TIRER LE FIL, RECONSTITUER LE TISSU
En juin 1995, sur le site de The Reichstag Wrapped, Berlin, 1971-1995 , devant la caméra de W. et J. D. Hissen (1996), Jeanne-Claude, la femme de Christo, annonce que les œuvres d’art précédemment référées à l’artiste Christo, doivent dorénavant l’être aux artistes Christo et Jeanne-Claude. Ce changement de nom implique l’égalité des droits des deux artistes sur l’œuvre et impose l’usage rétroactif de la double dénomination. Il a été depuis constamment réaffirmé. Il l’est en particulier dans le texte Les erreurs les plus fréquentes (Christo et JeanneClaude, 2000, p. 5) :
« Christo et Jeanne-Claude sont nés tous les deux le 13 juin 1935. En 1994, ils ont décidé de changer officiellement le nom de l’artiste Christo en : les artistes Christo et Jeanne-Claude. Ils ont travaillé ensemble depuis leur première œuvre temporaire en extérieur : Dockside Packages, port de Cologne, Allemagne, 1961. Comme Christo était déjà un artiste et que Jeanne-Claude ne l’était pas, lors de leur rencontre en 1958 à Paris, ils ont décidé que leur nom serait “Christo et Jeanne-Claude” et pas “Jeanne-Claude et Christo”. » (Christo et Jeanne-Claude, 2000, p. 23).
Dans cette citation, le rappel du changement de nom est précédé d’une référence implicite à ce qu’on pourrait appeler la « gémellité » de Christo et Jeanne-Claude, comme s’il s’en trouvait en quelque sorte inféré. Le recours à une explication par la pratique artistique n’intervient qu’en second lieu. L’ordre des noms se trouve justifié par des raisons chronobiographiques et implicitement de notoriété, et non par des raisons de compétences artistiques. Ce changement de nom, qui, disons le d’emblée, procède effectivement de la logique même du processus de création et de l’exercice de l’autorité morale sur l’œuvre, pose moins la question : qui est l’auteur de l’œuvre ?, que la question : de quelle façon ? Ces questions, qui peuvent paraître banales ou anecdotiques mais dont les implications sont subtiles, se compliquent un peu plus quand les Christo s’adressent à leurs interlocuteurs en des termes qui les légitiment comme collaborateurs : « Christo : Avant toute chose, j’aimerais remercier également M. Cole, qui a écrit un des plus merveilleux livres d’art du XXe siècle. Réellement. Il y a eu beaucoup d’œuvres d’art au cours de ce siècle, et je suis un artiste, et je projette cette seule œuvre d’art, et avec ces 280 pages de la plus profonde étude des relations de mon œuvre avec son environnement, on a une œuvre d’art. Branchée sur la nature, les gens, les échanges et la circulation, les oiseaux, l’océan et le ciel. (…) Je ne peux que vous remercier pour cette œuvre fantastique que vous avez réalisée là. » (Spies, 1977, p. 9).
C’est en introduction de sa présentation du projet Running Fence, Sonoma and Marin Counties, California au Sonoma County Board of Supervisors, lors de l’audience publique du 16 décembre 1975, que Christo remerciait en ces termes Richard Cole, expert d’un laboratoire indépendant. R. Cole était le responsable des études d’impact de la Running Fence sur l’environnement et sur la fréquentation automobile, et le rédacteur en chef de l’Environmental Impact Report (E.I.R.) auquel se réfère Christo . Cette citation pose la question de savoir qui, dans le processus de production de l’œuvre, est l’artiste, et à quel titre, c’est-à-dire pour l’exercice de quelle(s) compétence(s) ? Comment un consultant accrédité par une administration et payé par un artiste pour mener une étude d’impact, peut-il faire œuvre d’art quand il produit un rapport d’expertise ? Cette citation questionne aussi la nature de l’œuvre d’art qui se trouverait partiellement dissociée de l’objet d’art en devenant plurielle, en prenant plusieurs formes. Ainsi, A. Tolnay (2001, p. 7) et B. Chernow (2002, p. 198) ont tous les deux raison quand le premier voit, dans la difficulté du monde de l’art et des média à reconnaître l’autorité artistique de Jeanne-Claude, une réticence liée à une certaine définition patriarcale de l’art, qui plus est longtemps entretenue par les artistes eux-mêmes ; tandis que le second y repère un désaccord sur la définition de ce qu’est une œuvre d’art. Le premier insiste sur la problématique de la pluralité de l’instance artistique, dont le couple-artiste, est une des manifestations les plus spectaculaires ; le second sur la problématique de l’objet artistique, l’installation, et de son rapport complexe avec ce qui est œuvré par l’art dans le monde, l’œuvre d’art. Nous nous intéresserons essentiellement, dans cette partie, à la question de la pluralité de l’instance de production artistique. L’instance de production de l’œuvre d’art est plurielle, au point que certains s’y réfèrent comme à « l’équipe Christo » (Lilja, 1996 ; Chernow, 2000), rassemblant sous le nom de Christo une pluralité d’acteurs et la hiérarchisant par la même occasion. T. de Duve (1989/b), analysant les ready-mades de M. Duchamp, a conceptualisé cette question du rapport entre le titre et la compétence artistiques dans les termes d’une trilogie qui distingue l’« authorship », c’est-à-dire tout ce qui relève de l’autorité artistique (le droit moral de l’artiste), de la « craftmanship », tout ce qui relève du métier mis en œuvre dans l’élaboration matérielle de l’œuvre, et du « spectatorship » tout ce qui relève de l’engagement du public dans le processus de production de l’œuvre. L’organisation de cette partie s’en inspire en centrant le propos sur les acteurs de l’œuvre. Dans leurs textes et leurs interviews, les Christo articulent volontiers une logique diachronique de présentation de leur œuvre avec une logique historicobiographique de constitution de l’équipe artistique dont elle dépend, cette articulation donnant lieu au développement d’une perspective génétique et pragmatique sur chacune des œuvres. De Sofia, où Christo a été étudiant à l’académie des Beaux-Arts formé aux normes du Réalisme socialiste et à la démarche de l’agitprop, à New York, plaque tournante de l’activité artistique contemporaine d’une équipe internationale et siège social de la Javacheff Corporation (l’entreprise des artistes), en passant par Paris, lieu de rencontre du couple et d’invention du geste artistique, l’instance créatrice se constitue par accrétion progressive et différenciée, tandis que les modalités de l’activité artistique, dont les principes ont été très tôt posés par Christo et Jeanne Claude, s’épanouissent dans des œuvres de plus en plus ambitieuses. A l’accroissement de la dimension des œuvres, à l’allongement du temps d’élaboration du projet et à l’extension de l’aire d’intervention artistique, répondent un renforcement numérique et une diversification géographique et fonctionnelle de l’équipe de production, ainsi qu’une définition des règles de son fonctionnement : partage des tâches, distribution des rôles, structuration de l’autorité, intermédiation et coordination, etc.
LES « DEPLACES » : LE SENS D’UN PARCOURS
« Christo : Le fait que j’ai été et que je serai toute ma vie une personne déplacée est aussi un trait important de mon caractère. Bien qu’aujourd’hui je sois citoyen américain, je ne prétendrai jamais être américain. C’est pourquoi je ressens comme une grande richesse pour mon travail le fait de vivre dans la ville qui représente le mieux, à mes yeux, la complexité de la vie en cette fin de 20ème siècle. New York est le creuset de beaucoup de personnes déplacées. » (Penders, 1995, p. 37) .
Je m’intéresserai dans un premier temps au parcours de Christo, dans la mesure où, conformément à l’expression du critique L. Alloway, « Their art grows out of a thing that Christo was doing singularly as an artist. She [Jeanne-Claude] had joined him and enhanced it. » (Chernow, 2002, p. 198). C’est l’invention du geste artistique, c’est-à-dire l’action sur le matériau textile, ses conditions, sa généalogie, sa définition qui m’intéressent d’abord : cette part de la définition du style se rapporte à Christo. Mais sa mise en œuvre, l’appropriation du réel, et sa monumentalisation, la gradation scalaire, a imposé une action dans le monde à la formalisation pratique de laquelle, sinon même à la définition de laquelle, Jeanne-Claude a grandement participé. Cette action dans le monde a fait de Jeanne-Claude, installée avec Christo à New York en 1964, le second membre du couple-artiste depuis cette date . Il ne s’agit donc pas ici, pour moi, de restituer le parcours biographique de chacun des deux membres de ce couple, comme l’a fait B. Chernow (2002) dans la biographie accréditée qu’il leur consacre en redonnant un « ante-Christo » à Jeanne-Claude afin d’asseoir sa figure d’artiste (Poinsot, 1999) et de construire la légitimité et l’autorité d’une personnalité artistique duale dans l’amour et le travail commun, une personnalité conjugale . Cette entreprise est en accord avec la volonté de ces artistes de confondre la généalogie de l’œuvre et la vie d’artistes, de construire un système d’informations réciproques d’où se dégagerait l’image d’un mode de vie artiste ou d’une manière d’être artiste au monde ; ou bien avec la volonté de Jeanne Claude, puisqu’en fin de compte cette conjonction est le reflet de sa propre trajectoire : c’est dans son désir de l’artiste Christo, voire de la vie de l’artiste Christo, que se sont enracinés son roman et son autorité artistiques, faisant converger les termes qui lui servent à qualifier son roman et ceux qui lui servent à qualifier non seulement leur entreprise artistique mais aussi leur œuvre. Mais, il s’agit, à partir d’un matériau extrêmement composite, produit par les artistes ou par d’autres avec les artistes et relevant par conséquent du « récit autorisé », de considérer qu’en disant quelque chose sur / d’eux ils disent quelque chose de leur œuvre et en disant quelque chose sur / de leur œuvre ils disent quelque chose de leur rapport au monde qu’ils oeuvrent, avec d’autres, d’art. Il s’agit donc, non pas de participer à l’élaboration d’un « récit autorisé » de type biographique dont la visée serait la construction de la « figure de l’artiste », mais, m’inscrivant dans le champ de la géographie .
Christo est moins prolixe sur sa vie privée que ses proches qui prennent soin de son histoire, mais, il les laisse volontiers rapporter l’œuvre à sa vie et à son vécu, permettant le développement d’un point de vue biographico-génétique sur l’œuvre, confondant la vie et l’œuvre, faisant relever l’œuvre de la sphère privée et de la sphère publique, souvent dans un registre anecdotique. Entre roman picaresque et roman de formation, les informations biographiques rassemblées et documentées par Jeanne-Claude, et plus récemment par Anani, son frère, composent une sorte de destin mythique dont les différentes étapes sont la Bulgarie, 1935 à 1956 : lieu de naissance d’une vocation et de formation ; Paris, 1958 à 1964 : scène de la rencontre avec Jeanne-Claude et de l’invention d’un geste artistique, premier centre de l’activité artistique christolienne ; New York, à partir de 1964 : plaque-tournante de leur activité artistique commune. Cette forme narrative construite à partir d’éléments clés, voire de signes, appelle une écriture généalogique qui, en donnant sens à ces « morceaux de vie », rend compte d’un parcours artistique guidé par une vocation et par un pragmatisme : trouver un centre d’activité adapté au déploiement mondial, principalement occidental, d’une pratique, et conditionnant une démarche esthétique dont le principe réside dans le réalisme et l’interventionnisme in situ.
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Table des matières
I)INTRODUCTION
II) GENERALITES
III) METHODOLOGIE
IV) RESULTATS
V) COMMENTAIRES ET DISCUSSION
VI) CONCLUSION
VII) REFERENCES
ANNEXES
RESUME
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