Les chutes d’Iguazù comme double représentation du motif dans l’espace cinématographique
Le film Happy Together raconte l’histoire d’un couple de Hongkongais homosexuels, lesquels font un road trip en Argentine. Leur but ultime est de voir, de leurs propres yeux, les chutes d’Iguazù. Ce leitmotiv est rappelé tout au long du film par une lampe qui représente les chutes, et qui se trouve au milieu de la chambre principale des protagonistes. Le film lui-même commence par un plan en plongée sur ces chutes, qui arborent des couleurs jaunes et bleues fantastiques. Ce plan est sublime, au sens littéral : ces chutes possèdent une beauté qui dépasse totalement l’échelle humaine. Dans ce plan d’ouverture, le spectateur assiste à une puissance de la nature hypnotique, et oublie qu’il est en train de regarder un cadre. Le voilà plongé dans la nature même, au-delà de son échelle humaine. Cette dilatation fantastique de l’espace de l’image contraste fortement avec la lampe décorative. Elle a beau représenter les chutes, elle est loin de véhiculer leur puissance d’attraction. Cette lampe est, certes, omniprésente dans les plans de la chambre des protagonistes:
Wong Kar-wai place les acteurs de part et d’autre de l’objet, à plusieurs reprises. Cependant, elle est souvent reléguée au fond de l’espace, dans une zone de flou, qui la transforme en tâche lumineuse. Selon les distinctions qu’effectue André Gardies, dans son ouvrage l’Espace au cinéma , les chutes d’Iguazù constitueraient un cas typique de lieu anaphore : un lieu qui appelle les personnages, et qui constitue un but pour eux. La lampe est un rappel omniprésent de cet objectif, et possède une fonction organisatrice et cohésive entre deux lieux – la chambre et les chutes. Nous pourrions la comparer avec le ticket de métro, qui rappelle Paris, dans le Salaire de la peur (Henri-Georges Clouzot, 1953) analysé par Gardies. Comme dans ce film, les protagonistes de Happy Together aspirent à accéder à un lieu anaphore, mais son retenus par des contraintes. Dans Happy Together, les contraintes ne sont pas un danger de mort, mais des contraintes économiques – les personnages sont désargentés – et émotionnelles – ils entretiennent une passion destructrice. Malgré ces obstacles, la lampe flotte comme un guide lointain dans le flou de la chambre. Son motif représente notamment deux petits personnages contemplant les chutes. Le film insinue fortement que ce dessin représente une certaine idée du bonheur pour le personnage de Lai Yiu Fai. Il s’agit d’un lieu dans lequel lui et son compagnon, Ho Po-wing, cesseraient de se battre constamment, et pourraient habiter le monde harmonieusement, en tant que couple.
La reconstruction de l’espace à travers les objets
Chez Wong Kar-wai, les objets qui ornent l’espace ont une importance primordiale : ils peuplent l’espace aussi bien qu’ils le définissent. Nous l’avons vu, par exemple, avec la lampe de Happy Together. Par ailleurs, le film Chungking Express est très intéressant à cet égard, en ce qu’il met en scène le spectacle de la reconstruction d’un espace à travers les objets. Dans ce film, Faye, une jeune fille, se procure les clefs de l’appartement du policier matricule , et, à son insu, le range, le nettoie, et en remplace certains objets. Le policier, absorbé par une rupture récente, et, plus généralement, peu observateur, ne remarque pas les changements de son espace de vie. Faye remplace plusieurs objets dans l’appartement, et la plupart des objets qu’elle apporte ont une couleur jaune orangée. Ces couleurs contrastent avec le bleu et le blanc des objets remplacés. Par exemple, une grosse peluche d’ours blanc est remplacée par une peluche Garfield. La couette bleu foncé du lit est remplacée par une couette jaune, arborant des petits motifs de soleils. L’un des uniformes blancs du policier est remplacé par une chemise orangée. L’incorporation de ces objets aux couleurs solaires dans l’espace insuffle une lumière nouvelle au milieu de la pénombre de l’appartement exigu.
Faye, dans cette scène, rappelle la manière dont Bachelard conçoit la figure de la ménagère. Selon lui : La ménagère réveille les meubles endormis (…) Il semble que la maison lumineuse de soins soit reconstruite de l’intérieur, qu’elle soit neuve par l’intérieur. Faye est, entre autre, une ménagère au sens strict dans ce film, puisqu’elle dépoussière les objets. Mais elle se représente surtout comme une ménagère de la lumière et de l’espace, en remplaçant le bleu nuit par le jaune solaire. Elle fait ainsi renaitre le film, de même que le policier renait de sa rupture au fil de la narration. Les objets eux-mêmes grossissent d’un souffle nouveau : on le voit avec la vieille serviette trouée, remplacée par une serviette neuve ; la tasse austère, remplacée par une tasse jaune et bleue fantaisiste ; et le petit savon, remplacé par un gros.
Les objets garants d’un équilibre dans un monde en décomposition
Dans Happy Together, la chambre principale des protagonistes adopte des couleurs jaune et rouge. Elle est également filmée avec une très courte focale, ce qui donne à l’image un effet fish eye. Ainsi, la chambre semble sphérique. Et parfois, elle adopte un aspect caoutchouteux. Cet espace ne semble pas solide. On a parfois l’impression que la chambre n’est pas constituée d’éléments inertes, mais d’une véritable peau mouvante, qui peut suer et frissonner. Les couleurs jaune et rouge, ainsi que la plastique très visible de l’image, peuvent nous renvoyer au monde de la peinture, et, plus particulièrement, à la Chambre à coucher (1888) de Van Gogh. Dans ce tableau, comme dans la chambre de Happy Together, la chambre adopte un aspect mouvant, comme si elle était organique, presque sphérique. Van Gogh peint les motifs par pair : deux chaises, deux tableaux aux cadres marrons, deux tableaux aux cadres jaunes, deux portes bleues, deux volets à la fenêtre.
Ces couples évoquent un désir de stabilité, dans une pièce qui parait se décomposer. Comme dans Happy Together, l’espace pictural évoque une chair, mais la chair d’un monde malade. On ne peut s’empêcher de penser, en établissant le lien entre le film et la peinture, que c’est à la même époque que Van Gogh se tranche l’oreille, apparemment dans un accès de folie.
L’assemblage des motifs et des ornements dans l’espace en décomposition du tableau, évoque la manière dont les objets de la chambre de Happy Together appellent une forme de stabilité. Par exemple le lit et le canapé, se faisant face-à-face, tous deux disposés le long des lames de parquet, tous deux flanqué de lampes qui semblent se répondre. Pendant une partie du film, Lai Yiu Fai et Ho Po-wing vivent ensemble, mais sont séparés. Ho Po-wing fait des avances à Lai Yu Fai, mais ce dernier y résiste pendant un certain temps, avant de céder. Dans une scène du film, Ho Po-wing tente de faire des avances sexuelles à Lai Yiu Fai, en collant le lit et le canapé ensemble. Lai Yiu Fai ne goute pas le jeu amoureux, et repousse le canapé contre l’autre mur. Il est intéressant de voir que la disposition des objets porte une valeur symbolique, et matérialise dans l’espace du film le compromis fragile établi entre les deux hommes. Ce n’est pas seulement Ho Po-wing qui tente de briser cet ordre des objets, mais l’espace filmique de la chambre lui-même : dans son aspect sphérique, et organique, il semble repousser les amants l’un contre l’autre. Il brise ainsi la structuration que maintenaient les objets, à la manière dont l’espace pictural de Van Gogh semble menacer l’arrangement de la chambre.
Les vêtements et la peau des personnages en symbiose avec l’espace cinématographique
Dans ma première partie j’avais utilisé le mot ornement. J’utilise ce terme dans plusieurs sens. Dans la partie précédente, je considérais que les objets ornent l’espace de la chambre de Chungking Express, de même que leur changement de couleur change le motif, ou l’ornement, du photogramme. Dans cette deuxième partie, je considère, d’abord, que les vêtements sont un ornement, et qu’ils ornent les corps. Puis, j’analyserai ensuite les motifs ornementaux des papier-peints sur les murs des chambres de In the Mood for Love et Happy Together. Dans cette seconde partie, je m’intéresse aux vêtements et aux murs, non pas seulement parce qu’ils sont des lieux frontaliers entre des espaces intérieurs et extérieurs, mais également en ce qu’ils sont des objets ornés. L’ornement de ces vêtements et de ces murs est, en effet, révélateur d’une intériorité des personnages, mais également de leurs aspirations. L’ornement se révèle ainsi comme le lieu du mariage entre des espaces intérieurs et extérieurs, d’où sa place centrale au début de cette partie . Dans le film In the Mood for Love, les personnages montrent une obsession pour le décorum. Cette obsession qui sous-tend la narration du film, se trouve en germe dans la scène de la chambre violette. Dans cette scène, les personnages sont fixes, un peu comme des fleurs plantées dans leur pot. Au-delà de ces motifs, Su Li-zhen elle-même évoque fortement, par sa posture très guindée, une fleur à laquelle on aurait mis un tuteur, ou bien qu’on aurait placée dans un vase. La pénibilité de la scène se communique, par ailleurs, dans la posture de Maggie Cheung, visiblement incapable de se relâcher dans sa Qipao étriquée. Le col de cette dernière retient jusqu’à la tête de l’actrice, parfaitement droite. Vers la fin du film, Su Li-zhen se fera admonestée par Mme Suen, sous prétexte qu’elle sort trop – ce pour rejoindre Chow. Pour la logeuse, cette attitude n’est pas convenable, surtout pour une femme dont le mari est en voyage d’affaire. Incapable de faire face à la pression sociale qui pèse sur ses épaules, Su Li-zhen cessera purement et simplement d’essayer de revoir Chow. Durant cette scène d’admonestation, Wong Kar-wai fait un gros plan mémorable sur la nuque de Su Li-zhen, comme si la robe tenait le personnage par le col. Au-delà d’un beau vêtement inconfortable, il est fortement impliqué, dans la scène, que la Qipao symbolise la poigne de fer de la société sur le personnage de Su Li-zhen. Cette poigne de fer résulte dans une bienséance qui se révèle – comme la robe – agréable à observer, mais insupportable pour ceux qui y vivent.
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Table des matières
Introduction
Contexte historique et auctorial
Choix du corpus
Présentation des films du corpus
Encadrement théorique
Approche méthodologique
I. La construction des espaces intérieurs
1. Les chutes d’Iguazù comme double représentation du motif dans l’espace cinématographique
2. La chambre construite comme espace poétique
3. La reconstruction de l’espace à travers les objets
4. Les objets garants d’un équilibre dans un monde en décomposition
II. Entre les espaces intérieurs et extérieurs
1. Les vêtements et la peau des personnages en symbiose avec l’espace cinématographique
2. Les ornements du papier-peint ou la peau du monde
3. Le nid ou l’acte d’habiter en tant que destruction à venir
4. L’acte d’habiter entre « oikos » et « poros »
5. Le hors-champ au coeur du monde fragmenté de In the Mood for Love
6. La « suture »
III. Explosion et éclosion finales des espaces
1. Le documentaire en tant que plaie figurale de l’image
2. La « force plastique » de la foule
3. Des « trouées » dans l’espace du film
4. La force plastique de l’histoire
5. Les ruines de In the Mood for Love et 2046
6. La coquille de 2046 en tant que commentaire auto-réflexif sur la structure des films de Wong Kar-wai
Conclusion
Bibliographie
Corpus des films
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