Attentes sociales en matière de santé autour de sources locales de pollution de l’environnement
Depuis Love Canal aux États-Unis en 1978 et Seveso en Italie en 1976, l’importance des risques et de leur perception dans nos sociétés occidentales s’est accrue et la problématique de la santé environnementale fait l’objet d’une forte prise de conscience au sein des populations. Celles qui résident dans un environnement dégradé, par exemple à proximité de sources locales de pollution de l’environnement (SLPE), sont ainsi légitimement préoccupées par l’impact de cette pollution sur leur santé.
Avec l’aspiration à une meilleure équité environnementale et l’intensification du débat public sur les problématiques de santé liées à l’environnement comme celles soulevées par les incinérateurs, les émetteurs de champs électromagnétiques ou les installations nucléaires, les préoccupations relatives à l’impact sanitaire des SLPE se sont renforcées ces dernières années. Souvent mobilisées et impliquées dans des réseaux et des collectifs, les populations riveraines font connaître aux autorités leurs inquiétudes d’ordre sanitaire et attribuent à la source environnementale incriminée la responsabilité de la dégradation de leur état de santé. Les plaintes formulées ont autant trait aux maladies graves telles que les cancers, qu’à des problèmes de santé plus courants, des symptômes divers, de la gêne ressentie ou une dégradation de la qualité de vie.
Enjeu méthodologique
Pour répondre à ces signalements issus de la population, les études épidémiologiques réalisées par les autorités sanitaires, notamment par l’Institut de veille sanitaire (InVS) , portent principalement sur la survenue de maladies organiques graves telles que les cancers, les maladies cardiovasculaires et respiratoires (notamment l’asthme) et les malformations congénitales [1-4]. Ces évènements de santé sont choisis pour étudier l’impact potentiel sur la santé d’une exposition à des agents dangereux, car ils sont identifiés pour être associés à la pollution des milieux de l’environnement, l’air, l’eau, le sol [5;6]. Cependant, les études épidémiologiques locales s’intéressant à ces maladies se heurtent à des difficultés d’ordre méthodologique [7;8]. Elles sont liées au fait que les sources de données usuelles comme, par exemple, les registres de maladies, les statistiques hospitalières ou les données de mortalité par cause sont limitées dans leur résolution géographique, et ne couvrent pas, toutes, l’ensemble du territoire national. En outre, le délai de latence long qui peut séparer le début de l’exposition et la survenue du problème de santé observable par les indicateurs disponibles peut être à l’origine de difficultés dans l’évaluation rétrospective des expositions. Enfin, ces études locales portant sur des évènements sanitaires de faible incidence présentent fréquemment un défaut de puissance statistique.
Compte tenu des problèmes méthodologiques majeurs pour l’étude épidémiologique de ces maladies à l’échelle géographique locale, il est rarement possible de conclure à leur association avec l’exposition à la pollution [9;10].
Enjeu de santé publique
Les phénomènes de santé identifiés par déclaration des personnes sont en général des problèmes courants, peu spécifiques, des symptômes divers (asthénies, céphalées, troubles du sommeil, toux, prurit, etc.) isolés ou associés [11]. Pour autant, ces évènements de santé déclarée revêtent une grande importance en santé publique car leur prévalence est élevée dans la population générale. Or, la santé environnementale ne les étudie que très rarement. Il a été montré que l’accroissement de ces phénomènes dans une population est associé et précède une augmentation importante des consultations chez les professionnels de santé [12;13]. Lorsque ces troubles exprimés par les populations sont attribués à des sources environnementales potentiellement polluantes, les médecins praticiens les relayent auprès des autorités sanitaires [14].
Aussi, les études actuelles ne répondent que partiellement aux attentes de la population, laissant de côté une partie de ses inquiétudes et des plaintes relatives à la santé [11;15-18]. Or, la littérature scientifique internationale montre l’intérêt de travailler sur ce champ de la santé, d’autant que ce dernier approche les dimensions psychologique et sociale de la plainte [15;19- 27].
Approche globale de la santé
Ce décalage, entre les évènements de santé habituellement étudiés dans les enquêtes épidémiologiques, d’une part, et la nature des plaintes et des inquiétudes formulées par les populations, d’autre part, conduit à proposer une nouvelle approche pour l’étude de la santé des populations exposées à une ou plusieurs SLPE. Cette démarche permet d’élargir la gamme des évènements de santé étudiés par les enquêtes épidémiologiques ou les dispositifs de surveillance à des phénomènes de santé déclarée. Par comparaison aux signes observés et aux maladies diagnostiquées par un tiers, de nombreux phénomènes de santé déclarée ne peuvent être identifiés par une autre méthode que l’interrogatoire des personnes qui les ressentent. Ce mode de recueil introduit la représentation que la personne interrogée se fait de sa santé et donc la perception qu’elle a de ses maux. Ainsi, les évènements de santé déclarée, parce qu’ils intègrent la mesure subjective de la santé, correspondent à des problèmes auxquels les personnes accordent de l’importance même s’ils paraissent de pronostic moins sévère que les maladies habituellement étudiées. Ils touchent au bien-être à la fois physique, psychologique et social des personnes. Cet ensemble de problèmes de santé, fondés sur la déclaration des personnes interrogées, est réuni sous l’expression «santé déclarée ».
Cadre de surveillance épidémiologique en santé environnement
Dans le cadre des missions de surveillance de l’InVS , il apparait légitime d’étudier les évènements de santé déclarée par la population, dans un cadre de surveillance épidémiologique en santé environnementale, notamment en raison des enjeux sociaux et économiques qu’ils représentent [11;28;29]. L’épidémiologie est une discipline consacrée à l’analyse de la distribution des états de santé de la population et de leurs déterminants [30]. Placé dans un cadre de surveillance, le recueil épidémiologique de données relatives à la santé vise à observer de manière attentive et continue leur distribution et les variations temporelles de leur incidence [31-33]. La surveillance épidémiologique en santé environnement demande d’associer l’évolution de la santé à celle de l’environnement considérée comme facteur de risque des effets surveillés [34-36] . Ainsi, un dispositif de surveillance épidémiologique en santé environnement, fondé sur la mesure répétée de la santé déclarée par les populations exposées à des SLPE, intègre non seulement le recueil des indicateurs de santé pertinents mais également le recueil des facteurs de risque des évènements de santé surveillés.
DÉFINITION ET MESURE DES INDICATEURS DE SANTÉ DÉCLARÉE
LA SANTÉ DÉCLARÉE
Définition
La santé déclarée (self-reported health) est définie dans ce travail comme l’ensemble des évènements de santé d’une personne, porté à la connaissance d’un observateur sur la base de ses déclarations. Le recueil par interrogatoire permet de notifier des évènements de santé qui peuvent être collectés par ailleurs et vérifiés ou approchés par d’autres méthodes de mesures : l’examen clinique du médecin, par exemple, ou les bases de données médicalisées concernant le recours aux soins ou la consommation de médicaments.
Mais la santé déclarée permet également de recueillir des évènements de santé dont l’existence ne peut être attestée que par la seule personne qui les ressent (signes subjectifs ou symptômes, gêne sensorielle, etc.). De ce fait, parce qu’ils intègrent la représentation que les personnes ont de leur santé, les phénomènes de santé déclarée ne peuvent être mesurés par aucune autre méthode [40]. C’est ce qui en fait son intérêt notamment en médecine et en recherche clinique où elle est particulièrement utilisée [41]. Le recours à cette mesure subjective de la santé constitue un courant important et utile en santé publique, visant à placer le malade au centre du système de soin [42]. Ainsi, la représentation personnelle de la santé est souvent associée à un point de vue « interne » – la manière dont la personne ressent puis exprime sa propre santé -, par distinction à un point de vue « externe» – la manière dont le professionnel de santé évalue la santé du patient [43;44].
Concepts associées
La santé déclarée (self-reported health) est abordée de diverses manières dans la littérature, sous l’angle de la santé perçue (perceived health), de la qualité de vie (quality of life), de la santé déterminée par auto-évaluation (self-rated health), du bien-être (well-being). Aussi est-il nécessaire de comprendre ces différentes notions afin d’identifier les recoupements et les distinctions avec celle de santé déclarée.
Mesure subjective de la santé
Les expressions « santé perçue », « santé ressentie » ou l’expression inédite de Denis Bucquet « santé perceptuelle » [45] sont souvent utilisées pour insister sur le processus de subjectivation dans la mesure de la santé [46]. De manière simplifiée et polarisée, la mesure subjective de la santé aborde ainsi la personne interrogée en tant que « sujet pensant » contrairement à la mesure objective qui la considère comme « sujet vivant » [42]. Cependant, dans la mesure de la santé perçue, la place donnée à la représentation que la personne interrogée se fait de sa santé est limitée. « Le fait que les patients répondent à des questions élaborées par des experts n’est pas suffisant pour conclure que leurs réponses reflètent le point de vue des patients » [47]. En effet, la mesure reflète d’un certain point de vue la perception de la personne interrogée, passé au crible des questions formulées par le chercheur. Une mesure totalement subjective de la santé consisterait à poser une question ouverte sans a priori sur l’état de santé de la personne interrogée. Ainsi, dans la pratique, il s’agit plutôt de santé perceptuelle que de santé subjective. Toutefois, nous verrons que la part de subjectivité accordée à la personne interrogée dans la mesure de la santé perçue est prise en compte au moment de la construction de l’instrument de mesure de la santé.
Qualité de vie et concepts associés
Dans la littérature, les évènements de santé déclarée sont souvent regroupés sous le concept unificateur de qualité de vie faisant également appel à la représentation de la personne interrogée [48]. L’utilisation de la notion de qualité de vie s’est largement étendue au fil des années sous l’influence des disciplines qui s’y sont intéressées, telles que la médecine clinique, la psychologie, l’économie, la sociologie ou la santé publique. En particulier, la médecine clinique porte, depuis les années 1970, un intérêt significatif à l’impact des maladies chroniques et leurs traitements sur la qualité de vie [49-51]. Aujourd’hui, il existe un consensus quant au caractère multidimensionnel de la qualité de vie qui est définie par de nombreux cadres conceptuels [47;52]. On retrouve cette notion dans la définition que donne l’OMS de la qualité de vie et des dimensions qui la constituent [53] et par lesquelles sont évaluées à la fois les déterminants et les conséquences de la qualité de vie [54-56]. Selon le domaine d’application pour lequel la qualité de vie est mesurée, les dimensions qui la constituent sont variables, adaptées à chaque situation d’évaluation en fonction des objectifs poursuivis. Ainsi, dans le domaine de la médecine et de la recherche clinique, où la qualité de vie est très utilisée pour étudier sa variation en fonction des modifications de l’état de santé du fait de maladies et de leur traitement, on parle de qualité de vie liée à la santé (health related quality of life = HRQoL) [57;58]. Celle-ci prend en compte, non pas toutes les dimensions de la qualité de vie en général, mais uniquement celles qui peuvent être modifiées par la maladie ou son traitement [59]. On met alors l’accent sur l’état de santé psychologique et fonctionnel de la personne, sur ses sensations somatiques et sur ses relations sociales [45]. En santé environnement, en revanche, on parle plutôt de qualité de vie environnementale, même si l’expression qualité de vie liée à l’environnement parait plus appropriée [60;61]. Cette notion intègre des dimensions subjectives d’évaluation de l’environnement physique et de satisfaction quant aux lieux de vie [62]. Récemment, dans le domaine de la médecine et de la recherche clinique, en remplacement du terme « qualité de vie » qui est un concept trop englobant, on utilise également « l’évaluation rapportée par les patients » connue sous l’expression anglo-saxonne « patient reported outcome» (PRO) et considérée comme un critère de jugement incontournable [63;64]. Par opposition aux instruments multidimensionnels composés d’un ensemble d’items, l’expression « santé auto-évaluée » ou « self-rated health » (SRH) est utilisée de manière spécifique pour qualifier la perception de l’état de santé général à l’aide d’une seule échelle de mesure. Cet item unique est l’un des indicateurs les plus utilisés pour mesurer la santé dans les enquêtes sanitaires par interview [65].
Enfin, le bien-être est très utilisé en psychologie, en sociologie et dans le langage commun, comme un concept très englobant ouvert à de nombreuses dimensions [66;67]. Dans la littérature scientifique, le bien-être est souvent assimilé à la qualité de vie dans son acception la plus extensive : « Le bien-être subjectif se réfère à la qualité de vie subjective dans son ensemble » .
Justification du choix de l’expression utilisée
Ces expressions sont souvent utilisées de manière interchangeable mais elles représentent pourtant des approches conceptuelles spécifiques [69;70]. Dans le cadre de ce travail, nous considérons que la qualité de vie est un concept trop polysémique pour tenir lieu de vocable rassembleur des évènements de santé déclarée [56]. Parce qu’elle inclut d’autres dimension que la santé, il ne semble pas que la qualité de vie soit l’expression adaptée à notre champ d’étude, lequel requiert, pour une gestion adaptée de la situation, la compréhension de la relation entre l’environnement et la santé des personnes qui y sont exposées. Les mêmes arguments peuvent être avancés pour le concept de bien-être qui n’est pas retenu, in fine. Les expressions fort utilisées dans la littérature, « Patient-reported outcome » (PRO) et « Selfrated health » (SRH), sont spécifiques d’utilisations particulières, et sont de ce fait également écartées. Le PRO est une expression spécifique du domaine de la médecine clinique et semble inadapté au champ de la santé environnementale. Le SRH, quant à lui, spécifique d’un indicateur de santé générale perçue mesuré à l’aide d’une seule question est, par conséquent, trop restrictif pour le cadre de notre travail. L’expression « santé subjective » s’oppose en soi à celle de « santé objective » ce qui n’est pas souhaité ici dans une approche globale de la santé [42;49]. En outre, dans la pratique, la mesure strictement subjective de la santé est un objectif difficile à atteindre en épidémiologie. En effet, le choix des indicateurs de santé déclarée est fondé sur les préoccupations de santé des populations riveraines d’une source de pollution, mais également sur les relations attendues entre l’exposition et le risque compte tenu des facteurs de risque présents dans la situation de pollution étudiée. La plupart des indicateurs de santé mesurés dans le cadre de ce travail, sont des indicateurs de santé perçue, perceptuelle, ou ressentie. Toutefois, ces derniers étant évalués à travers une déclaration par les personnes interrogées ne reflétant que partiellement le point de vue des personnes, l’InVS a fait le choix de sélectionner l’expression « santé déclarée ».
|
Table des matières
INTRODUCTION
1 Introduction
1.1 Problématique
1.1.1 Attentes sociales en matière de santé autour de sources locales de pollution de l’environnement
1.1.2 Enjeu méthodologique
1.1.3 Enjeu de santé publique
1.1.4 Approche globale de la santé
1.1.5 Cadre de surveillance épidémiologique en santé environnement
1.2 Objectifs
1.3 Méthodes
1.4 Plan de la thèse
2 Définition et mesure des indicateurs de santé déclarée
2.1 La santé déclarée
2.1.1 Définition
2.1.2 Concepts associées
2.1.3 Justification du choix de l’expression utilisée
2.2 Mesure des indicateurs de santé déclarée
2.2.1 Dispositif de mesure
2.2.2 Propriétés métriques des instruments de mesure psychométrique
2.2.3 Utilisation d’un instrument de mesure psychométrique
2.3 Conclusion
3 Santé déclarée autour de sources locales de pollution de l’environnement
3.1 Plaintes sanitaires autour de sources locales de pollution de l’environnement
3.1.1 Sources locales de pollution de l’environnement : définition
3.1.2 Contexte social des études réalisées autour des sources locales de pollution de l’environnement
3.1.3 Émergence de la plainte sanitaire
3.2 Indicateurs de santé déclarée étudiés autour des sources locales de pollution de l’environnement
3.2.1 La santé physique
3.2.2 La santé psychologique
3.2.3 La santé générale
3.3 Conclusion
4 Modèle conceptuel et facteurs de risque des évènements de santé déclarée
4.1 Approche multifactorielle des relations santé déclarée – environnement
4.2 Source locale de pollution de l’environnement : Source de facteurs de stress psychologique
4.3 Modèle transactionnel
4.3.1 Définition du modèle
4.3.2 Étapes du processus
4.4 Facteurs de risque
4.4.1 Caractéristiques associées à la source locale de pollution de l’environnement
4.4.2 Attitudes des personnes à l’égard de la source locale de pollution de l’environnement
4.4.3 Caractéristiques du réseau social
4.4.4 Autres facteurs de risque
4.5 Interprétation des relations observées
4.6 Conclusion
5 La santé déclarée dans un cadre de surveillance épidémiologique
5.1 Objectif de la surveillance de la santé déclarée
5.2 Quels enseignements tirer de la surveillance de la santé déclarée autour de sources locales de pollution de l’environnement ?
5.2.1 Surveiller pour mesurer l’évolution de l’impact sur la santé
5.2.2 Surveiller pour générer des hypothèses
5.3 Critères de qualité des indicateurs de santé déclarée dans le cadre d’une étude autour d’une source locale de pollution de l’environnement
5.3.1 Critères de pertinence
5.3.2 Critères de faisabilité
5.4 Problèmes méthodologiques posés par la mesure de la santé déclarée
5.4.1 Biais d’information
5.4.2 Biais de sélection
5.4.3 Biais de confusion
5.4.4 Effet DIF
5.4.5 Changement de réponse
5.4.6 Puissance statistique
5.5 Conclusion
CONCLUSION