Les patrons syllabiques des langues
Bien qu’actuellement les différents courants théoriques en phonologie n’ont pas réussi encore à établir un réel consensus autour du rôle de la syllabe dans le fonctionnement du langage, l’analyse des différentes structures syllabiques présentes dans différentes langues du monde montre qu’il existe plusieurs patrons syllabiques possibles et que certains sont nettement favorisés par rapport aux autres. Rousset (2004) classe les langues en deux catégories : les langues de type CV et les langues de type CVC. La première regroupe les langues où la structure syllabique dominante est une syllabe à attaque pleine et coda vide. La seconde réunit les langues dont la majorité des syllabes possèdent une attaque et une coda pleines.
Cependant, la syllabe la plus fréquente, toutes langues confondues, demeure CV (55% des syllabes dans toutes les langues), ensuite vient CVC (36%) puis les syllabes de type V (4,5%).
Les clusters ou groupements consonantiques (consonnes représentants des unités du squelette métrique distinctes mais une seule unité sub-syllabique, voir I.1) ne sont pas favorisés.
Niveau syllabique : σ
Niveau constituants attaque rime.
Syllabiques noyau coda.
Squelette métrique
Niveau segmental k l a k (environ 2% des syllabes). La complexité d’une syllabe se mesurant par rapport au nombre de segment en attaque et/ou en coda, plus la structurede la syllabe est complexe moins elle sera fréquente dans les unités lexicales des langues. Néanmoins, si la structure présente un cluster, celui-ci est dans plus de 70% des cas en attaque plutôt qu’en coda. MacNeilage (1998) considère la syllabe de type CV comme étant la syllabe universelle, car même dans les langues à structure syllabique dominante CVC, la syllabe CV est présente sans exception dans toutes les langues (Rousset, 2004). Cette structure syllabique CV, appelée aussi structure canonique, se distingue également par sa forte fréquence dans le babillage de l’enfant et dans ses premiers mots quelle que soit sa langue maternelle (Ingram, 1974 ; Macken, 1978).
Les sous-constituants les plus fréquents
Certaines consonnes et voyelles appartiennent à de nombreux systèmes linguistiques quelle que soit leur origine géographique et génétique alors que d’autres sont plus spécifiques à certaines familles de langues, à certaines zones géographiques voire seulement à une langue particulière (Vallée, Boë, Schwartz, Badin et Abry,2002). Rousset (2004) s’est intéressée au lien entre les consonnes et les voyelles les plus répandues dans les systèmes phonologiques des langues du monde ainsi qu’aux segments qui constituent les syllabes les plus fréquentes dans les lemmes deces langues.
Si on s’intéresse au système vocalique d’une langue, on constate qu’une langue ayant un système vocalique réduit possédera des voyelles disposées aux bords extérieurs du triangle vocalique. Seules les langues avec des systèmes plus complexes compteront des voyelles situées à l’intérieur de ce triangle vocalique.
A partir d’une étude sur des lexiques syllabés d’une vingtaine de langues, Rousset (2004 : 125) observe que « les noyaux vocaliques « vedettes » » sont la voyelle centrale ouverte /a/ (32,99 % des occurrences sur l’échantillon des langues observé), puis la voyelle antérieure, fermée et non arrondie /i/, suivie de /e/ et enfin /u/. L’auteur précise cependant que dans l’échantillon des langues observées, le lexique du français étant de loin le plus important, il influe sur la troisième position du /e/ car il est très fréquent dans cette langue (/u/ et /e/ intervertissent leur rang quand ne sont pas comptabilisées pas les données du français). Ce résultat traduit clairement que les noyaux /a/, /i/et /u/, voyelles les plus répandues dans les systèmes phonologiques des langues du monde, sont présents également dans les syllabes les plus fréquentes des langues.
Quant aux consonnes, les plus présentes dans les systèmes phonologiques des langues du monde sont les occlusives sourdes /p t k/, les nasales /m n N/, la fricative apico-alvéolaire /s/ et la liquide alvéolaire /l/ (Vallée, Boë, Schwartz, Badin et Abry, 2002). Rousset (2004) montre qu’elles sont aussi largement représentées en position d’attaque et de coda dans la syllabe. En comparant les résultats obtenus par desanalyses typologiques avec ceux obtenus lors d’études sur des productions de babillage chez des enfants de différentes langues maternelles, Vallée Boë et Stefanuto. (1998) montrent que l’inventaire des consonnes les plus fréquentes dans les langues du monde coïncide avec celui des jeunes enfants. Ils suggèrent en s’appuyant sur des données articulatoires et aérodynamiques que ces consonnes les plus représentées sont les moins coûteuses d’un point de vue articulatoire, ce qui explique leur quasi omniprésence (Vallée et al., 2002).
Rousset (2004) montre, d’après son analyse des lexiques syllabés de plusieurs langues, que la majorité des syllabes est constituée des éléments vocaliques et consonantiques les plus fréquents dans les langues du monde. Elle démontre également que, dans une langue donnée, les syllabes les plus répandues sont celles composées de ces mêmes phonèmes surreprésentés.
Certaines récurrences quant au contenu des syllabes sont observables en comparant les langues entre elles. Toutefois, il ne s’agit pas desimples coincidences et des explications ont été proposées à travers plusieurs études menées surl’acquisition du langage chez les enfants ou à partir d’études comparatives entre plusieurs langues.
Cooccurrences intra-syllabiques et théorie Frame then Content
Certaines syllabes sont omniprésentes à travers lesdifférentes langues du monde. Il existerait donc des syllabes universelles tant par leur contenu que par leur type de structure (CV). Dans Rousset (2004 : 130), « le calcul du rendement syllabique a permis d’observ er que les langues réutilisent plutôt les syllabes que de puis er dans l’ensemble des combinaisons possibles.». En 1992, Maddieson et Precoda mettent en évidence des cooccurrences fréquentes entre les éléments constituants les syllabes. En analysant les données recueillies par Janson (1984), puis en examinant un échantillon de langues plus large que celui de Janson, ils observent que les consonnes labiales sont majoritairement associées à des voyelles ouvertes et centrales de type /a/, que les vélaires précédent généralement les voyelles postérieures et enfin que les coronales sont plus souvent devant les voyelles antérieures. Davis et MacNeilage (1995) observent le même phénomène dans les productions du babillage d’enfants et confirment leur observation dans un échantillon constitué d’unités lexicales d’une dizaine de langues (MacNeilage et Davis, 2000a, 2000b).
Toutes ces études convergent vers le fait que les syllabes ne sont pas seulement le fruit d’une association hasardeuse entre les phonèmes les plus récurrents d’une langue. En effet, même si majoritairement les syllabes sont constituées par les consonnes et les voyelles les plus fréquentes dans les systèmes phonologiques des langues, des régularités dans l’organisation intra-syllabique de ces phonèmes sont observées. MacNeilage (1998), MacNeilage et Davis (2000b) proposent une explication motrice et articulatoire de ce phénomène. Les trois patrons intra-syllabiques les plus rencontrées.
Une tendance inter-syllabique universelle : l’effetLabial-Coronal
Un principe important sur lequel repose la communication verbale chez l’homme est le besoin de distinction. Alors qu’au stade du babillage le bébé peut répéter inlassablement la même syllabe, le langage adulte est fait de séquences sonores distinctes les unes des autres, où les articulations sont de préférences différentes dans deux syllabes consécutives (Rousset, 2004).
L’enfant renonce progressivement au cours du développement langagier aux syllabes dupliquées. MacNeilage et Davis (2000a) supposent qu’afin de satisfaire le degré de complexité nécessaire à la communication de l’Homme moderne, un degré de distinction suffisant entre les syllabes d’une unité lexicale est nécessaire. Par conséquent, deux syllabes consécutives dans une même unité lexicale présentent majoritairement des lieux d’articulations différents. Cependant, malgré ce principe, certaines associations de syllabes sont favorisées et une organisation inter-syllabique opère au niveau des lieux d’articulation. MacNeilage et Davis (2000b) observent et tentent notamment d’expliquer ce qu’ils dénomment l’effet Labial-Coronal entre deux syllabes consécutives d’une unité lexicale dissyllabique. MacNeilage et Davis remarquent que les dissyllabes C 1V.C2 V présentent de manière significative plus souvent un patron comprenant une consonne C
1 de type labiale et une consonne C
2 de type coronale plutôt qu’un patron inverse. L’explication de cette tendance va susciter un grand intérêt ces dernières années avec la proposition de facteur articulatoires et moteurs (MacNeilage et Davis, 2000b ; Rochet-Capellan et Schwartz, 2006), et l’exploration d’une piste perceptive de cet effet (Rousset, 2004 ; Sato, Vallée, Schwartz et Rousset, 2007 ; Nazzy, Bertoncini et Bijeljac-Babic, 2009).
L’effet Labial-Coronal
Dans une étude portant sur les productions de jeunes enfants de langue maternelle française, anglaise et tchèque au stade des premiers mots, Ingram (1974) met en avant un phénomène récurrent chez tous les enfants qu’il nomme le frontinget qui consiste à utiliser une consonne plus antérieure en début de mot que la consonne postvocalique à l’initiale de la syllabe qui suit.De son côté, Macken (1978) dans une étude longitudinale des productions d’un enfant de langue maternelle espagnole relève un inversement de l’ordre des consonnes d’une cible de la langue adulte entre une labiale et une coronale (/puta/ pour /sopa/). MacNeilage et Davis (2000a) observent plus largement chez l’enfant cette attitude à favoriser les séquences dissyllabiques composées d’une labiale suivie d’une voyelle dans la première syllabe puis d’une coronale avec une voyelle pour la seconde syllabe, à défaut des séquences inverses.
Selon MacNeilage et Davis l’acquisition de ce type de structure est la première étape vers la complexité du langage. Ils supposent, comme pour les cooccurrences intra-syllabiques et plus particulièrement les pure frames, que le développement dans la complexité inter-syllabique nécessite une maturité cérébrale et que les productions orales sont le reflet de contraintes d’organisation motrices. Dans ce cadre, le locuteur doit composer aves les contraintes biomécaniques de la mâchoire et de la langue et les facteurs de contrôle et d’initiation des mouvements, sans oublier l’aspect cognitif de la tâche. Comme pour les syllabes ne relevant pas de type pure frame, une transition inter-syllabique suffisamment distinctive demande un contrôle précis de la langue : elle doit se déplacer pour la production de la seconde consonne.
Or, selon MacNeilage et Davis (2000a ; 2000b), les consonnes labiales sont plus simples à prononcer pour les jeunes enfants puisqu’elles ne requièrent pas un mouvement d’élévation de la langue et qu’il est, selon eux, plus évident d’initier une action par un geste simple, comme une occlusion labiale, puis plus complexe, comme une fermeture coronale, plutôt que de pratiquer le patron inverse. Cette explication est aussi avancée par les auteurs afin d’expliquer la forte présence de l’effet dans les unités lexicales dissyllabiques des langues du monde.
L’effet Labial-Coronal dans les langues du monde
La plus forte fréquence des séquences Labial-Coronal (LaCo) par rapport au schéma inverse a été observée à la fois chez les jeunes enfants mais aussi dans une étude comparative de langues portant sur les unités lexicales dissyllabiques par MacNeilage et Davis (2000b). Sur une dizaine de langues observées, ils observent la tendance dans 9 langues, et obtiennent un ratio moyen LaCo/CoLa de 2,23. Rousset (2004) a observé également ce phénomène dans les lexiques syllabés de 10 langues (sur 15 de son échantillon, seul le finnois est en commun avec l’échantillon de MacNeilage et Davis, 2000a) avec un ratio moyen LaCo/CoLa de 2,39 pour toutes les langues testées ; les structures LaCo sont plus fréquentes dans 8 des 10 langues. En 2007, Vallée, Rossato et Rousset obtiennent pour les lexiques syllabés de dix-sept langues la même tendance qui favorise les structures LaCo et détaillent un ratio LaCo/CoLa de 1,68 avec labiales, si les bilabiales sont comptabilisées avec les labiodentales, et de 1,75 pour les bilabiales seules. L’étude de Rousset (2004) a aussi recherché la présence de l’effet LabialCoronal tautosyllabique, c’est-à-dire entre l’attaque et la coda d’une même syllabe CVC. Rousset (2004) observe que dans neuf langues sur 13observées, le patron CVC avec labiale en attaque et coronale en coda est plus fréquent que l’inverse. Elle obtient un ratio moyen LaCo/CoLa de 1,44. En 2007, Vallée, Rossato et Rousset obtiennent un ratio moyen LaCo/CoLa de 1,68 pour les bilabiales et de 1,89 pour les bilabiales et labiodentales confondues. Rousset (2004), Vallée, Rossato et Rousset (2009) confirment donc que l’effet Labial-Coronal existe bien dans les langues quelques soit la structure syllabique ou la longueur de l’unité lexicale (voir table1 ). Toutefois, elles précisent que l’effet est plus fort dans les unités dissyllabiques de type CV.CV qu’à l’initiale d’unités lexicales plus longues. Il est encore aussi légèrement moins prononcé lorsque la séquence CV.CV n’est pas exclusivement située en début de mot. Dans un travail plus récent, Cissé (2009) observe l’effet Labial-Coronal dans une étude comparative de deux langues africaines: le bambara et le fulfulde. Bien que parlées toutes deux au Mali, ces deux langues appartiennent à deux branches différentes de la famille linguistique Niger-Congo : le bambara est une langue de la branche Mandé et le fulfulde appartient à la branche Atlantique. Dans ces deux langues le patron LaCo est majoritaire par rapport à CoLa, aussi bien en structure inter-syllabique pour les deux langues qu’en intra-syllabique pour le fulfulde, le bambara ne comportant pas de patrons syllabique CVC. En position inter-syllabique, le ratio est de 3,23 en fulfulde et de 1,25 pour le bambara (bilabiales et labiodentales comprises). Les structures CVC en fulfulde livrent un ratio LaCo/CoLa de 1,93 indiquant près de deux fois plus de LaCo que de CoLa dans les syllabes du lexique.
Effet Labial-Coronal : un effet de fronting très tendance ?
Il est intéressant dans le prolongement des études menées sur l’effet Labial-Coronal de valider s’il est une composante majeure de l’effet de frontingrelevé par Ingram (1974) et observé par Macken en 1978. Pour ce faire, il est nécessaire d’étendre l’observation à d’autres cooccurrences consonantiques en position inter et intra-syllabique.
Si la tendance à préférer des séquences de type LaCo au détriment de séquences inverses est due à une plus grande coarticulation anticipatoire possible, comme le souligne les travaux de Rochet-Capellan et Schwartz (2005, 2006), il devrait exister pareillement une préférence pour les séquences Labial-Vélaire par rapport à celle pour Vélaire-Labiale, mais pas de préférence pour les séquences Coronal-Vélaire par rapport à Vélaire-Coronal, puisque la production d’une coronale ne permet pas d’anticiper une articulation vélaire, comme le permet un articulation d’une consonne extra-buccale. Peu d’études ont été menées jusqu’à maintenant sur le sujet. Cissé (2009) observe les structures de type Labial-Vélaire (LaVe) et de type Vélaire-Labial (VeLa) dans les lexiques du bambara et du fulfulde. Les résultats sont présentés dans la table 2. Il a appliqué le même traitement que pour l’observation de l’effet Labial-Coronal. Or, aucune tendance ne s’est détachée pour ces deux langues. Dans le cas de deux syllabes consécutives ouvertes quelques soientleur place dans l’unité lexicale, le ratio LaVe/VeLa est de 1 pour le fulfulde et de 0.95 pourle bambara. En fulfulde, les structures tautosyllabiques CVC ainsi que les unités lexicales dissyllabiques présentent une tendance favorisant les schémas VeLa avec un ratio LaVe/VeLade 0,44 pour les syllabes CVC et un ratio LaVe/VeLa de 0,45 pour les unités dissyllabiques. Ces données ne confirment pas l’hypothèse d’une coarticulation anticipatoire qui favoriserait une articulation consonantique labiale avant tout autre.
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Table des matières
Introduction
I. Aspects universels des structures syllabiques
I.1. La syllabe, unité phonologique ?
I.2. Les patrons syllabiques des langues
I.3. Les sous-constituants les plus fréquents
I.4. Cooccurrences intra-syllabiques et théorie Frame then Content
I.5. Une tendance inter-syllabique universelle : l’effet Labial-Coronal
I.5.a. L’effet Labial-Coronal
I.5.b. L’effet Labial-Coronal dans les langues du monde
I.5.c. D’autres éléments d’explication
I.6. Effet Labial-Coronal : un effet de fronting très tendance ?
II. Méthodologie
II.1. ULSID, une banque de données de lexiques syllabés
II.2. Harmonisation de la base de données ULSID
II.2.a. Harmonisation des noms de fichiers
II.2.b. Harmonisation du contenu des fichiers
II.2.b.i. Fichiers pour les consonnes
II.2.b.ii. Fichiers voyelles
II.3. Traitement des données de la base ULSID
II.3.a. Interrogation de la base de données via Matlab
II.3.b. Calculs de résultats complémentaires
III. Résultats et Analyses
III.1. Réduplication des lieux d’articulation de consonnes
III.2. Effet Labial-Coronal dans les langues d’ULSID
III.3. Cooccurrences Labial-Vélaire
III.4. Cooccurrences Coronal-Vélaire
IV. Discussion et perspectives
Bibliographie
Annexes
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