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La « grande famille des pompiers », un univers en tension traversé par des conflits de légitimité
Le choix de travailler sur les conflits de légitimité ne tient pas uniquement à ma trajectoire personnelle mais s’ancre bien dans une réalité de l’univers des pompiers, à savoir que derrière un uniforme commun tendant à donner une image uniformisée de l’institution, cet univers regroupe différents statuts d’exercices (pompiers volontaires, professionnels et militaires), ce qui n’est pas sans créer des tensions et des dissensions entre les membres des différents statuts, liées à la reconnaissance au travail mais aussi aux conditions de travail très différentes. S’ajoute à cela une opposition hiérarchique entre hommes du rang et officiers qui structure les rapports à la caserne mais aussi par extension la manière dont j’ai mené l’enquête. Enfin l’univers est traversé de part en part par une certaine forme de désillusion au travail engendrée par le décalage entre une fonction fantasmée de « sauveur » et un travail réel répétitif et souvent peu spectaculaire. L’objet de ce point sera de montrer comment ces rapports tendus entre pompiers ont orienté la manière dont j’ai mené l’enquête.
Les premières données de l’enquête démarrée en licence ont consisté en des observations et entretiens exploratoires auprès de pompiers volontaires engagés dans le centre d’incendie de la commune de Limard. Situé en zone rurale, le centre d’incendie rassemblait trente-deux SPV et réalisait en moyenne 500 interventions à l’année. L’intégration de Lucie dans le centre d’incendie nous a facilité les observations in situ et les négociations des entretiens dont la plupart ont été menés dans son réseau de proximité. Je réalisais les entretiens et, de son côté, Lucie se chargeait des observations participantes. Au fil de ses observations et de nos nombreux échanges informels sur ces premières interventions, les manœuvres du dimanche ou encore les relations entre SPV, je découvrais la diversité des statuts et des carrières possibles chez les pompiers ainsi que la réalité des interventions du centre d’incendie de Limard.
Préserver de l’indigence et garantir la sûreté des personnes
Jusqu’à la fin du XIXème siècle, les dispositifs de lutte contre les incendies sur les territoires restent particulièrement hétérogènes d’une commune à l’autre, quand ils ne sont pas absents des localités. En effet, si l’expérience des ravages causés par les incendies pouvait réveiller la nécessité d’y faire face, la création d’une défense organisée contre le feu dépendait d’initiatives locales. Tantôt préconisées voire imposées par la loi, tantôt produits d’une prise de décision informelle, ou tout simplement improvisées sur le moment, les organisations de lutte contre les incendies étaient multiples et inégalement réparties sur le territoire96. Des mesures préventives s’imposent par exemple dans les provinces victimes d’incendies criminels ou accidentels. Dans certaines circonscriptions, les habitants de quartier procédaient ainsi à des guets de nuit. Ailleurs, c’étaient les hommes des métiers spécialisés dans le bâtiment (charpentiers, menuisiers, couvreurs, maçons, ramoneurs et paveurs)97 qui en avaient la charge. Ces derniers étaient réquisitionnés pour éteindre les incendies en raison de leur savoir-faire et de leurs connaissances de l’architecture des bâtiments et édifices. Par exemple en 1687, chaque corporation de métier strasbourgeoise devait posséder des « pompes à mains » d’incendie. Il en va de même pour la ville de Grenoble et de Brest qui disposent de compagnies d’ouvriers ayant pour mission de secourir les victimes d’incendie. Mais les corporations des « gens de métiers »98 n’étaient pas les seules mobilisées en cas de sinistre. Certaines communes, telles qu’Amiens, Bourg-en-Bresse, Montbéliard astreignaient par exemple les ribaudes à l’extinction des feux. De même, l’armée de terre, la marine, les milices citadines ou encore des congrégations religieuses apportaient leur concours dans de nombreuses provinces. Ces derniers constituaient en certains lieux les instigateurs d’une lutte organisée contre le fléau des incendies, comme ce fut le cas des moines de Bayeux, Grenoble ou de Bourg-en-Bresse. À Brest, les soldats de l’armée de terre et de la marine participent également à la lutte contre les incendies99. En d’autres endroits encore, les municipalités mettaient des puits, des sceaux ou des pompes à incendie à la disposition de la population ‒ quand ce n’étaient pas les habitants eux-mêmes qui en faisaient l’acquisition. De sorte que les témoins d’un incendie acheminaient l’eau et combattaient eux-mêmes les flammes pour en freiner la propagation. Ailleurs enfin, des administrateurs locaux (que ce soient les magistrats, intendants, procureurs ou encore les consuls) s’employaient à constituer un groupement d’agents spécialisés dans la lutte contre les incendies. Réunis sous un même uniforme, ils bénéficient alors dans certaines provinces d’une solde en contrepartie de leur service. Il en va par exemple ainsi de Paris et de Lyon où des corps municipaux de pompiers sont créés par ordonnance royale. À Nancy, c’est le procureur général qui présente en 1782 un projet d’organisation d’une compagnie de pompiers communaux. De même, en 1744, la municipalité d’Angers décide après l’incendie du palais de la Prévôté, de s’armer d’une pompe à incendie et d’y attacher une équipe de pompiers.
Ces quelques données, bien que partielles, illustrent une importante diversité territoriale des formes de défense contre les incendies. Allant de la participation, contrainte ou non, de diverses corporations (religieux, ribaudes, milices bourgeoises, armée, artisans ou ouvriers du bâtiment) ou groupement informel et improvisé d’habitants, aux compagnies de sapeurs- pompiers, une pluralité d’acteurs concourt à la lutte contre les incendies. Les moyens dont ils disposent varient par ailleurs selon les localités. En effet si en certains lieux, et sans doute en certaines circonstances, les corporations de métiers, congrégations religieuses et autres témoins unissent leur matériel et leurs efforts pour combattre les flammes, il en est d’autres où les habitants sont relativement livrés à eux-mêmes. Comme l’analyse Hubert Lussier, non seulement l’acquisition d’une pompe incendie (commercialisée en France au début du XVIIIème siècle) ne s’accompagne pas systématiquement de la constitution d’une compagnie de pompiers, mais toutes les communes ne sont pas en mesure d’investir ou d’assurer la maintenance du matériel à incendie et à plus forte raison de mettre sur pied une unité de pompiers :
Durant la première moitié du siècle [XIXème] le coût d’une pompe à bras neuve est de l’ordre du millier de francs. (…) Des petites communes de Seine et marne se dotent du strict minimum pour 800F, tandis que des bourgs et petites villes investissent au-delà de 2 000 F pour se procurer la batterie complète d’une pompe [et accessoires]. Compte tenu des frais annuels d’entretiens du matériel, de l’achat indispensable de casques et éventuellement de l’uniforme complet, l’ensemble des dépenses exigées par l’organisation d’un corps de pompiers a de quoi décourager bien des conseils municipaux. Une enquête conduite dans l’arrondissement de Fontainebleau en 1838 révèle que sur 87 communes dépourvues de pompes, plus de la moitié n’envisagent pas d’en acquérir en raison de l’insuffisance de leurs ressources ou de leur population. (…) On ne s’étonnera pas de constater que, règle générale en effet, les communes riches et populeuses sont les plus promptes à consentir les dépenses d’organisation100.
Les ressources financières ne sont bien sûr pas les seules raisons de cette distribution géographique contrastée. Comme l’a très bien montré Hubert Luissier, l’hétérogénéité des services d’incendie sur le territoire doit être rattachée à d’autres particularités territoriales cumulatives et évolutives dans le temps, telles que : la vulnérabilité de certaines zones géographiques aux incendies criminels ou naturels ; l’aménagement d’un réseau de distribution de l’eau ; le taux d’urbanisation et d’industrialisation ; ou encore l’attrait financier et/ou symbolique que présente dans certaines localités l’engagement dans une compagnie de pompiers. De plus, ces disparités territoriales sont certainement d’autant plus marquées qu’aucune loi pendant l’ancien régime n’impose la constitution de service d’incendie dans tout le royaume. Plus exactement, une ingérence royale peut s’observer dans certaines villes : on pense notamment à l’ordonnance royale de 1733 prescrivant la gratuité des services d’incendie101 ou aux injonctions par ordre de quelques intendants à la création d’une unité de pompiers communaux à Paris, à Lyon, ou encore à Limoges, à Bourg et à Caen. Outre les quelques mesures relatives à l’organisation de service de lutte contre les incendies, on peut également noter l’existence de mesures préventives, comme le révèle une ordonnance de police rédigée sur ordre du procureur royal et applicable à la ville de Paris. Cette dernière vient rappeler et arrêter un certain nombre de normes de construction et de précautions à adopter sous peine d’amendes telles que « construire à l’avenir des cheminées dans des échoppes, de faire aucun manteaux et tuyaux de cheminé adossés contre des cloisons de maçonnerie et charpenterie », « ramoner les cheminées au moins 4 fois dans l’année », entrer dans des greniers, granges, magasins stockant foin, paille ou charbon avec « des lanternes closes et fermées » ou encore interdire la consommation de tabacs en ces lieux. Mais malgré ces quelques mesures locales, l’enchevêtrement des juridictions et des administrations locales ‒ disposant en outre d’une relative autonomie dans la gestion de leur circonscription – rend, de fait, difficile une application uniforme et immédiate de règles de droit relatives aux services d’incendie.
Les soldats du feu érigés en symbole républicain
La vigilance des administrateurs à l’égard des incendies auxquels la population et le territoire sont exposés, n’est pas seulement le fait, comme on pourrait le penser, de sensibilité humaniste. Les mesures publiques de prévention et de secours procèdent certes d’une volonté de parer aux dangers qu’encourt la population mais aussi et corrélativement d’assurer la sécurité/« sûreté » de l’organisation sociopolitique instituée. Car c’est aussi de cela dont il s’agit : préserver la vie des individus, leur assurer une certaine protection contre les catastrophes naturelles ou sanitaires, c’est aussi pour les dirigeants politiques, préserver leur pouvoir sur l’administration du territoire120. Or, c’est tout particulièrement dans ces moments de vulnérabilité des masses que les représentants étatiques et les élus jouent leur « qualité » d’administrateur (du) public121.
titre d’exemple, comme le rapporte ce député-maire de Bobigny en 1928, leur responsabilité est en effet hautement engagée quand des incendies frappent la population et leur aptitude à gérer les fléaux est toujours exposée aux jugements et aux critiques les plus sévères : « Les sarcasmes et le reproches pleuvent non point sur les sapeurs-pompiers dont le dévouement est reconnu de tous mais sur les municipalités qui sont immédiatement taxées d’incapacité et d’indifférence (…)»122. Quelles que soient les époques, le caractère foudroyant et brusque des catastrophes, ainsi que l’ampleur des ravages, marquent collectivement les esprits. Les évènements plus ou moins contemporains, connus ou vécus, peuvent en attester, qu’il s’agisse d’épidémies, de pandémies, d’inondations, d’ouragans, de canicules ou encore d’incendies. L’anéantissement en quelques heures de quartiers, et de familles entières, les lourdes pertes humaines jettent dans l’affliction les victimes comme leurs entourages et répandent un sentiment d’insécurité. C’est vraisemblablement dans ces moments des crises sanitaires, aux retentissements profonds parce qu’elles touchent aux vies des administrés, et qu’elles témoignent d’une relative impuissance face aux fléaux, qu’est recherchée la responsabilité des dirigeants territoriaux. Et cela peut justement déboucher sur une sérieuse mis en cause des services de l’administration publique et corrélativement de la légitimité de ceux qui en ont la charge. Par exemple, l’incendie en 1938 des Nouvelles galeries de Marseille et son dénouement illustrent particulièrement bien les enjeux politiques que recouvrent les exigences de protection de la population. Au lendemain de ce sinistre, qui fit 73 morts, les réactions et invectives médiatiques contre la municipalité de Marseille ne manquent pas. On y dénonce « l’incurie » et la culpabilité des élus municipaux pour avoir négligé les moyens de défense et de prévention contre les incendies et d’une certaine manière pour avoir manqué à leur devoir de protection de la population123 :
Extrait d’un article du quotidien, « Le Petit Marseillais », du 30 octobre 1938, soit deux jours après le sinistre des Nouvelles galeries : « Il y a des morts, il y a des blessés, il y a des familles en larmes, il y a une population angoissée. (…). Certes les évènements de ce genre sont imprévisibles, les coups du sort, si violents soient-ils, sont toujours inattendus. Mais ce qui doit être prévu ce sont les moyens de défense contre le malheur. Le feu est l’un de ces fléaux (…). Marseille seconde ville de France, bourrée de son million d’habitants n’a rien pour la défendre contre l’incendie (…) ni les mots, ni les critiques ne seront jamais assez virulents pour châtier l’incapacité, le « je m’en fichisme » d’une municipalité, d’un maire qui n’a même pas songé, un jour, à l’un des principaux soucis de ceux qui ont tâche d’administrer une collectivité. (…) il faut que tous les responsables répondent de leur carence. Nous l’exigeons avec toute la population qui paie et depuis longtemps des impôts suffisants pour qu’on la protège. (…) Puisqu’il y a un maire, puisque c’est lui qui est en haut de l’échelle des responsables, qu’il explique s’il le peut comment et pourquoi un sinistre pareil a pu s’accomplir jusqu’au bout (…) Messieurs Tasso et Cie, la population marseillaise vous hurle… : « Partez ! Démission ! À la porte ! ».
Face à ces attaques, sans doute aussi menées sur fond d’opposition politique, la municipalité s’est défaussée à son tour sur le gouvernement dont les aides financières étaient jugées insuffisantes. Quelques mois après cette affaire, le gouvernement Daladier de l’époque destitue Henri Tasso de ses fonctions de maire124.
Les compagnies d’incendie associées aux régiments de la garde nationale
Un autre aspect préfigurant des rapports étroits entre les compagnies de pompiers et la mise en œuvre de l’État républicain est le contexte politique dans lequel ont été produits les textes juridiques amorçant l’institutionnalisation des services d’incendie. Leurs parutions sont en effet concomitantes des scansions de l’histoire politique constitutive en France de l’établissement de la République, du moins jusqu’à sa forme stabilisée à partir de 1870. Excepté la circulaire de Montesquiou rédigée pendant la Restauration ‒ période qui toutefois n’est pas sans être traversée par des mouvements de pensées inspirées de 1789147 ‒ ces différentes réglementations suivent des périodes de mise en cause voire de basculement de régime, caractérisées par des retours offensifs à une idéologie républicaine. Ainsi la loi de 1790 s’inscrit clairement dans le contexte de la Révolution française ; celle de 1875 définissant un cadre juridique unifié des pompiers civils coïncide quant à elle avec l’avènement de la IIIème République (voir la frise p.82). Et, de manière un peu moins évidente à première vue, la loi du 22 mars 1831 proposant dans son article 40 l’incorporation des unités de pompiers à la Garde nationale est subséquente à l’instauration de la monarchie constitutionnelle de juillet148. Ou pour être plus exacte, elle intervient un an après les insurrections populaires des Trois glorieuses menant à un gouvernement plus libéral, conçu comme une alternative au régime absolutiste de 1815. Mais cette mesure d’incorporation mérite qu’on si attarde plus longuement car si en réalité elle n’a fait qu’entériner ce qui se réalisait déjà dans certaines communes pendant la première moitié du XIXème siècle149, elle vient toutefois resserrer, au moins symboliquement, le lien institutionnel entre les pompiers et une idéologie politique inspirée de 1789. En effet, à partir de cette date, les compagnies d’incendie se trouvent associées de plein droit à une institution emblématique de la période révolutionnaire, incarnant aux yeux des partisans républicains les principes de « souveraineté nationale » et de « démocratie ». Constitués sous la Révolution française, puis organisés et réglementés par la loi du 28 juillet 1791, les régiments de la garde nationale sont composés de volontaires et de conscrits qui assurent, en plus de l’armée et des gardes municipaux, le service de maintien de l’ordre sur le territoire. Ces nouvelles troupes armées placées sous les ordres des municipalités étaient ainsi ouvertes, du moins en principe, à toutes les classes sociales sans distinction. Pour autant, les modalités de recrutement des gardes nationaux variaient selon les localités, mais aussi selon les intérêts politiques des régimes qui se sont succédé au XIXème. Les gardes nationaux constituent en effet dans certain cas une menace, un souvenir passé des régimes antérieurs (République, Empire). Dans d’autres cas, ils sont utilisés comme un moyen de légitimer le gouvernement en place et/ou de se préserver de potentiels soulèvements populaires, mais sous certaines conditions de recrutement. Par exemple, pendant la monarchie de Juillet, seuls les hommes imposés/imposables sont en droit de s’engager. Relativement aux officiers de l’armée régulière nommés par les autorités publiques (ministre, préfets), les troupes de la garde républicaine tirent également leurs spécificités du principe d’élection par suffrage conditionnant l’accès au plus haut grade dans l’institution. Aussi peut-on comprendre que les origines révolutionnaires et le modèle d’organisation des gardes nationaux font d’eux un instrument privilégié de diffusion et de promotion des représentations et aspirations politiques des partisans républicains. Qualifiée d’« armée citoyenne », elles sont érigées en un symbole de la « nation »150, de gouvernement par et pour le peuple, faisant contrepoids à une armée de l’Ancien régime encadrée par la noblesse. Dissous pendant la Restauration (1827) en raison de propos séditieux à l’encontre de la monarchie, les gardes nationaux furent réhabilités le lendemain des Trois glorieuses et encadrées par la loi du 22 mars 1831. Ce rétablissement s’avérait en fait être un moyen pour les Bourbons de se maintenir au pouvoir en répondant aux aspirations démocratiques des « classes dangereuses ». Dans un contexte d’instabilité du pouvoir et de remise en question de la monarchie, l’alliance « du trône et de la milice devait donner au régime la légitimité populaire qui lui faisait défaut »151. Ainsi en 1831, les compagnies de pompiers intègrent de façon facultative mais officielle une garde nationale restaurée, et présentée en symbole de patriotisme »152. Attaché à l’image d’une garde nationale héritière et garante des idéaux révolutionnaires, le gouvernement républicain va à son tour entretenir et consacrer, au lendemain de la IIème République, les vertus d’une « milice citoyenne, exercée aux luttes de la liberté, dans l’union fraternelle avec le peuple et les écoles »153.
L’encadrement des pompiers communaux pour préserver des désordres sociaux
Outre l’usage politique des pompiers comme faire valoir des pouvoirs publics, les éloges dans les discours officiels de la témérité, du zèle des pompiers répondent à des intérêts politiques d’obtenir et d’entretenir l’adhésion et l’obéissance de ces soldats du feu. Il s’agit de mettre au pas une corporation qui, par bien des aspects, est en capacité de contenir le désordre public ‒ ou inversement de laisser-faire, voire d’aviver des troubles sociaux.185 Bien que l’on retienne plus aisément leur rôle principal de secouriste, les missions des pompiers concourent également, et de manière plus ou moins explicite selon les époques, aux services d’ordre intérieur186. On le verra, les faits historiques dénotent moins il nous semble, et comme serait amené à le penser Hubert Lussier, « un amalgame », c’est-à-dire une confusion ou un mélange des missions entre les pompiers et les forces armées intérieures qu’ils révèlent quelques analogies de leur fonction. Cette dimension de « police » des fonctions des sapeurs-pompiers s’observe plus clairement lors de mouvements de contestation au sein de l’espace public et au cours desquels les pompiers sont appelés à intervenir. Ainsi, en 1792, un mouvement de mécontentement se déclare dans Paris en raison de l’inflation des denrées, « [le peuple] s’assemblait en groupe dans les lieux publics et tout annonçait une explosion prochaine »187. Alors que les tensions se faisaient croissantes et que les commissaires de police réclamaient la force publique pour prévenir et juguler ce mouvement, un incendie se déclara à l’hôtel de la force. Dans le rapport d’incident à l’assemblée nationale, il est souligné le rôle des pompiers qui, aux côtés de la garde nationale, ont contribué à « maintenir le bon ordre » : « Cet évènement répandit une grande alarme : les pompiers, les gardes nationales s’y rendirent en diligence et on ne peut pas trop donner d’éloges au zèle qu’ils mirent à arrêter les progrès de l’incendie, à contenir les prisonniers et à maintenir le bon ordre »188. En courant au feu pour éteindre ou freiner la propagation des flammes, les pompiers participent de fait, et dans ces contextes particuliers, à contenir et neutraliser les tentatives incendiaires des manifestants. Et dans le même temps, ils préviennent par leurs manœuvres de protection des biens et des personnes d’une possible extension consécutive des troubles que provoqueraient par exemple des mouvements de panique ou encore des pillages. On trouve une autre illustration de cette contribution au « contrôle » de l’ordre public – au sens de surveillance mais aussi et surtout de maitrise du désordre – lors des insurrections de 1871 et au cours desquelles les compagnies de pompiers de l’Ile de France, de Chartre, de Blois, d’Orléans, de Rouen ou encore de Reims ont rejoint en renfort la capitale pour éteindre les incendies de la semaine sanglante. Ces exemples parmi d’autres suggèrent un double cadre d’action de luttes contre les incendies, celui du secours aux individus et celui d’endiguer les désordres sociaux ; l’un et l’autre étant en réalité bien souvent liés. On comprend aussi l’intérêt que revêtent les services d’incendie aux yeux des autorités publiques : avec les services de police et de l’armée, les pompiers sont en effet une ressource susceptible de contenir des remises en question collectives et ostensibles de leur légitimité à gouverner ; par exemple, lors de démonstrations de colère d’agents mobilisés, de moments de débordements visibles par des dégradations, des destructions de symboles politiques ou bien des affrontements avec les forces de l’ordre. Cette contribution des pompiers au maintien de l’ordre est par ailleurs exploitée et étendue lorsqu’au cours du XIXème siècle quelques compagnies de pompiers reçoivent des armes et sont réquisitionnées pour escorter les élus municipaux dans des cérémonies officielles, assurer la sécurité de rassemblements religieux ou civils, ou renforcer l’armée et les unités de police en temps de révolte189. L’extension de leurs missions est en outre réaffirmée par la loi du 22 mars 1830, autorisant officiellement l’incorporation des pompiers à la garde nationale et leur affectation au service d’ordre régulier190. En juin 1848, les pompiers font ainsi partie des détachements de gardes nationaux rejoignant Paris « pour y secourir le pouvoir menacé »191. De la même façon, la compagnie de l’Isle assure en 1852, « le service d’ordre et de sûreté » tandis que des opposants au coup d’état de Napoléon occupent la mairie en signe de protestation. Lors des grèves de Grenoble en 1905, « ils se tiennent prêts à remplacer les gaziers tentés de se joindre aux grévistes ». Enfin aux Sables d’Olonne, ils contribuent à parer et décourager les intentions de rébellion de congrégationnistes en usant de leur pompe à incendie192.
En pratique, mais aussi dans les esprits, les missions des sapeurs-pompiers sont volontiers associées aux services de « maintien de l’ordre et de la défense du territoire »193. Plus précisément, les démonstrations de leur docilité et de leur loyauté viennent attester chez les élus de collectivités et représentants étatiques (locaux ou centraux) de la valeur de ces compagnies dont les services peuvent s’avérer profitables. Dans sa lettre au ministère de l’Intérieur, en 1851, le préfet de Seine-et-Marne constate ainsi que « les gardes nationaux constitués en corps de pompiers ont toujours présenté plus d’ordre et de discipline que les autres. (…) c’est en propageant l’institution des pompiers, en améliorant son organisation qu’il me parait possible de constituer une garde nationale en état de rendre de grands services à la propriété et en certaines circonstances à l’ordre public »194. De même, le sous-préfet de Meaux déclare en 1872 qu’« hormis de très grandes villes remuées par de dangereux meneurs, on peut être assuré de trouver dans le pompier un gardien de l’ordre public »195. Aussi, les compagnies de pompiers en tant que service organisé de lutte contre les incendies ‒ qui plus est en certains endroits militarisés ‒ constituent un instrument privilégié des autorités publiques. Mais un instrument à double tranchant, puisqu’inversement, en tant que corporation spécialisée et autorisée à lutter contre les incendies, les pompiers sont également en position d’user de ce pouvoir de contrôle sur les corps et sur le désordre pour renverser l’autorité et/ou exprimer leur opposition aux décisions politiques des gouvernants. Si en effet l’organisation des services d’incendie a accompagné la mise en ordre du régime républicain, si les pompiers peuvent contribuer au maintien de l’ordre public, il n’en demeure pas moins que la croyance en la légitimité des gouvernants ne fait pas l’unanimité au sein des compagnies. Autrement dit, il est aussi des mécontentements, des humeurs rétives, des sympathies politiques et idéologiques divergentes chez les pompiers et ce dès le XIXème siècle196.
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Table des matières
Introduction
Chapitre 1. Enquêter les pompiers : une affaire sensible
1. Du désajustement vécu par l’adolescente à la construction d’un objet de thèse scientifique
2. La « grande famille des pompiers », un univers en tension traversé par des conflits de légitimité
3. Être et se sentir autorisée à enquêter sur les conflictualités au travail des pompiers professionnels : les conditions d’accès à une légitimité de terrain/d’enquêtrice
Chapitre 2. Du système féodal à un régime de droits des individus : les secours publics
1. Une nouvelle conception du rôle de l’administration centrale à la fin du XVIIIème siècle
4. Préserver de l’indigence et garantir la sûreté des personnes
Chapitre 3. Assurer la légitimité de l’ordre politique républicain
1. Les soldats du feu érigés en symbole républicain
5. L’encadrement des pompiers communaux pour préserver des désordres sociaux
Chapitre 4. Le processus de construction de la « protection des civils » comme question sociale
1. La mise sur agenda politique de la question de la « protection des civils » :
Quand des catastrophes naturelles et des incidents diplomatiques menacent l’État.
2. La protection de la population comme catalyseur des rivalités entre les Ministères de la Défense et de l’Intérieur.
Chapitre 5. La fabrique d’un service public de « sécurité civile à la française »136
1. La construction juridique et pratique d’un domaine d’action publique : la
« sécurité civile »
6. Le système de sécurité civile en France
Chapitre 6. Vers un cadre singulier des services d’incendie et de secours : l’ambivalence d’un « service public ultime »
1. « Les sapeurs-pompiers sur tous les fronts » ou la légitimité des pompiers en péril
2. Les pompiers face aux réformes de l’administration publique
Chapitre 7. Même uniforme, même métier ? Diversité des conceptions et des destins professionnels chez les pompiers
1. Devenir sapeur-pompier professionnel : Caractéristiques sociales des pompiers et modes d’entrée dans la carrière
2. Etre pompier : des variations dans les activités professionnelles aux écarts de conceptions du métier
Conclusion
Bibliographie
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