Après 1890 : le rôle animateur et structurant de la Société des sciences naturelles de l‟Ouest de la France

L’entomologie, une passion de jeunesse ?

Il n‟est pas évident de connaître l‟âge moyen à partir duquel tous ces entomologistes ont commencé à s‟intéresser aux insectes. Les sources permettant de dater avec précision le début de l‟activité entomologique de tel ou tel passionné sont rares. Il est assez exceptionnel de disposer de témoignages tels que celui de Joseph- Henri Dehermann-Roy (1845-1929), lépidoptériste nantais qui nous apprend avoir commencé à s‟intéresser aux papillons à l‟âge de 23 ans17. Des informations indirectes, comme celles contenues dans le rapport d‟admission à la SEF du militaire Ernest Pradier (1813-1875), entomologiste né à Lorient et ayant notamment résidé à Rennes, qui nous permettent de situer vers l‟âge de 25 ans18 le début de son activitéentomologique ne sont pas beaucoup plus fréquentes. Nos sources sont donc peu explicites à ce sujet et nous renseignent souvent « en creux ». Malgré tout, dans le cas de 125 individus, nous disposons à la fois de leur année de naissance et d‟une date à laquelle nous pouvons attester qu‟ils s‟adonnaient déjà à l‟entomologie.
Au moins 65 d‟entre eux (52%) étudiaient déjà les insectes à l‟âge de 35 ans.
Environ un quart (32 personnes) avaient d‟ailleurs commencé avant l‟âge de 25 ans ; et, dans plus de 12 cas (9,6%), c‟est à l‟adolescence, avant l‟âge de 16 ans, qu‟ils s‟étaient pris de passion pour ces invertébrés. Nous pouvons même citer parmi ceuxci quelques enfants. Ainsi, Gabriel Revelière (1896-1963), de Saint-Nazaire, est présenté à une séance de la SSNOF en 1905 comme « un jeune entomologiste de neuf ans » qui a « trouvé en nombre à Quiberon pendant les étés 1904 et 1905 » « un […] coléoptère intéressant pour la faune bretonne : Geotrupes pyrenaeus Sharp. »19.
De même, Jean Cherel (1904-1989), Rennais quant à lui, était selon ses descendants tellement passionné par l‟entomologie « que, tout enfant, à l‟âge de 9-10 ans, il s‟enhardit à rendre visite à Monsieur Léon Bleuze, entomologiste déjà âgé qui demeurait à Rennes ».
Il est évident que la proportion de jeunes entomologistes serait beaucoup plus importante si nous disposions pour chaque individu de la date de son initiation à l‟étude des insectes. En effet, c‟est trop souvent la seule présence dans une liste d‟abonnés, la mention de quelques dates de captures d‟espèces particulières ou d‟une proposition d‟échanges parue dans une revue qui nous informe de l‟existence d‟un entomologiste : autant d‟indices qui renseignent mal sur les débuts de celui-ci.
D‟ailleurs, dans le cas des passionnés dont la première mention d‟activité correspond à un âge avancé, aucun élément ne permet de penser que leur penchant pour les invertébrés était récent à ce moment-là. Si certains ont commencé à étudier les insectes pendant leurs vieux jours, ils devaient être fort rares.
Les entomologistes tomberaient donc « dans le bain » assez jeunes. Si le fait ne parait guère surprenant, il est difficile de le mettre en perspective au moyen d‟autres études sur des sujets proches. Patrick Matagne n‟en dit mot dans son essai de synthèse sur les naturalistes français et nous n‟avons pas connaissance de recherches historiques s‟intéressant à l‟âge des naturalistes. Les entomologistes participant souvent à la sociabilité savante locale, nous pouvons essayer de confronter nos résultats à ceux que fournit Jean-Pierre Chaline dans une étude sur les sociétaires des cercles d‟érudits au XIXe siècle en France. Il nuance une « idée communément admise [qui] est qu‟ils sont plutôt vieux » : si l‟âge moyen des membres est souvent assez élevé, il montre que nombre d‟entre eux ont été admis au sein des sociétés bien auparavant ; il n‟était pas rare de voir des hommes de moins d‟une trentaine d‟années au sein de tels cercles. Dans son étude locale sur la Société académique de Nantes au XIXe siècle, qui nous concerne un peu plus directement puisque quelques-uns des entomologistes de notre corpus en étaient membres, Catherine Blanloeil prouve quant à elle la relative jeunesse des sociétaires de ce cercle : 52,8% d‟entre eux ont en effet été admis avant l‟âge de 35 ans et même 6% avant l‟âge de 25 ans.
Ces conclusions viennent appuyer nos résultats. L‟entomologie impliquant beaucoup de sorties sur le terrain, on peut penser qu‟elle est plus à même de séduire les jeunes hommes que la pratique de certaines autres disciplines « d‟intérieur » ayant droit de cité au sein des sociétés savantes. Rien d‟étonnant, donc, à ce que cette activité naturaliste ait eu des adeptes qui s‟y sont souvent adonnés encore plus jeunes que la moyenne des membres de sociétés savantes plus généralistes.
Découvrant les insectes à un âge souvent assez jeune, « nos » entomologistes peuvent être confortés dans l‟exercice de leur activité en étant encouragés soit par leur famille soit par leurs pairs lorsqu‟ils fréquentent les sociétés savantes locales.
Parfois, donc, ce sont les parents qui initient leurs enfants à l‟entomologie. Dans la famille nantaise Bourgault-Ducoudray, le père, Louis-Henri (1805-1877) emmène son jeune fils Louis-Albert (1840-1910) sur le terrain avec lui dès avant l‟âge de 13 ans, puisque Prosper Grolleau relate une excursion faite en leur compagnie en 1853, qualifiant l‟enfant de « jeune amateur ». Louis-Albert Bourgault-Ducoudray se prend au jeu, puisqu‟il suit la voie de son père en devenant membre de la SEF en 1858. Le Brestois Arthur Bavay (1840-1929), abonné à plusieurs revues entomologiques, est aussi imité par son fils René qui, en 1892 alors qu‟il est étudiant, publie des offres d‟échange de coléoptères dans la Feuille des jeunes naturalistes.
Chez les Revelière, c‟est peut-être même le grand-père, Jules (1831-1907), résidant à Blain, qui initie, peu avant son décès, son petit-fils nazairien Gabriel à la capture des coléoptères. Le réseau familial peut être vecteur d‟encouragement même quand il ne compte pas d‟entomologistes en son sein. Ainsi, quand l‟oncle des frères Ollivry, M. Grassal, leur offre un papillon attrapé à l‟aide de son chapeau lors d‟une partie de chasse, il les conforte implicitement dans leur passion des insectes. Le père de Bertrand Couraye, quant à lui, ne semble pas s‟intéresser aux insectes quand son fils,
de 16 ans « offre contre des lépidoptères ou des minéraux, des staurotides du Morbihan » dans la Feuille des jeunes naturalistes en 188629. Mais, en tant que principal du collège de Josselin, il encourage probablement son fils dans « le goût des études sérieuses » à fort potentiel éducatif que celui-ci développe en constituant sa collection entomologique.
L‟engouement de certains pour l‟étude des insectes s‟est aussi forgé, parfois, à l‟intérieur de fratries. Constant Bar (1817-1884) a ainsi pu initier ses jeunes frères Jules-Auguste, né en 1820, et Eugène, né en 1827, à la prospection entomologique autour de Nantes à la fin des années 1840 avant d‟émigrer en Guyane en 1851.
Dans le cas des frères Oberthür, les imprimeurs rennais qui sont sans doute les plus célèbres des entomologistes que nous étudions, les rapports fraternels ont cependant joué de manière inverse. En effet, si René (1852-1944) a jeté son dévolu sur l‟étude des coléoptères à l‟adolescence, ce fut pour se différencier de son frère aîné Charles (1845-1924), lépidoptériste déjà averti, avec qui il ne s‟entendait apparemment pas très bien. Ce fait est rapporté par Jacques Gury, historien et époux d‟une descendante de Charles Oberthür, ainsi que dans la littérature. Mais cette mésentente, peut-être un peu légendaire, n‟est pas la règle : dans de nombreux cas, les frères prospectent ensemble et font parfois collection conjointe. C‟est le cas, par exemple, de Gustave (1849-1922) et Léon Ollivry (1848-1894), déjà cités. La passion de jeunesse commune peut d‟ailleurs perdurer assez longtemps : ainsi, Théophile (1862- ?) et Henri (1861-1914) Piel de Churcheville, constamment cités en binôme, rédigent plusieurs articles signés de leurs deux noms alors qu‟ils sont presque quarantenaires et résident toujours ensemble.
L‟initiation à la discipline peut aussi être assurée par des naturalistes plus âgés et plus avertis rencontrés au sein des sociétés savantes que les jeunes entomologistes se mettent à fréquenter. Pour ne prendre qu‟un exemple, à Nantes, dans les années 1890, Samuel Bonjour (1859-1910) est de ceux qui savent encourager les jeunes à la pratique de l‟entomologie. Dès 1895, il s‟était notamment entouré de Raymond Gauthier-Villaume, alors âgé de 15 ans, et d‟Henri Gaire qui, a 20 ans, la même année, offre au muséum de Nantes une espèce de papillon Ŕ Callimorpha dominula Ŕ jusque là inconnue dans son département. Le docteur Bonjour savait entretenir leur passion en leur montrant l‟intérêt de leurs découvertes, et il écrit en 1903 que ceux-ci s‟étaient constitué [ses] chasseurs ; tout ce qu‟ils capturaient [lui] passait par les mains et, dès qu‟il se trouvait une pièce intéressante pour la faune de notre département, ces braves amis [la lui] abandonnaient à l‟instant connaissant [ses] intentions pour l‟avenir et désirant prendre part à [son] oeuvre.
Les jeunes gens se découvrant un goût pour l‟observation des insectes sont donc souvent encouragés par leurs aînés à le cultiver. Mais jusqu‟à quand cet engouement dure-t-il ? L‟entomologie n‟est-elle qu‟une passion de jeunesse, ou le feu sacré brûle-t-il tout au long de la vie de nos savants ? Les situations sont forcément diverses…
Citons le cas d‟Edouard Bureau (1830-1918), un des pionniers de l‟étude des hétérocères dans le bassin nantais, moteur entre 1848 et 1852 d‟un groupe qui lança un catalogue des lépidoptères de Bretagne. Celui-ci, très actif entomologiste dans sa prime jeunesse, délaisse totalement cette activité par la suite pour consacrer toute sa force de travail à la botanique, dont il deviendra plus tard professeur au muséum de Paris. Il est loin d‟être le seul à s‟être adonné à l‟entomologie parmi d‟autres branches de l‟histoire naturelle dans sa jeunesse, avant de se spécialiser par la suite dans l‟une d‟elles et d‟abandonner les autres. Le pharmacien de Brest Arthur Bavay,membre de la SEF entre 1861 et 1871, s‟occupe d‟entomologie au moins jusqu‟à l‟âge de 36 ans ; mais, une dizaine d‟années plus tard, au milieu des années 1880, il semble avoir trouvé sa voie dans l‟exercice de la conchyliologie et on ne trouve plus trace d‟insectes dans les sources qui le concernent. Nous pourrions encore citer plusieurs exemples de ce type. Dans d‟autres cas, les motivations ayant conduit à l‟abandon de l‟entomologie sont plus floues. Raymond Gauthier-Villaume, jeune entomologiste très actif à la SSNOF entre 1895 et 1899, semble disparaitre totalement de la circulation par la suite. C‟est également le cas de M. Paré, lui aussi bien impliqué dans ladite société à la même époque : Samuel Bonjour le décrit en 1903 comme quelqu‟un qui « avait réuni un grand nombre de sujets ; par la suite, ne continuant plus à collectionner, il [lui] a fait don de tout ce qu‟il possédait d‟intéressant ». Il est donc possible que pour certains, l‟étude des insectes n‟ait été qu‟une passion plus ou moins éphémère et qu‟ils se soient totalement détournés des sciences naturelles par la suite.
Néanmoins, dans la majorité des cas, la passion pour les insectes dure une grande partie – sinon la totalité – de la vie, comme un fil rouge. Nous pouvons même affirmer que les plus férus consacrent leur vie à l‟entomologie… Ainsi, grâce aux données dont nous disposons, au moins 59,6% des entomologistes bretons étaient encore en activité à l‟âge de 50 ans, et 38 d‟entre eux (44,2%) l‟étaient toujours à 60 ans. Dans 16 cas, nous pouvons attester que l‟activité entomologique a occupé ces passionnés pendant plus de 40 ans. Citons l‟exemple d‟Ernest Hervé (1836- 1914). Ce notaire de Morlaix s‟intéressait déjà aux carabiques et staphylins à l‟âge de 33 ans. Quarante-cinq ans plus tard, il était encore membre de la SEF et entretenait toujours sa collection, puisque la revue Miscellanea entomologica annonce son décès et le legs de « sa belle collection entomologique, admirablement classée et en excellent état, à la Station entomologique de l‟Université de Rennes »48. Néanmoins, la palme de la longévité entomologique revient sans doute à l‟imprimeur rennais René Oberthür, déjà cité. Collectionnant déjà les coléoptères à l‟âge de 19 ans lorsqu‟il est admis comme membre à la SEF en 1871, il s‟adonne à cette discipline durant toute sa vie, réunissant, avant son décès survenu 73 ans plus tard, la plus grande collection privée au monde de son ordre d‟insectes favori.

Entomologie, vie professionnelle et position sociale

Sur les 250 individus que nous étudions, nous avons pu identifier l‟activité professionnelle de 195 d‟entre eux, qui sont regroupés par grandes catégories dans le tableau ci-dessous.
Nous pouvons constater que certaines professions sont très largement représentées chez les entomologistes bretons. C‟est tout d‟abord le corps enseignant qui prédomine, avec une large majorité de professeurs dans le supérieur. C‟est le cas de 17 personnes, alors que quatre seulement enseignent dans le secondaire ou dans des établissements non précisés. Émile Prouteau, de Nantes, est même le seul instituteur qui travaille sur les insectes en Bretagne pendant toute notre période, si on ne compte pas M. Mahourdeau, à Rennes, qui n‟est qu‟élève-maître au moment où il est cité dans la Feuille des jeunes naturalistes en 1890. Cette quasiinexistence des instituteurs entomologistes contraste fortement avec ce que constate Patrick Matagne chez les botanistes. L‟étude des plantes pouvait être approchée par ceux-ci à des fins de transmissions à leurs élèves, leurs herborisations étant souvent « centrées sur les plantes les plus communes, sur les espèces utiles et nuisibles ».
On peut donc éventuellement supposer que cette approche utilitaire était moins évidente dans le cas des insectes, mais ce semblant d‟explication n‟est pas entièrement satisfaisant puisqu‟on parlait déjà à l‟époque d‟insectes « utiles » et « nuisibles ». Par contre, la forte présence des professeurs de l‟enseignement supérieur, généralement bien implantés dans le milieu érudit, s‟explique d‟autant plus facilement dans le cas des naturalistes. Un certain nombre d‟entre eux sont professeurs à la faculté des sciences de Rennes, souvent spécialisés en zoologie. Ceux-ci travaillent en général avec la station entomologique de l‟université à partir de sa création en 1907. Leur activité entomologique est donc, au moins en partie, liée aux recherches qu‟ils effectuent dans un cadre professionnel.

Distribution spatio-temporelle des entomologistes bretons

La fin du XIXe siècle, « âge d’or » de l’entomologie

Si le nombre de personnes s‟adonnant aux joies de l‟entomologie n‟a pas été homogène entre 1800 et 1939, il n‟a pas non plus toujours été crescendo.
Dans le premier tiers du XIXe siècle, quelques Nantais seulement s‟affairent, autour du pionnier Julien-François Vaudouer (1775-1851) qui consacre une grande part de sa vie à l‟entomologie. Celui-ci reste quand même assez seul, puisque ses principaux correspondants vivent en dehors de la région, à Noirmoutier ou à Paris.
En dehors de cette ville, l‟entomologie n‟a pas encore commencé à percer en Bretagne, à quelques exceptions près. Ainsi, dans les années 1820, le futur notaire Armand Taslé, naturaliste tous azimuts bien que surtout botaniste, crée avec quelques amis la Société polymathique du Morbihan. Mais a-t-il déjà, alors, commencé à identifier les papillons de ce département dont il communiquera bien plus tard une liste de 290 espèces à William-John Griffith ? En tout cas, un peu plus tard, en 1839, il est certain que le tout nouveau sous-préfet d‟Ancenis, Prosper Grolleau, a déjà commencé à tenir ses cahiers d‟élevage de chenilles depuis plusieurs années.
Dans le Finistère, le chevalier de Fréminville et Émile Souvestre publient à tour de rôle, au milieu des années 1830, une liste des insectes présents dans le département du Finistère. Le grand nombre de papillons énumérés par le deuxième auteur prouve d‟ailleurs sa connaissance réelle de ces insectes. Cela dit, même s‟il a fréquenté des collectionneurs et sans doute collectionné lui-même, la place de l‟entomologie parmi les préoccupations de ce littérateur bien connu qui s‟intéresse à tout reste sans doute assez modeste : vraisemblablement celle d‟un support parmi d‟autres de sa curiosité encyclopédique. Sa publication n‟est d‟ailleurs pas suivie d‟une poussée de l‟activité entomologique dans le département.
Il faut donc attendre un peu pour percevoir un frémissement en ce domaine.
C‟est encore dans la région nantaise qu‟il a lieu, à la fin des années 1840, avec le lancement d‟un catalogue des lépidoptères de Bretagne impulsé par Édouard Bureau et une bonne dizaine de naturalistes de la ville. Ici et là en Bretagne, plusieurs éléments permettent de se rendre compte que l‟entomologie commence à faire de nouveaux adeptes… Mais c‟est véritablement dans le dernier tiers du XIXe siècle que leur nombre va littéralement exploser.
La figure ci-dessus montre bien, en effet, que les années 1860 à 1900 (et en particulier les années 1875 à 1900) sont le théâtre d‟une intense activité chez les entomologistes bretons. Les articles fleurissent, et les propositions de relations pour échanges d‟insectes n‟ont jamais été aussi abondantes dans les revues nationales dont le nombre, lui aussi, augmente sans discontinuer. Entre 1800 et 1900, on assiste donc à une croissance constante du nombre d‟entomologistes dans toute la région. Celle-ci ne dure cependant plus guère par la suite. En effet, au cours des dernières décennies de notre période d‟étude, le nombre de nouveaux passionnés décroît légèrement, même s‟il reste important, puis stagne jusqu‟au début de la Deuxième Guerre mondiale.
On pourra toujours objecter que ces résultats sont biaisés par le fait que, disposant d‟un plus grand nombre de sources pour le dernier tiers du XIXe siècle, il est logique que nous y repérions plus d‟amateurs d‟insectes. Mais cette abondance des revues spécialisées et autres bulletins de sociétés savantes n‟est-elle pas aussi le reflet du dynamisme entomologique de l‟époque ? En tout cas, il semble que nous puissions rapporter le déclin du nombre de nouveaux entomologistes en Bretagne que nous constatons à partir du début du XXe siècle à une tendance qui touche les naturalistes au niveau national. C‟est ce que conclut Jean-Pierre Chaline, qui constate pendant l‟entre-deux-guerres « la désaffection qui frappe les groupes de naturalistes, la veille encore très nombreux à se former »127. La compréhension de cette évolution chronologique ne peut être dissociée de l‟analyse de la localisation géographique de ces individus puisqu‟elle est souvent liée aux dynamiques locales.

Une entomologie ligérienne et urbaine

La répartition géographique des entomologistes est très hétérogène au niveau régional : suivant les départements, les proportions peuvent varier de plus de un à dix. L‟activité entomologique est toujours restée anecdotique dans le département des Côtes-du-Nord. Les entomologistes s‟y comptent sur les doigts des deux mains sur un siècle et demi, et encore ! En dehors de deux lépidoptéristes, Paul Mabille (1835-1923) et André Febvay du Couëdic (1909-1936), actifs à près d‟un demi-siècle d’écart, et du coléoptériste Emmanuel Chiron du Brossay (1839-1910) qui a résidé
pendant un temps à Plérin et y a collecté entre autres le carabique Aëpus robini, nous ne savons quasiment rien des autres dont nous avons relevé les noms ! Mabille, spécialiste des Hesperiidae, a découvert plusieurs noctuelles des dunes non loin de Dinan où il résidait, jeune professeur, avant de quitter la Bretagne en 1863. Quant à Febvay du Couëdic, qui habitait Saint-Brieuc avant son décès accidentel en 1936, il s‟est illustré par plusieurs notes dans l’Amateur de papillons et a beaucoup collecté en Bretagne.
Dans le Finistère et le Morbihan, l‟étude des insectes reste le fruit d‟un nombre de personnes assez faible, bien qu‟incomparable avec celui des Côtes-du-Nord : on connaît une trentaine d‟entomologistes sur la totalité de la période dans chacun de ces deux départements. Rien de comparable non plus avec les deux départements que nous n‟avons pas encore cités. En effet, la Loire-Inférieure, et, dans une moindre mesure, l‟Ille-et-Vilaine, concentrent un nombre très important de passionnés d‟insectes : ce sont près des trois quarts (72,2%) des entomologistes de Bretagne qui y ont vécu !
Les sources nous permettent, il est vrai, d‟avoir une connaissance plus complète des entomologistes du département de la Loire-Inférieure que de ceux du reste de la Bretagne. Cela est notamment dû au fait que le Bulletin de la SSNOFa comporté de nombreux articles très diserts, pendant une cinquantaine d‟années, sur les entomologistes locaux contemporains mais aussi sur leurs prédécesseurs.
Néanmoins, assurément, ce biais n‟est pas si énorme et la prépondérance des entomologistes de la Loire-Inférieure sur les autres départements bretons est bien un fait réel. Pour appuyer nos conclusions, signalons que cette avance se mesure aussi dans d‟autres disciplines naturalistes, telle la botanique. Ainsi, Patrick Matagne, dressant une carte de France du « nombre d‟auteurs de flores et de catalogues [floristiques] entre 1800 et 1914 », montre que pour neuf rédacteurs résidant en Loire-Atlantique, il n‟y en eut que quatre autres pour tout le reste de la Bretagne. Nous confirmons ainsi, encore une fois, l‟ancienneté de la tradition naturaliste nantaise, forgée autour du muséum d‟histoire naturelle de la ville. Celle-là est d‟ailleurs déjà bien connue, ayant notamment été décrite par Jean Dhombres, et reste unique en son genre en Bretagne.

Des réseaux d’entomologistes

L‟entomologiste, comme tout être social, a souvent besoin d‟être en contact avec ses pairs. Pour pouvoir interagir avec leurs homologues au sujet de leurs préoccupations disciplinaires, les entomologistes bretons s‟organisent au sein de réseaux naturalistes. Nicolas Robin montre que le lorrain Jean-Baptiste Mougeot développe son réseau régional de botanistes principalement en dehors des sociétés savantes, même s‟il est responsable de la section botanique de la Société d‟émulation des Vosges qui semble peu dynamique en ce qui concerne les sciences naturelles. Plus proche de notre propos, au contraire, le phytoécologue Émile Gadeceau (1845 Ŕ 1928), décrit par Christian Perrein, s‟investit beaucoup que ce soit à la Société académique de Nantes, à la société d‟horticulture ou à la Société des sciences naturelles de l‟ouest de la France. Le rapport des naturalistes aux organisations érudites de leur région semble donc assez disparate, sans doute suivant la place que celles-ci laissent aux spécialités de ceux-là. Comment les entomologistes bretons investissent-ils la sociabilité savante locale pour en tirer parti dans des villes comme Nantes ou Rennes où elle est bien présente ? Comment font-ils, par ailleurs, pour entrer en contact avec d‟autres passionnés en l‟absence d‟association adéquate aux environs de leur lieu de résidence ? En dehors des réseaux locaux, impliquant des relations physiques régulières, ils peuvent avoir besoin d‟être en contact avec leurs homologues à une échelle géographique plus large. Lorsque Chantal Boone décrit les réseaux dans lesquels s‟insère l‟entomologiste landais Léon Dufour au début du XIXe siècle, elle observe une dichotomie entre son investissement à Saint-Sever et ses rapports aux naturalistes d‟autres villes de France. Il fréquente régulièrement les érudits locaux, notamment de par son exercice de la médecine, mais réserve la primauté de ses découvertes entomologiques aux milieux scientifiques parisiens, Bordeaux, la ville savante dont il est le plus proche, ne tenant qu‟une place limitée dans son réseau national. Le rôle de la capitale dans les réseaux nationaux est-il aussi prépondérant plus tard dans le siècle, à l‟âge d‟or de l‟entomologie bretonne ?
Les différences d‟utilisation des réseaux locaux et des réseaux nationaux sont-elles aussi tranchées chez les passionnés d‟insectes bretons que dans le cas de Léon Dufour ? Comment leurs réseaux s‟imbriquent-ils et se différencient-ils en fonction des aspects de la discipline entomologique qui motivent le plus tel ou tel individu ?
Ce sont quelques-unes des questions auxquelles nous allons dorénavant essayer de répondre.

Nantes, une ville d’entomologistes

Du début du XIXe siècle à 1890

À Nantes, au début du XIXe siècle, les rares personnes qui s‟occupent d‟entomologie entretiennent déjà quelques liens, nous l‟avons déjà dit, autour de Julien-François Vaudouer. Mais ces rapports ne sont pas formalisés, et les structures qui pourraient éventuellement entretenir une dynamique ne le font pas. La Société académique de Nantes existe depuis 1818, et est même, de fait, plus ancienne puisqu‟héritière de l‟Institut départemental de la Loire-Inférieure qui a fonctionné sous diverses appellations dès la fin du XVIIIe siècle. Cette société savante à ambition polymathique s‟occupe pourtant bien peu d‟histoire naturelle au début de son existence, et sûrement pas d‟entomologie. De manière générale, l‟étude de la faune est « rattachée à la médecine dans [son] programme. C‟est le parent pauvre des recherches nantaises en sciences naturelles. La zoologie est d‟abord conçue dans ses rapports avec l‟agriculture »6, voire même totalement réduite à ces rapports. M. Le Boyer, président de la SAN, le reconnaît de manière éloquente lors du discours qu‟il prononce en 1821 : « Quant à la zoologie, on s‟en occupe peu dans notre département. A l‟exception des primes d‟encouragement accordées pour les plus beaux chevaux, on ne fait rien pour améliorer les races d‟animaux champêtres ». À vrai dire, la seule observation entomologique rapportée à la société pendant ces années-là est celle, en 1828, de M. Laennec aîné [qui] a cité, comme un fait d‟histoire naturelle assez remarquable, la multiplication de la chenille de l‟yponomeuthe du fusain, depuis qu‟elle s‟est attachée aux pruneliers, aux pommiers et aux aubépines, chenille qui était très-rare il y a quatre ans, et qui fait actuellement des grands ravages dans les jardins et les vergers.
Son auteur témoigne donc d‟un sens de l‟observation naturaliste en constatant la diversité des plantes-hôtes de ces yponomeutes, mais n‟est pas au fait de la littérature entomologique de son époque puisqu‟il considère plusieurs espèces déjà différenciées alors comme appartenant à un taxon unique.
Finalement, c‟est seulement à la fin des années 1840 qu‟un pôle naturaliste va vraiment commencer à se structurer dans la ville. Une section d‟histoire naturelle est enfin créée à la SAN en 1847 à l‟initiative du géologue Charles Bertrand-Geslin. Une dizaine de naturalistes y souscrivent d‟emblée, parmi lesquels le Vendéen Lubin Impost et surtout les Nantais Louis-Henri Ducoudray-Bourgault et Émile Pradal10, ce dernier s‟occupant activement d‟entomologie depuis déjà longtemps. Parallèlement à la création de cette section, un petit groupe informel d‟entomologistes nantais se constitue à partir de 1848 autour de l‟idée de la réalisation d‟un catalogue des lépidoptères de Bretagne. Ce sont le jeune Édouard Bureau, le même Ducoudray- Bourgault que nous venons de citer, et une quinzaine d‟autres entomologistes nantais qui se retrouvent au lancement de ce projet. Ils se font assister, lorsqu‟ils en ont besoin, par des lépidoptéristes extrarégionaux plus réputés comme Adolphe de Graslin, habitant dans la Sarthe, qui venait d‟ailleurs parfois les aider lors de prospections de terrain. Ils n‟ont pas monté leur projet sous l‟égide de la SAN et ce n‟est pas celle-ci qui leur a permis de se rencontrer, un certain nombre d‟entre eux n‟adhérant d‟ailleurs pas à la société. Cependant, ils entretiennent quand même des liens avec la jeune section d‟histoire naturelle de la société et s‟en servent pour communiquer sur leur action. Constant Bar, membre du petit groupe, y adhère en 1851, et Édouard Bureau s‟y fait admettre comme membre en 1852 sur proposition de Louis-Henri Ducoudray-Bourgault, et communique l‟année suivante, devant les membres de la section, les premiers résultats obtenus par l‟ensemble de ses collègues. Ceux-ci reflètent le dynamisme et la mobilisation de cette réunion d‟entomologistes qui a réussi, en seulement cinq ans, à répertorier 845 espèces de papillons dans le département de la Loire-Inférieure ! Le projet semble être par la suite mis en sommeil, peut-être à cause du départ d‟Édouard Bureau à Paris. En effet, celui-ci, chargé de réunir les résultats des prospections de ses différents collègues, était sans doute un des principaux moteurs de la réalisation de ce catalogue.

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Table des matières

Remerciements
Liste des principales abréviations utilisées 
Introduction
Chapitre 1  Essai de portrait collectif 
I – L‟ « homme entomologiste »
II – L‟entomologie, une passion de jeunesse ?
III  Entomologie, vie professionnelle et position sociale
IV  Distribution spatio-temporelle des entomologistes bretons
A La fin du XIXe siècle, « âge d‟or » de l‟entomologie
B Une entomologie ligérienne et urbaine
Chapitre 2  Des réseaux d‟entomologistes 
I  Nantes, une ville d‟entomologistes
A  Du début du XIXe siècle à 1890
B  Après 1890 : le rôle animateur et structurant de la Société des sciences naturelles de l‟Ouest de la France
II  Le pôle entomologique rennais
III  Les réseaux d‟entomologistes dans les autres villes bretonnes
IV  Les Bretons dans les réseaux nationaux
A  La Société entomologique de France, une organisation incontournable ?
B  Des réseaux nationaux de différentes natures
Chapitre 3  Travaux et pratiques
I  Les groupes taxonomiques étudiés
A  L‟étude très majoritaire des coléoptères et des lépidoptères
B  Les recherches dispersées sur les autres ordres d‟insectes
C  La question de la spécialisation
II  Les différents types de travaux réalisés
A  Des catalogues départementaux aux idées écologistes
B Les autres types de travaux menés par les entomologistes
III  L‟entomologiste, un homme de terrain et de laboratoire
Conclusion 
Sources 
Sources manuscrites
Archives de la Société entomologique de France
Archives nationales
Archives départementales du Finistère
Archives départementales du Morbihan
Archives départementales de la Loire-Atlantique
Archives municipales de Nantes
Archives municipales de Rennes
Bibliothèque de Rennes-Métropole
Autres sources manuscrites
Sources imprimées
Périodiques
Ouvrages et articles importants
Collections entomologiques
Sources orales
Bibliographie 
Histoire de l‟entomologie et des entomologistes
Histoire des sciences et des naturalistes
Sommaire
Annexe : Liste des entomologistes bretons entre 1800 et 1939

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