFFET « VENTRILOQUE » DES APPLICATIONS CITOYENNES
3.3.1. Application SLCAF: entre l’assistance et l’encapacitation
3.3.2. Braconnages des utilisateurs : au-delà du formatage « par le design »
CONCLUSION DU CHAPITRE 3
CONCLUSION
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