Associations et coopératives, hier et aujourd’hui: un regard sur la Sicile à partir du capital social

Cantonnées entre la « puissance » du secteur public et les « vertus » du secteur privé, les associations n’ont qu’un rôle subsidiaire. Elles incarnent, dans l’imaginaire collectif, l’amateurisme et n’arrivent pas à convaincre de leur « sérieux ». Pourtant, si l’on regarde plus attentivement, ne serait-ce que les données les concernant, les associations ne cessent d’augmenter en nombre et en capacité de création d’emploi. En France, par exemple, depuis 2000 plus de 330.000 emplois ont été créés dans le secteur associatif et, ceci, de manière constante et régulière sur les dix dernières années. Les 178 mille associations françaises ont salarié 1,7 millions de personnes, cela veut dire que près d’un salarié du secteur privé sur 10 travaille dans une association . Dans l’actuel contexte de crise économique ceci montre bien la stabilité du secteur et du modèle social et économique qu’il incarne.

Or, si aujourd’hui, comme les chiffres le montrent, les associations ne paraissent pas subir une crise de croissance, elles semblent cependant traversées par une « crise de sens ». En d’autres termes, elles paraissent soumises à des pressions multiples qui participent à les vider de leur raison d’être et à l’effondrement de leurs valeurs fondatrices. Ainsi, parle-t-on du désengagement des salariés, des aspirations gestionnaires des bénévoles, de la « consommation » de services de la part des usagers. S’il est vrai que certains indices viennent corroborer ces constats, ils varient, selon les contextes économiques, politiques et sociaux dans lesquels se situent les associations. Il reste que leur affaiblissement est un signe de déclin de nos sociétés, dans leur capacité à garder en vie les espaces de pluralisme et de participation qui apparaissent indispensables à la vitalité institutionnelle, voire économique des pays.

Les associations produisent des biens et des services mais portent aussi des projets dont l’utilité sociale est avérée et autour desquels se cristallisent les valeurs, les référents identitaires, autrement dit le « bien commun » qui cimente les pratiques et qui permet le partage de connaissances, de ressources et d’actions. Elles définissent leurs objectifs et finalisent leurs pratiques selon les contextes dans lesquels elles s’inscrivent. A travers les revendications qu’elles formulent, elles se situent dans un espace intermédiaire entre les citoyens et les pouvoirs publics et bien que n’ayant pas toutes des finalités politiques, dans chacune se manifeste la volonté d’agir ensemble. Plus concrètement, les associations participent directement à la transformation, voire à la définition, de l’ordre institutionnel (Magatti, 2005, p.179) . En effet, non seulement elles participent à la définition d’espaces de débat public mais, par là, elles mobilisent des interrelations sociales qui contribuent à stabiliser la confiance, la coopération, la réciprocité, dans nos sociétés.

Association et capital social

Les associations au cœur du débat sur le capital social

Le lien vertueux entre vitalité de l’action associative et démocratisation de la société (en termes de liberté, d’égalité et de confiance institutionnelle) paraît aujourd’hui une évidence. Déjà Tocqueville, dans son œuvre De la démocratie en Amérique, énumérait parmi les causes du bien-être de la société démocratique américaine durant les années 1830, la liberté associative et le développement de l’action bénévole. Les citoyens, ainsi mobilisés pour une cause commune, arrivent à trouver les solutions les plus appropriées pour mieux vivre ensemble, en améliorant les conditions de vie générales en termes de performances institutionnelle et économique. Comme Tocqueville, Weber s’inspire également de l’expérience américaine pour montrer l’influence que peut avoir l’adhésion aux associations sur la vie citoyenne. L’accès aux associations produit, pour l’individu, une reconnaissance et, par voie de conséquence, cela augmente ses chances de réussite économique. En effet, les associations, du fait de leurs principes organisationnels, définissent une appartenance qui se transforme en gage de crédibilité du citoyen aux yeux de la communauté. Durant la même époque, des penseurs comme Leroux (1841) montraient comment les réseaux de solidarité mobilisés par les associations, permettent d’entretenir un esprit public indispensable à la démocratie.

Plus récemment, Coleman (1990) et de manière encore plus explicite Putnam (1993) et Fukuyama (1997), s’inspirent de ces travaux en établissant un lien direct entre les effets du capital social, défini comme la résultante de l’interaction des individus au sein de réseaux relationnels, sur le degré de confiance institutionnelle et le développement économique. Ainsi, les effets de l’engagement civique, expression des réseaux associatifs, sont immédiatement visibles sur les performances institutionnelles et économiques. Dans ces approches, l’apport de Putnam constitue une référence centrale. Dans l’ouvrage Making Democraty Work, publié en 1993, Putnam et d’autres chercheurs américains et italiens, ont cherché à identifier les facteurs déterminants d’une « démocratie efficace » (Bevort, 2002, p.82) à partir d’une étude comparative entre la réalité économique et politique de l’Italie du nord et celle du sud. Etant à la recherche des éléments du contexte social qui influent en profondeur sur la performance institutionnelle, ils trouvent dans l’œuvre de Tocqueville la clé de lecture principale de leur argumentation : les mœurs sociales sont fortement connectées à l’exercice de la politique et, donc, les associations civiques sont indispensables pour une démocratie stable. Dans les travaux successifs de Putnam, les formes d’engagement associatives prennent une place centrale en tant que facteur déterminant du bon fonctionnement des institutions et de la performance économique. Dans un texte plus tardif, il résume ainsi les raisons d’une telle centralité : « Ceux qui sont membres d’une association sont beaucoup plus à même de participer au débat politique, de passer leur temps avec des voisins/proches, d’accorder leur confiance aux gens …. » (Putnam, cité par Ponthieux 2006, p.45) . Ainsi chez Putnam, la confiance et l’engagement civique sont les deux facettes de la même composante : le « capital social ». Par capital social, Putnam désigne « les caractéristiques de l’organisation sociale, telles que les réseaux, les normes et la confiance, qui facilitent la coordination et la coopération pour le bien de tous » (2006, p.37) En faisant référence à la notion de capital social développée précédemment par d’autres chercheurs (Coleman, Bourdieu, …), et en le reprenant à son compte, Putnam donne un fondement théorique à ses travaux. Dans son célèbre texte Bowling Alone, sur les raisons du déclin des formes d’engagement dans la société et plus particulièrement aux Etats-Unis, il s’inspire des recherches de Coleman sur l’influence des interrelations sociales dans l’analyse économique qui l’avaient amené à définir le « capital social ». Toutefois, davantage que Coleman il élargit le spectre d’analyse et s’inscrit dans une approche que l’on peut qualifier de « macro ». Ainsi ce n’est pas l’individu inscrit dans les interactions sociales qui est étudié mais la diffusion des associations (civiques, politiques, sociales) et le niveau de participation des citoyens (Andreotti, Barbieri, 2003, p.3). Dans ce sens, le capital social pour Putnam se réfère aux caractéristiques dont chaque organisation sociale dispose : il s’agit des facteurs qui facilitent la coordination et la coopération en vue des bénéfices communs et réciproques (mutual benefit). Le capital social est donc défini en termes de valeurs, de normes, de confiance et plus généralement de réseaux associatifs. Ainsi Putnam établit une corrélation directe entre le niveau de participation associative et le niveau, plus ou moins élevé, de « stock » de capital social dans une société.

Plus le stock de capital social est important, plus une société est vertueuse en termes économiques et institutionnels.

Un tel raisonnement nous amène à considérer comme centrale la place de réseaux intermédiaires, dont l’association est l’expression. La capacité des individus à participer et à coopérer détermine les caractères du développement économique et institutionnel d’une société. Comme le montre Mutti (1998, p.12), dans cette approche, « ce sont les variables socioculturelles, déterminant les processus coopératifs formels ou informels d’une structure sociale, qui attirent l’attention du chercheur qui s’intéresse à l’analyse des rapports entre les caractères de la société civile et les prestations du système économique et politique ». Cette caractérisation socio-culturelle et déterministe n’est pas présente dans la définition originelle du capital social, elle résulte plutôt d’une évolution de cette notion qu’il est nécessaire de mettre en évidence pour mieux cerner la relation entre association et démocratie telle que proposée dans le cadre de théorie du capital social.

A l’origine du capital social

Dans un souci de clarté, nous proposons un détour théorique à propos de la notion de capital social qui reste malgré tout relativement floue à cause des usages multiples et des différentes interprétations dont elle a fait, progressivement, l’objet.

Schématiquement l’on peut identifier trois dimensions qui structurent les différents apports théoriques du capital social : une dimension structurelle (des relations interpersonnelles), une dimension se référant aux « contenus » du capital social (appartenance, partage des valeurs et des normes et confiance réciproque) et une dimension centrée sur la production de « biens collectifs » (production de confiance généralisée et civicness). Ces trois dimensions ont été mobilisées, à leur tour, à partir de trois différents niveaux d’analyse : micro, méso et macro. Nous reprenons ainsi une classification proposée par Chiesi (2003, p. 89) qui permet de mieux cerner les différents apports théoriques se structurant sur ces différents axes et niveaux d’analyse.

Bourdieu, le précurseur

En 1980, la première formulation de capital social vient de P. Bourdieu qui l’utilise pour montrer la force et l’exclusivité des relations entre individus appartenant à des groupes sociaux définis. La construction de ces espaces n’étant pas naturelle, ils se fondent sur l’instauration et l’entretien d’échanges à la fois matériels et symboliques. Chaque groupe se différencie des autres en raison du stock de capitaux accumulé : économique, culturel et social. Par la ressemblance et l’interconnaissance, chaque membre d’un groupe se reconnaît semblable aux autres et possède en propre une partie du capital social du réseau auquel il appartient. Dans son article fondateur, Bourdieu insiste fortement sur la valeur utilitaire des relations entre les individus au sein du groupe. De par « l’instauration et l’entretien de liaisons durables et utiles », chaque individu peut tirer des profits matériels et symboliques. Il s’agit donc d’un investissement, conscient ou inconscient, mobilisateur et multiplicateur de relations utilisables à différents degrés par les membres d’un groupe.

Cette approche du capital social insiste sur l’effet excluant/incluant des groupes sociaux qui se différencient ainsi entre eux. Les membres se servent du capital social stocké pour accroître leurs chances d’évolution et de distinction sociale. Ainsi, le « bon nom », le capital économique remarquable, la reconnaissance publique, l’appartenance à des élites, facilitent l’acquisition de postes, reconnaissances, informations, renommées, etc. pour les membres du groupe, qui ont entretenu et multiplié les relations au sein du groupe même. Ainsi, tout échange instituant des relations est finalisé. Autrement dit, au sein d’un groupe chaque individu agit pour une finalité à atteindre à moyen ou à long terme. En ceci, cet apport est très loin de l’idéal d’engagement civique désintéressé qui a fait la fortune du concept tel que l’appréhende Putnam (voir infra). Par la voie du capital social, Bourdieu montre que le principe « économiciste » n’est pas primordial dans les fonctionnements sociaux car le capital économique ne sert à rien s’il n’est pas doublé par le capital social et symbolique dont chaque membre d’un groupe déterminé peut bénéficier. A partir de ce constat son analyse du capital social s’appuie sur une définition des relations sociales qui sont entretenues, au sein d’un réseau, par ses membres à travers des rencontres, des échanges et des contacts plus ou moins formels. Pour chacun des membres du groupe, l’objectif de ces relations est de « mettre toutes les chances de son côté » pour se procurer le plus d’avantages possibles (matériels et symboliques) selon des calculs intéressés. Il n’en reste pas moins que, in fine, la mobilisation intéressée des relations au sein d’un groupe social, a pour ultime objectif de créer pour l’individu les conditions d’accroissement de son capital économique. Or, comme le montre Caillé (1994, p. 86) dans cette approche, l’économie n’est pas un sous-ensemble du social, au contraire le rapport social est une modalité élargie du rapport économique : « Les finalités non économiques, c’est-à-dire désintéressées, ne sont qu’apparences, que moyens détournés et déguisés de réaliser les fins véritables qui ne seraient autres que l’accroissement des moyens contrôlés par le sujet de la pratique».

Le rapport de stage ou le pfe est un document d’analyse, de synthèse et d’évaluation de votre apprentissage, c’est pour cela chatpfe.com propose le téléchargement des modèles complet de projet de fin d’étude, rapport de stage, mémoire, pfe, thèse, pour connaître la méthodologie à avoir et savoir comment construire les parties d’un projet de fin d’étude.

Table des matières

Introduction
I. Problématique
1. Plan
2. Méthodologie
1.1 Le retour sur l’histoire
1.2 Les études de cas
Première partie : Association et capital social
I. Les associations au cœur du débat sur le capital social
Introduction
1. A l’origine du capital social
1.1 Bourdieu, le précurseur
1.2 Coleman et l’individualisme méthodologique
2. Engagement civique et confiance généralisée
2.1 Les associations au cœur des systèmes « performants »
2.2 La confiance dans un contexte de laisser-faire
3. Les limites d’une approche normative
3.1 Une nature intrinsèquement vertueuse
3.2 Des individus et des groupes « statiques » et « déterminés »
3.3 Le rôle des institutions comme vecteur de création de confiance généralisée
3.4 Des axes d’analyse à développer
II. Un analyseur pertinent : le cas de la Sicile
Introduction
1. Le « familialisme amoral »
2. La participation associative en Sicile
Deuxième partie : Pour une histoire du mouvement associatif et coopératif en Sicile
I. Le mouvement associatif et coopératif en Sicile : une histoire oubliée
Introduction
1. Les enjeux économiques, sociaux et politiques après l’Unification de l’Italie
1.1 Le contexte socio-économique : aux origines de la question agraire
1.2 L’investissement des espaces de gouvernance locale : le processus de modernisation
1.3 L’interprétation savante des spécificités de la « question sicilienne »
2. Vers un projet de démocratie rurale : économie agraire et réformes sociales
2.1 L’action sociale de l’Eglise
2.2 Les socialistes et la coopération
3. L’associationnisme mutualiste
3.1 Les « sodalizi » catholiques
3.2 Le solidarisme ouvrier
3.3 Les sociétés mutuelles de matrice libérale
3.4 Formes de solidarisme à la campagne
4. Les « Fasci » siciliens entre 1892 et 1894
4.1 Un mouvement de masse
4.2 Entre socialisation et réforme agraire
4.3 La matrice idéologique des Fasci
4.4 Des vecteurs de politisation composites
4.5 Les dirigeants populaires
4.6 L’opposition mafieuse
4.7 La répression étatique
5. Le mouvement coopératif avant et après le premier conflit mondial
5.1 L’ère giolittienne : les années 1900
5.2 Les espaces élargis de gouvernance locale
5.3 Les caisses coopératives rurales catholiques
5.4 Les caisses coopératives agraires
5.5 Les « affittanze collettive »
5.6 De la propriété privée et des propriétaires
5.7 Coopération et mafia
5.8 Le déclin des « affittanze collettive »
5.9 L’après guerre : une période de réorganisation politique
5.10 Des tensions au sein du mouvement coopératif en Sicile
5.11 Le fascisme et le processus d’étatisation de la coopération
6. Le mouvement paysan et coopératif après la Libération
6.1 La période trouble de l’après-guerre
6.2 La coopération en « porte-à-faux »
6.3 Le mouvement paysan
6.4 La gestion coopérative des terres non cultivées
6.5 La structuration et l’évolution de l’action coopérative
6.6 La « question culturelle » au cœur de l’évolution de la coopération en Sicile
6.7 Le démantèlement de la coopération en Sicile
6.8 La mafia au cœur du changement
6.9 Le mouvement coopératif : un élan de démocratisation
7. La grande transformation
7.1 De nouvelles configurations
7.2 Les « stratégies» de la mafia
7.3 Pour un débat public sur la question mafieuse : le rôle des associations
II. L’antimafia sociale
Introduction
1. Au-delà de la « vague émotionnelle » : la consolidation de l’action solidaire
1.1 L’antimafia sociale (ou plutôt politique)
1.2 Des formes nouvelles d’intervention organisée dans l’espace public
1.3 Les associations « antiracket » et de « consommation critique»
Conclusion de chapitre : de l’histoire aux récits
1. Deux interprétations au regard de l’histoire
1.1 La rhétorique de l’impossible : entre différence et déterminisme
1.2 La rhétorique du possible : la dimension sociale et politique
2. A la croisée des regards
2.1 Contre le clientélisme et pour le particularisme comme ressource
2.2 Contre le système et dans les institutions
Troisième partie : L’actualité de la participation associative et coopérative en Sicile
I. Les études de cas
Introduction
II. De l’action associative territoriale à la création d’espaces civiques de proximité
Introduction
1. Les associations entre référents communautaires et réseaux criminels
1.1 Les associations de quartier : les centres sociaux polyvalents
1.2 Les trois axes d’analyse
2 L’action inscrite dans les quartiers
2.1 La dimension territoriale
2.2 Le quartier : un même lieu pour une double appartenance
2.3 Le quartier populaire comme « zone à la frontière »
2.4 Les associations : espace médiateur dans le quartier et « hors les murs »
3. Familialisme et tension solidaire
3.1 La dynamique des réseaux d’entraide
3.2 Des réseaux « denses » pour faire face aux besoins : réalités et risques
3.3 L’association comme lieu de canalisation des ressources relationnelles
4. La confiance sociale
4.1 Les modalités d’action facilitant les relations de confiance
4.2 Une confiance en l’action collective, bloquée
Conclusion de chapitre
III. De l’action coopérative territoriale à la création d’espaces d’action publique
Introduction
1. Elaboration d’un bien commun mobilisateur de consensus
1.1 L’opportunité d’une destinée différente
1.2 « Droit au travail pour tous dans la légalité »
1.3 De la société civile à la société responsable
2. Renforcement des principes d’action collective
2.1 Un cadre institutionnel novateur (des pouvoirs publics novateurs)
2.2 Une performance sociale et économique reconnue
2.3 L’esprit coopératif à l’épreuve de la rentabilité
2.4 Un projet de pédagogie sociale
3. Définition d’un espace d’action publique
3.1 Articulation entre privé et public
3.2 Réaffirmation du rôle « légitime » de l’Etat
3.3 Le rôle « actif » des associations et coopératives
3.4 Vers la co-construction d’un espace d’action publique locale
Conclusion de chapitre
Conclusion

Lire le rapport complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *