Actuellement, la santé génésique des femmes se trouve entre les mains des gynécologues et des sages-femmes qui bénéficient d’un statut d’expert par leur formation universitaire. Certains évènements, comme la médiatisation de «l’affaire» des touchers vaginaux et rectaux réalisés dans des établissements de santé sur des patientes sous anesthésie générale sans leur consentement, le puissant mouvement #MeToo, les polémiques autour de la pilule contraceptive, et plus particulièrement celles de « troisième et quatrième génération », ont levé l’omerta sur la question des violences gynécologiques et obstétricales et le silence des violences sexistes (1). Cela a permis de remettre en question l’existence de certaines pratiques banalisées et, plus généralement, l’autorité des experts dans ces domaines. Les critiques qui sont adressées au monde médical ont comme porte-voix les réseaux sociaux, qui permettent aux doléances des patientes d’avoir une portée collective. Il est intéressant de noter également que les débats autour des domaines de l’obstétrique et de la périnatalité mènent à la diversification de l’offre de soin et à l’ouverture de maisons de naissance. Ces débats et critiques collectives relancent la réflexion pour des approches de soins aux femmes plus « naturelles » et « humaines ».
La remise en question de l’autorité des savoirs experts n’est pas nouvelle. En France, dans le domaine de la santé des femmes, elle est portée par le mouvement féministe depuis les années 1970. L’une des revendications des militantes féministes est l’autonomisation des femmes dans le domaine de la santé gynécologique, qui leur permettrait de s’émanciper du système de santé actuel qu’elles jugent violent. Il est intéressant d’analyser la thématique de la santé des femmes telle qu’elle a été pensée par le mouvement féministe pour poser un regard alternatif sur ses enjeux, resituer le rôle des patientes dans le processus de soin et repérer les failles prises dans le système de soin en lui même. Pour ce faire, il est nécessaire d’exposer l’histoire de ce mouvement – ou plutôt ces mouvements, dont le militantisme varie selon les groupes et les époques – en matière de gynécologie. Nous verrons alors que l’auto-gynécologie en tant que pratique et mouvement politique constitue un excellent exemple d’autonomisation, de réappropriation des corps et des savoirs ainsi que d’émancipation des femmes par les femmes.
Asymétrie des savoirs, asymétrie de pouvoir
La médecine s’est employée, depuis ses débuts, à s’approprier le corps et ses mécanismes pour comprendre son organisation, le préserver et le soigner. Elle a fait, au fil des siècles, de formidables progrès en accumulant des connaissances et en les liant entre elles. Néanmoins, ce n’est que très récemment que la médecine a réellement compris la physiologie du corps. En effet, cette discipline ne s’est pas toujours fondée sur des preuves scientifiques, mais sur des approximations et des hypothèses dont beaucoup ont souffert, notamment les femmes. En se construisant sans les femmes, la médecine s’est cristallisée dans un héritage misogyne.
Les femmes dans la transition du féodalisme au capitalisme
Au début du Moyen-Âge, les femmes pratiquent toutes les branches de la médecine et de la chirurgie aussi bien que les hommes et ce dans toute l’Europe. Elles travaillent en tant qu’infirmières dans les ordres monastiques ainsi que les hôpitaux. Elles ne soignent donc pas exclusivement les femmes. Les exemples les plus connus d’autrices dans le milieu médical à cette époque sont Trotula de Salerne qui publie peut-être le premier traité de gynécologie et l’abbesse Hildegarde de Bingen qui publie en latin ses travaux sur la médecine dans toute l’Europe aux XIème et XIIème siècles .
Les travaux de recherche de l’historien John F. Benton se concentrent autour de la période médiévale. Ce chercheur a notamment travaillé sur l’histoire de la professionnalisation de la médecine et de la place des femmes dans celle-ci. Il explique qu’au cours des XIIème et XIIIème siècles, la pratique de la médecine se professionnalise et passe d’un savoir empirique, « profane » à un savoir expert. Ce changement s’opère par l’universitarisation de la formation médicale qui impose un diplôme pour exercer la profession. Les universités produisent des savoirs et, par leur autorité, créent les standards de la pratique de la médecine. Or, les femmes ne sont pas autorisées à intégrer l’université, y compris celles appartenant aux classes sociales les plus élevées. Il s’opère donc une exclusion totale et légale des femmes de l’université, et par extension, des domaines de la médecine et de la chirurgie à partir du XIVème siècle. Le monopole masculin dans les universités mène à produire un savoir de leur point de vue destiné à leurs homologues. Ainsi, la façon dont la santé des femmes est prise en charge dépend du regard masculin qui est posé sur elles.
À cela s’ajoute le contexte politique médiéval qui a un impact fort sur la façon dont les femmes sont traitées par l’État et l’Église. Il est impossible d’évoquer la place des femmes en tant que soignantes et soignées dans l’histoire sans rappeler les trois siècles de persécution des « sorcières ». Ce sont les riches travaux de Silvia Federici, professeure émérite et chercheuse, mettant en lien « transition au capitalisme » et dépossession des femmes qui nous aideront à contextualiser tout particulièrement la chasse aux sorcières (4). Dans son ouvrage Caliban et la Sorcière, elle explique que la crise du féodalisme connaît une révolte de la paysannerie féminine conséquente. Ces femmes se révoltent contre le féodalisme, mais aussi contre le capitalisme qui commence à s’imposer. Une hypothèse formulée par Silvia Federici est que la chasse aux sorcières apparait en réaction à la résistance des femmes face à la progression des rapports capitalistes et donc à leur perte de pouvoir sur leur sexualité, leur reproduction et leur aptitude à soigner pour les transformer en ressources économiques.
Médicalisation du corps des femmes
« Au tournant des XVIIème et XVIIIème siècles, les femmes n’ont progressivement plus le monopole dans l’organisation de ce savoir […], il s’agit d’une affaire d’État. On assiste alors à la dépossession des femmes de leur propre corps au niveau même de la perception de celui-ci, dans la mesure où la connaissance des femmes sur leur corps n’a plus d’espace social où se dire, n’a plus de communauté propre où se confier et réfléchir » .
Dans cet extrait, de la même manière que Silvia Federici, la chercheuse Elsa Dorlin relève vers la fin du Moyen-Âge la perte pour les femmes d’un « régime de connaissances » ainsi que de la confiance qu’elles accordaient à leur propre expérience concernant leur corps. Leur comportement actuel dans les cabinets de gynécologie et leur non-savoir est en partie le reflet de cette expropriation de la classe des femmes de leurs savoirs corporels. Dans le domaine de la santé ce phénomène est lié à la « littératie en santé » traduit par la motivation et la capacité des patients à être acteur de leur santé .
En s’intéressant au vocabulaire médical, il est déjà possible d’apporter des indices quant à la considération des femmes dans ce milieu actuellement. Si nous nous penchons par exemple sur le mot « patiente », le dictionnaire de la pensée médicale dit : « dérivé du latin pati, supporter, souffrir, deux idées sont présentes : la souffrance et la passivité ; le patient est celui qui pâtit et qui subit l’action de l’agent […] Être un patient, ce sera donc sinon être malade, au moins se mettre entre les mains d’un médecin » (9). Bien qu’il soit utilisé dans toutes les spécialités médicales, nous focaliserons notre analyse sur la gynécologie médicale.
Celle-ci ne soigne pas uniquement la souffrance gynécologique, mais aussi la simple condition féminine. Ainsi, c’est surtout la caractéristique de passivité qui ressort plus que celle de souffrance. Les conditions propres aux examens réalisés dans le cabinet de gynécologie, exposant l’intimité, constituent un frein à l’autonomisation des patientes. En effet, des sentiments négatifs d’invasion, d’humiliation, de dégradation voire de douleur (jugée normale dans un tel cadre) accaparent leurs pensées, leur ôtant tout désir d’implication.
En plus de ce statut de patiente s’ajoute une relation soignant/soignée asymétrique. C’est le médecin qui dirige la consultation, pose les questions, réalise les gestes techniques et les prescriptions. La patiente quant à elle ne connaît que très approximativement son corps. Cette supériorité de connaissances octroyée par le diplôme et admise par la soignée fait des professionnels de santé les maîtres de la relation, leur permettant de maintenir le cap de la rationalité médicale. Il ressort des travaux de la chercheuse Lucile Ruault sur la gynécologie médicale que les patientes ne reçoivent pas les informations complètes concernant les actes des soignants sur leur corps ainsi que sur ce corps lui-même (10). Pour exemplifier ce fait, il est possible de citer le cas du fonctionnement de la contraception hormonale et de son impact sur leur cycle menstruel. L’accent est mis sur la partie technique : quand prendre la pilule, que faire en cas d’oubli, etc. Ainsi, les femmes sont encouragées à maintenir une posture passive ne conservant que la responsabilité et renonçant à l’entendement.
Le terme de « médicalisation » fait écho aux notions de préservation et de prolongation de la vie. Ainsi, notre société technicienne est pétrie de représentations positives quant à la biomédecine et ses progrès. Les avancées dans le champ médical font progresser la médicalisation, qui va de pair avec la pharmacologisation, et change notre façon de penser le risque et les manifestations corporelles. Nous pouvons donner l’exemple des corps des femmes qui sont pensés et se pensent davantage en termes de risques et de maladies. En effet, il est effectué un traitement spécifique adapté à leur « nature » puisque le général est masculin et le particulier est féminin. Cette logique androcentrée est une preuve que l’organisation du champ médical contemporain s’enracine dans un système de genre. La gynécologue Elia David apporte un élément d’analyse à ce sujet : « On peut dire que, depuis la puberté, [la femme] possède « deux corps » ; le premier a pour mission de garantir la survie […] ; le second est voué à la reproduction : on l’assimile d’ailleurs la plupart du temps à la féminité. Compliqué et subtil à la fois, il devient souvent importun, dominateur, aliénant.» (11). Ainsi, la physiologie particulière des femmes détient un potentiel pathologique supérieur aux corps masculins, référents neutres.
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Table des matières
Introduction
REVUE DE LA LITTÉRATURE
1. Asymétrie des savoirs, asymétrie de pouvoir
1. Les femmes dans la transition du féodalisme au capitalisme
2. Médicalisation du corps des femmes
2. Le mouvement pour l’auto-gynécologie
1. Naissance aux États-Unis vers un mouvement transnational
1. Une production collective de savoirs
2. La problématique de l’avortement et l’auto-gynécologie
3. Par-delà les frontières
2. L’auto-gynécologie en France depuis les années 1970
1. La problématique de l’avortement
2. L’auto-gynécologie entre 1973 et 1980
3. La réémergence d’un mouvement
MATÉRIEL ET MÉTHODE
1. Problématique et objectifs
2. Hypothèses
3. Perspectives
4. Choix de la méthode
1. Méthode qualitative
2. Entretien individuel semi-directif
3. Grille d’entretien
5. Constitution de l’échantillon
1. Population étudiée
2. Mode de recrutement
6. Conditions de réalisation de l’étude
1. Cadre de réalisation
2. Éthique
3. Les modalités d’entretien
7. Retranscription et analyse des données
1. Retranscription
2. Analyse des données
RÉSULTATS
1. Caractéristiques des enquêtées
2. Introduction à l’auto-gynécologie
3. Organisation des ateliers d’auto-gynécologie
4. Sources mobilisées
5. Attentes, apports et impacts
6. Parcours gynécologique
7. Rapport à la médecine
8. Perspectives
DISCUSSION
1. Organisation des ateliers d’auto-gynécologie
1. L’héritage des années 1970
2. Une expérience collective
3. Le savoir expérientiel
4. Un espace « safe »
2. La possibilité d’une auto-gynécologie
1. Le féminisme et les facteurs de standardisation des ateliers
1. Le capital culturel
2. Des sources communes
3. Les pratiques alternatives
2. Une auto-gynécologie inclusive ?
3. Repenser le suivi gynécologique à l’aune de l’auto-gynécologie
1. Une désillusion du suivi gynécologique
1. Des questions sans réponses
2. Une prise en charge ne répondant pas aux attentes des soignées
3. Le glissement de la profession de gynécologue à celle de sage-femme
2. La recherche d’autonomie
1. Quelle conception de l’autonomie ?
2. L’auto-gynécologie dans la gynécologie classique
4. Forces et limites de l’étude
1. Forces de l’étude
2. Limites de l’étude
CONCLUSION