Le retour sur l’histoire
Dans le cadre de notre recherche, prendre en compte le passé et le revisiter est une manière d’échapper à sa simplification. La lecture sociologique du présent, nous semble pouvoir se faire seulement en termes de continuité par rapport à un passé qui n’est pas homogène. Nous n’envisageons pas le présent comme une rupture radicale mais comme le moment d’un processus créatif. Or, les relations entre sociologie et histoire ont été longtemps contestées au nom de la pureté des approches « exclusivistes » (Tenenti, 1989, p.12). Pourtant, Burke (1995, pp.11-32) et Braudel (1973, pp.103-124), montrent bien les évolutions des interactions entre ces disciplines. Elles mobilisent constamment des allers-retours entre le passé et le présent, qui s’avèrent nécessaires à la compréhension des faits sociaux aussi bien qu’historiques. La sociologie, revient sans cesse vers l’histoire pour y retrouver le sens des répétitions et des comparaisons nécessaires à la compréhension du réel. L’histoire retrouve dans le présent le sens de la « durée créatrice » faite de dynamisme et de permanence. Cette interconnexion constante entre les deux disciplines, les nourrit et leur donne du sens : « l’histoire et la sociologie doivent être des disciplines proches car les chercheurs de l’un et de l’autre champ cherchent à concevoir l’expérience humaine dans sa totalité » (Burke, 1995, p. 27). De ce point de vue, l’histoire même, est cette « durée créatrice qui ouvre les portes de l’actualité» (Braudel, 1973, p.110). Il s’agit donc, pour nous, de reconstituer une histoire qui a pour but de lire « le système de transformations dont la situation actuelle hérite » (Laborier, 2003, p.442). En effet, dans le cas sicilien, la réalité semble venir interroger constamment l’histoire : une histoire de conquérants se succédant au pouvoir, régnant sur un peuple « soumis et indifférent ». Cette histoire « événementielle » nous restitue quelques bribes de révolte populaire (i Vespri siciliens, par exemple) qui laissent pour autant prévaloir un sentiment commun de défaite. La représentation est univoque et se construit en opposition à une représentation du Nord, vainqueur et productif.
L’approche socio-historique permet une reconstruction rétroactive du Sud qui peut rendre compte de sa diversité pour dépasser les schémas qui l’enferment dans l’unicité des modèles représentatifs. Comme le montrent Cersosimo et Donzelli (2000, p. XII-XIII), ce sens commun, cet imaginaire sur le Midi, traverse d’importants milieux intellectuels et culturels. Il persiste, enraciné dans le lexique et les manières de penser d’une grande partie de la classe politique et intellectuelle italienne. Le schéma dualiste construit autour du paradigme de l’opposition entre le Nord de l’Italie riche car imprégné de civisme, d’une part, et un Sud pauvre et clientéliste, d’autre part, est aujourd’hui un obstacle majeur à la compréhension du changement. Or, les lectures de l’histoire sont multiples si celle-ci est prise en compte dans sa «longue durée ». Mais, comme le dit Schalanger (cité par Ferraton, 2007, p.13), le savoir suit un « itinéraire dramatique » dont seuls les vainqueurs sont habilités à écrire l’histoire. De ce fait, « les voies devenues impossibles ne pourront plus orienter le questionnement car l’attention intellectuelle aura définitivement dévié ». Pourtant, des problématiques aujourd’hui oubliées, sont susceptibles de réapparaître « soit à titre de question pertinente, soit comme principe de réponse ». Dans le cas du mouvement associatif et coopératif sicilien, un « oubli » s’est produit, et, même si les études et les recherches existent, cette histoire, « on ne se la raconte pas ». Revenir sur celle-ci, à partir de l’Unité de l’Italie en 1861 et jusqu’à nos jours, nous semble une manière pertinente, pour proposer un parcours de lecture des faits sociaux actuels qui concernent l’agir associatif et coopératif en Sicile.
Les études de cas
Cet « éclairage du présent par l’histoire » nécessite que d’autres analyses soient mobilisées. Ainsi, nous avons exploré le vécu associatif et coopératif actuel à travers un travail d’enquête de terrain qui s’est déroulé en plusieurs étapes . La méthodologie que nous avons mobilisée est fortement inspirée de la méthode des « récits de vie ». Le choix de cette méthode n’est pas anodin et, dans notre cas, il relève d’une cohérence recherchée avec l’approche générale de cette thèse qui fait largement « usage » de l’histoire pour la compréhension du réel. Ainsi, le recours au récit de vie permet, par une démarche de type diachronique, d’appréhender les rapports sociaux dans leur évolution historique. Comme le montre Sanséau (2005, p. 39), cette approche « n’a pas pour objet de saisir de l’intérieur le système de valeurs ou les schèmes de représentation d’une personne ou d’un groupe social. Elle a pour but d’étudier un fragment de la réalité sociale-historique (un objet social) et de comprendre comment il se transforme à travers les rapports sociaux, les mécanismes, les processus et les logiques d’action qui le caractérisent ». Dans le récit de vie au sein de l’association, les acteurs sont amenés à reconstruire une trajectoire qui est la leur mais, également, et souvent en parallèle dans le cas des membres fondateurs, celle de l’association ou de la coopérative. Cet exercice est extrêmement fécond car il rétablit un lien entre le vécu quotidien au sein des structures et l’évocation des raisons pour lesquelles l’acteur s’est inscrit dans cette démarche. Parallèlement, le recours à la dimension historique permet de retracer la dynamique sous-jacente aux évolutions des associations ou des coopératives : c’est à-dire, les raisons communes, le projet social et sociétal à l’origine de l’engagement des membres fondateurs qui se sont réunis, de manière libre et volontaire, pour constituer leur organisation. Comme le dit Halbwachs (cité par Guibert et Jumel, 2002, p.38), l’auteur d’un récit de vie, à travers sa propre histoire, « restitue la mémoire du groupe, il en est une synthèse singulière, il est le point de rencontre des temps collectifs ». Par rapport à notre problématique, cet ancrage « sociétal » nous paraît d’autant plus significatif à explorer dans le contexte sicilien. Il y a dans le mode opératoire des acteurs une volonté de traduire en action un projet sociétal ancré sur des valeurs partagées. Comme le montre Haeringer (2008, p. 85), « il existe un certain nombre de registres par lesquels les individus confrontés à des situations particulières élaborent ce qu’il convient de faire, à partir d’un sentiment éprouvé d’injustice et qui justifie à leurs yeux leur propre engagement à modifier le réel. Leur coordination au sein d’une organisation associative, résulte d’un processus au cours duquel se construit une représentation collective de l’action, qui ne peut être dissociée des expériences individuelles. Cette vision, indissociable de l’action engagée, acquiert une légitimité à travers l’élaboration d’un bien commun qui stabilise l’engagement et clôture momentanément le processus ».
Les associations au cœur du débat sur le capital social
Le lien vertueux entre vitalité de l’action associative et démocratisation de la société (en termes de liberté, d’égalité et de confiance institutionnelle) paraît aujourd’hui une évidence. Déjà Tocqueville, dans son œuvre De la démocratie en Amérique, énumérait parmi les causes du bien-être de la société démocratique américaine durant les années 1830, la liberté associative et le développement de l’action bénévole. Les citoyens, ainsi mobilisés pour une cause commune, arrivent à trouver les solutions les plus appropriées pour mieux vivre ensemble, en améliorant les conditions de vie générales en termes de performances institutionnelle et économique. Comme Tocqueville, Weber s’inspire également de l’expérience américaine pour montrer l’influence que peut avoir l’adhésion aux associations sur la vie citoyenne. L’accès aux associations produit, pour l’individu, une reconnaissance et, par voie de conséquence, cela augmente ses chances de réussite économique. En effet, les associations, du fait de leurs principes organisationnels, définissent une appartenance qui se transforme en gage de crédibilité du citoyen aux yeux de la communauté. Durant la même époque, des penseurs comme Leroux (1841) montraient comment les réseaux de solidarité mobilisés par les associations, permettent d’entretenir un esprit public indispensable à la démocratie.
Plus récemment, Coleman (1990) et de manière encore plus explicite Putnam (1993) et Fukuyama (1997), s’inspirent de ces travaux en établissant un lien direct entre les effets du capital social, défini comme la résultante de l’interaction des individus au sein de réseaux relationnels, sur le degré de confiance institutionnelle et le développement économique. Ainsi, les effets de l’engagement civique, expression des réseaux associatifs, sont immédiatement visibles sur les performances institutionnelles et économiques. Dans ces approches, l’apport de Putnam constitue une référence centrale. Dans l’ouvrage Making Democraty Work, publié en 1993, Putnam et d’autres chercheurs américains et italiens, ont cherché à identifier les facteurs déterminants d’une « démocratie efficace » (Bevort, 2002, p.82) à partir d’une étude comparative entre la réalité économique et politique de l’Italie du nord et celle du sud. Etant à la recherche des éléments du contexte social qui influent en profondeur sur la performance institutionnelle, ils trouvent dans l’œuvre de Tocqueville la clé de lecture principale de leur argumentation : les mœurs sociales sont fortement connectées à l’exercice de la politique et, donc, les associations civiques sont indispensables pour une démocratie stable. Dans les travaux successifs de Putnam, les formes d’engagement associatives prennent une place centrale en tant que facteur déterminant du bon fonctionnement des institutions et de la performance économique. Dans un texte plus tardif, il résume ainsi les raisons d’une telle centralité : « Ceux qui sont membres d’une association sont beaucoup plus à même de participer au débat politique, de passer leur temps avec des voisins/proches, d’accorder leur confiance aux gens …. » (Putnam, cité par Ponthieux 2006, p.45). Ainsi chez Putnam, la confiance et l’engagement civique sont les deux facettes de la même composante : le « capital social ». Par capital social, Putnam désigne « les caractéristiques de l’organisation sociale, telles que les réseaux, les normes et la confiance, qui facilitent la coordination et la coopération pour le bien de tous » (2006, p.37). En faisant référence à la notion de capital social développée précédemment par d’autres chercheurs (Coleman, Bourdieu, …), et en le reprenant à son compte, Putnam donne un fondement théorique à ses travaux. Dans son célèbre texte Bowling Alone, sur les raisons du déclin des formes d’engagement dans la société et plus particulièrement aux Etats-Unis, il s’inspire des recherches de Coleman sur l’influence des interrelations sociales dans l’analyse économique qui l’avaient amené à définir le « capital social ». Toutefois, davantage que Coleman il élargit le spectre d’analyse et s’inscrit dans une approche que l’on peut qualifier de « macro ». Ainsi ce n’est pas l’individu inscrit dans les interactions sociales qui est étudié mais la diffusion des associations (civiques, politiques, sociales) et le niveau de participation des citoyens (Andreotti, Barbieri, 2003, p.3). Dans ce sens, le capital social pour Putnam se réfère aux caractéristiques dont chaque organisation sociale dispose : il s’agit des facteurs qui facilitent la coordination et la coopération en vue des bénéfices communs et réciproques (mutual benefit). Le capital social est donc défini en termes de valeurs, de normes, de confiance et plus généralement de réseaux associatifs. Ainsi Putnam établit une corrélation directe entre le niveau de participation associative et le niveau, plus ou moins élevé, de « stock » de capital social dans une société.
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Table des matières
Introduction
I. Problématique
1. Plan
2. Méthodologie
1.1 Le retour sur l’histoire
1.2 Les études de cas
Première partie : Association et capital social
I. Les associations au cœur du débat sur le capital social
Introduction
1. A l’origine du capital social
1.1 Bourdieu, le précurseur.
1.2 Coleman et l’individualisme méthodologique
2. Engagement civique et confiance généralisée
2.1 Les associations au cœur des systèmes « performants »
2.2 La confiance dans un contexte de laisser-faire
3. Les limites d’une approche normative
3.1 Une nature intrinsèquement vertueuse
3.2 Des individus et des groupes « statiques » et « déterminés »
3.3 Le rôle des institutions comme vecteur de création de confiance généralisée
3.4 Des axes d’analyse à développer
II. Un analyseur pertinent : le cas de la Sicile
Introduction
1. Le « familialisme amoral »
2. La participation associative en Sicile
Deuxième partie : Pour une histoire du mouvement associatif et coopératif en Sicile
I. Le mouvement associatif et coopératif en Sicile : une histoire oubliée
Introduction
1. Les enjeux économiques, sociaux et politiques après l’Unification de l’Italie
1.1 Le contexte socio-économique : aux origines de la question agraire
1.2 L’investissement des espaces de gouvernance locale : le processus de
modernisation
1.3 L’interprétation savante des spécificités de la « question sicilienne »
2. Vers un projet de démocratie rurale : économie agraire et réformes sociales
2.1 L’action sociale de l’Eglise
2.2 Les socialistes et la coopération
3. L’associationnisme mutualiste
3.1 Les « sodalizi » catholiques
3.2 Le solidarisme ouvrier
3.3 Les sociétés mutuelles de matrice libérale
3.4 Formes de solidarisme à la campagne
4. Les « Fasci » siciliens entre 1892 et 1894
4.1 Un mouvement de masse
4.2 Entre socialisation et réforme agraire
4.3 La matrice idéologique des Fasci
4.4 Des vecteurs de politisation composites
4.5 Les dirigeants populaires
4.6 L’opposition mafieuse
4.7 La répression étatique
5. Le mouvement coopératif avant et après le premier conflit mondial
5.1 L’ère giolittienne : les années 1900
5.2 Les espaces élargis de gouvernance locale
5.3 Les caisses coopératives rurales catholiques
5.4 Les caisses coopératives agraires
5.5 Les « affittanze collettive »
5.6 De la propriété privée et des propriétaires
5.7 Coopération et mafia
5.8 Le déclin des « affittanze collettive »
5.9 L’après guerre : une période de réorganisation politique
5.10 Des tensions au sein du mouvement coopératif en Sicile
5.11 Le fascisme et le processus d’étatisation de la coopération
6. Le mouvement paysan et coopératif après la Libération
6.1 La période trouble de l’après-guerre
6.2 La coopération en « porte-à-faux »
6.3 Le mouvement paysan
6.4 La gestion coopérative des terres non cultivées
6.5 La structuration et l’évolution de l’action coopérative
6.6 La « question culturelle » au cœur de l’évolution de la coopération en Sicile
6.7 Le démantèlement de la coopération en Sicile
6.8 La mafia au cœur du changement
6.9 Le mouvement coopératif : un élan de démocratisation
7. La grande transformation
7.1 De nouvelles configurations
7.2 Les « stratégies» de la mafia
7.3 Pour un débat public sur la question mafieuse : le rôle des associations
II. L’antimafia sociale
Introduction
1. Au-delà de la « vague émotionnelle » : la consolidation de l’action solidaire
1.1 L’antimafia sociale (ou plutôt politique)
1.2 Des formes nouvelles d’intervention organisée dans l’espace public
1.3 Les associations « antiracket » et de « consommation critique »
Conclusion de chapitre : de l’histoire aux récits
1. Deux interprétations au regard de l’histoire
1.1 La rhétorique de l’impossible : entre différence et déterminisme
1.2 La rhétorique du possible : la dimension sociale et politique
2. A la croisée des regards
2.1 Contre le clientélisme et pour le particularisme comme ressource
2.2 Contre le système et dans les institutions
Troisième partie : L’actualité de la participation associative et coopérative en Sicile
I. Les études de cas
Introduction
II. De l’action associative territoriale à la création d’espaces civiques de proximité
Introduction
1. Les associations entre référents communautaires et réseaux criminels
1.1 Les associations de quartier : les centres sociaux polyvalents
1.2 Les trois axes d’analyse
2 L’action inscrite dans les quartiers
2.1 La dimension territoriale
2.2 Le quartier : un même lieu pour une double appartenance
2.3 Le quartier populaire comme « zone à la frontière »
2.4 Les associations : espace médiateur dans le quartier et « hors les murs »
3. Familialisme et tension solidaire
3.1 La dynamique des réseaux d’entraide
3.2 Des réseaux « denses » pour faire face aux besoins : réalités et risques
3.3 L’association comme lieu de canalisation des ressources relationnelles
4. La confiance sociale
4.1 Les modalités d’action facilitant les relations de confiance
4.2 Une confiance en l’action collective, bloquée
Conclusion de chapitre
III. De l’action coopérative territoriale à la création d’espaces d’action publique
Introduction
1. Elaboration d’un bien commun mobilisateur de consensus
1.1 L’opportunité d’une destinée différente
1.2 « Droit au travail pour tous dans la légalité »
1.3 De la société civile à la société responsable
2. Renforcement des principes d’action collective
2.1 Un cadre institutionnel novateur (des pouvoirs publics novateurs)
2.2 Une performance sociale et économique reconnue
2.3 L’esprit coopératif à l’épreuve de la rentabilité
2.4 Un projet de pédagogie sociale
3. Définition d’un espace d’action publique
3.1 Articulation entre privé et public
3.2 Réaffirmation du rôle « légitime » de l’Etat
3.3 Le rôle « actif » des associations et coopératives
3.4 Vers la co-construction d’un espace d’action publique locale
Conclusion de chapitre
Conclusion
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