Approche psycho-ergonomique de l’usage de la simulation en e-learning pour l’apprentissage de procédures : le cas du point de suture

En formation médicale initiale, traditionnellement, l’apprentissage des gestes techniques tels la réalisation d’un point de suture, la pose d’un plâtre ou la pose d’une sonde urinaire, était réalisé lors de stages hospitaliers (Gallagher & O’Sullivan, 2012). Ces gestes étaient donc appris directement sur les patients en situation de soin à l’hôpital. Désormais, ce modèle éducatif n’est plus considéré comme viable éthiquement (Renaut et al., 2018 ; Granry & Moll, 2012). C’est pourquoi les recommandations ont évolué et l’apprentissage des gestes techniques est désormais souvent réalisé hors soins, dans les facultés de médecine ou les centres de simulation qui ont émergé ces dernières années. Des ateliers d’entraînement pratique ont par conséquent été développés à l’attention des étudiants en santé, en formation initiale ou continue. Ces ateliers permettent aux étudiants d’acquérir des habiletés procédurales grâce à la pratique en simulation. Ainsi, à la faculté de médecine de Brest, les étudiants en premier cycle d’études médicales apprennent à réaliser des points de suture sur des peaux synthétiques lors d’un de ces ateliers. Cependant, un grand nombre d’étudiants devant être formés, ces ateliers se déroulent sur deux heures, un temps relativement court pour permettre à chacun de pratiquer. Le temps consacré à la pratique est donc insuffisant pour qu’un niveau acceptable concernant les gestes étudiés soit atteint. En effet, l’acquisition de connaissances procédurales nécessite une pratique répétée et peut requérir un apprentissage plutôt long (Anderson, 2013; Corbett & Anderson, 1995). À l’université de Brest, une réflexion a été initiée afin d’optimiser l’efficacité de l’apprentissage par simulation. Cette réflexion vise à proposer une démarche de cours en ligne, venant compléter l’offre d’ateliers en présentiel. Une première étude issue de cette réflexion, qui portait sur le support de présentation des instructions en ligne, a été réalisée par Ganier et de Vries (2016). Elle visait à déterminer le format de présentation le plus efficace pour l’apprentissage de la réalisation d’un point de suture en e-learning. Cette étude comparait les performances d’étudiants en médecine, confrontés à trois formats (vidéo + audio, vidéo + texte, photos + texte), sur des mesures comportementales et des mesures de qualité des sutures. Les travaux présentés ici sont les prolongements de cette étude princeps et de la réflexion sur l’amélioration des situations d’apprentissage de procédures par la simulation en situation d’e-learning.

MEMOIRE ET APPRENTISSAGE : CONCEPTION STRUCTURALISTE ET COGNITIVISTE 

L’apprentissage concerne le phénomène de traitement et de stockage de l’information, depuis la mémoire perceptive jusqu’en mémoire à long terme. On considère un élément comme appris lorsqu’il est stocké en mémoire à long terme et peut être utilisé ultérieurement. Avant de pouvoir être stocké en mémoire à long terme, cet élément devra être traité par la mémoire sensorielle puis par la mémoire de travail. La mémoire de travail permet de stocker l’information durant un temps court, de la traiter et de la transmettre (ou non) en mémoire à long terme. Pour étudier l’apprentissage il est donc nécessaire d’étudier le fonctionnement de la mémoire et de ses différents systèmes. Ce premier chapitre commence par aborder le système de la mémoire de travail, qui est un système limité gérant les activités conscientes et permettant le traitement des informations (Graham, 2013; Sitzmann, Kraiger, Stewart & Wisher, 2006; Sweller, van Merriënboer & Paas, 1998). Il traite ensuite de la mémoire à long terme, système destiné à stocker les informations apprises de manière illimitée, et de l’apprentissage. La troisième section traite de la façon dont les experts peuvent dépasser les limites de leur mémoire de travail en utilisant leurs connaissances en mémoire à long terme, et comment le concept de schémas permet d’expliquer cela.

La mémoire de travail : Un système à capacité limitée en trois composantes 

L’un des principaux modèles utilisés pour représenter la mémoire humaine est celui d’Atkinson et Shiffrin (1968, 1971). Dans ce modèle, l’information en provenance de l’environnement est traitée par différents registres sensoriels, définis selon la modalité de l’information entrante (visuel, auditif, haptique… etc.), avant d’entrer dans un système de stockage à court terme, limité dans sa durée et sa capacité. Certains auteurs ont avancé que ce stockage à court terme servirait également de mémoire de travail, en définissant différents processus de contrôle pour maintenir et traiter l’information (Baddeley & Hitch, 1974). Cela permettrait à cette mémoire de travail de combiner des informations qui proviennent des registres sensoriels, donc de l’environnement, mais également de la mémoire à long terme. Dans ce modèle, la mémoire de travail contrôle donc le flux des informations vers la mémoire à long terme mais également hors de celle-ci, ce qui la rend cruciale pour l’apprentissage (Baddeley, 2010; Reed, 2012). Cette première section aborde tout d’abord le fonctionnement de la mémoire de travail. Elle commence par la définition de la mémoire de travail et ses limites, autant en matière de quantité d’informations qui y sont stockées, qu’en matière de durée de conservation de ces informations. Elle aborde ensuite le principal modèle de représentation de la mémoire de travail (Baddeley & Hitch, 1974 ; Baddeley, 2012).

Une mémoire à capacité limitée
Le concept de mémoire de travail a évolué à partir du concept de mémoire à court terme, et les deux termes sont encore parfois utilisés de façon interchangeable. Cette mémoire est initialement définie par la durée de maintien des informations. En mémoire de travail, les informations ne sont maintenues que quelques secondes. Elle se distingue en cela de la mémoire à long terme, dans laquelle les informations peuvent être maintenues toute une vie (Blanc & Brouillet, 2003). Les éléments contenus en mémoire de travail se dégradent rapidement et nécessitent un processus de répétition pour y être maintenus plus longtemps (Atkinson & Shiffrin, 1971). Cependant, la dégradation temporelle des informations n’est pas la principale cause de leur disparition de la mémoire de travail. Les interférences avec d’autres informations représentent la cause majeure de cette dégradation (Reed, 2012).

La limitation quantitative de la mémoire de travail explique le fait que les interférences constituent la cause principale de la dégradation des informations. Cette limite est appelée l’empan mnésique. Celui-ci représente « le nombre d’éléments que l’on peut restituer immédiatement et dans l’ordre dans lequel ils nous ont été présentés. » (Blanc & Brouillet, 2003, p. 15). Miller (1956) a défini l’empan mnésique comme étant de sept, plus ou moins deux éléments. La capacité de la mémoire à court terme n’est pas limitée par la quantité d’informations, mais par le nombre d’items informationnels (ou chunks) à garder en mémoire. Ces items peuvent être des informations ou bien des groupes d’informations. Pour Miller (1956), ces groupements d’informations seraient des unités familières, créés en combinant les items que l’individu traite régulièrement ensemble. Le nombre d’items que la mémoire à court terme peut conserver est constant, mais pas la quantité d’information (un item pouvant contenir une quantité variable d’information mnésique). Puisque l’empan correspond à un nombre d’items limité mais pas à une quantité d’informations limitée, la quantité d’informations conservée peut être augmentée simplement en créant des unités plus vastes. Le concept de mémoire de travail comprend le concept de mémoire à court terme, qui représente le stockage temporaire d’un petit nombre d’items sur une courte période temporelle, et prend également en compte la capacité à réaliser un traitement de l’information stockée. En effet, la mémoire à court terme correspond au stockage de l’information, contrairement à la mémoire de travail qui se réfère au stockage mais également aux systèmes et processus de traitement et de manipulation de l’information, comme dans le modèle d’Atkinson et Shiffrin (1968, 1971). Ces systèmes et processus sont nécessaires pour réaliser des tâches cognitives de haut niveau telles la compréhension, le raisonnement ou l’apprentissage (Baddeley, 2010; Reed, 2012).

Modèle(s) de la mémoire de travail
Le modèle d’Atkinson et Shiffrin (1971) avait deux faiblesses principales. La première concerne la supposition faite par le modèle que la simple rétention des informations en mémoire à court terme garantit le transfert en mémoire à long terme. Cependant, certaines études ont montré que le traitement de ces informations est essentiel pour les acquérir à long terme (Baddeley, 2010, 2012) : même si un transfert incident en mémoire à long terme peut résulter d’une simple rétention en mémoire de travail, un traitement est généralement nécessaire. La seconde faiblesse concerne le fait que pour Atkinson et Shiffrin, en l’absence d’une mémoire à court terme en bon état, l’information devrait être rapidement perdue et les patients seraient donc incapables d’apprendre (Baddeley, 2010). Le bon état de la mémoire à court terme semble donc nécessaire à l’apprentissage. Or, les découvertes en neuropsychologie ont montré que des patients cérébrolésés avec une mémoire de travail fortement dégradée peuvent encore apprendre, et par conséquent transférer du contenu en mémoire à long terme. Shallice et Warrington (1970) ont par exemple étudié le cas du patient K.F. qui, malgré un empan verbal et numérique de deux items ou moins, avait des performances normales sur des tâches de mémoire à long terme. Ces résultats montraient, selon Baddeley et Hitch (1974), que la mémoire de travail ne pouvait pas être un système unitaire.

Baddeley et Hitch (1974) ont donc abandonné l’idée d’un modèle unitaire de la mémoire de travail, comme celui d’Atkinson et Shiffrin (1971), pour proposer à la place un modèle de la mémoire de travail en trois composantes : deux systèmes esclaves et un système de contrôle. La boucle-phonologique est un système esclave qui permet de traiter l’information verbale. Elle possède un élément de stockage dans lequel les informations verbales sont enregistrées et disparaissent rapidement, et un processus de répétition qui permet de rafraîchir les informations. Le calepin visuo-spatial constitue le second système esclave. Il permet le traitement de l’information visuelle et imagée. Le calepin visuo-spatial présenterait des composants similaires à la boucle phonologique (Baddeley, 2010). Ces deux systèmes esclaves seraient dirigés par l’administrateur central, un système de contrôle chargé de sélectionner, d’intégrer et de traiter les informations en provenance de ceux-ci. Les auteurs nomment ce système de stockage et de traitement de l’information mémoire de travail, insistant ainsi sur le rôle important qu’elle joue dans un large spectre d’activités cognitives (Baddeley, 2010). Baddeley (2010) ajoute que d’autres modalités pourraient également être intégrées ou différenciées en mémoire de travail. En effet, il est possible de distinguer des tâches plutôt visuelles de tâches plutôt spatiales. Sur certaines situations de double tâche, il est également possible de traiter des éléments visuels et des éléments spatiaux. Cela pourrait être la preuve de la dissociation des traitements visuels et spatiaux en mémoire de travail (Baddeley, 2010). Des systèmes basés sur d’autres modalités pourraient potentiellement exister au sein de la mémoire de travail, comme un système basé sur le mouvement, sur l’odorat, sur le goût ou sur le toucher, mais ceux-ci étant plus compliqués à étudier expérimentalement, ils ne sont pas pris en compte dans ce modèle (Baddeley, 2010). Une nouvelle version du modèle a été créée par Baddeley (2010). Cette version révisée comprend un quatrième composant : le buffer épisodique. Celui-ci est capable de stocker des informations aussi bien visuelles qu’auditives, et permet aux différents composants de la mémoire de travail d’interagir. Cette version révisée du modèle introduit également un  nouvel élément : la présence de la mémoire à long terme. Cette version permet de mieux rendre compte des interactions entre la mémoire de travail et la mémoire à long terme. En effet, Baddeley (2010) avance que la mémoire à long terme pourrait influencer la performance à toutes les étapes de la mémorisation d’informations. Les informations qui entrent en mémoire de travail sont traitées par des systèmes influencés par la mémoire à long terme. La mémoire de travail est un système interactif complexe qui sert à fournir une interface entre la cognition et l’action. En ce sens, il n’existe pas de tâche pour laquelle interviendrait uniquement la mémoire de travail ou uniquement la mémoire à long terme. Dans chaque situation « les deux systèmes de stockage interviennent mais de manière plus ou moins importante. » (Lieury, 2005, p. 40).

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Table des matières

Introduction
PARTIE THÉORIQUE
Chapitre 1 – Mémoire et apprentissage : Conception structuraliste et cognitiviste
1. La mémoire de travail : Un système à capacité limitée en trois composantes
1.1. Une mémoire à capacité limitée
1.2. Modèle(s) de la mémoire de travail
2. La mémoire à long terme : Structure et apprentissage
2.1. Mémoire explicite et mémoire implicite
2.2. Connaissances biologiquement primaires ou secondaires
3. Dépasser les limites de la mémoire de travail
3.1. L’effet de la mémoire experte
3.2. Construction et automatisation des schémas
4. Conclusion
Chapitre 2 – Principes de psychologie cognitive pour la conception de e-learning
1. La théorie de la charge cognitive
1.1. Architecture cognitive humaine
1.2. Charge cognitive, charges cognitives
2. La théorie cognitive de l’apprentissage multimédia
2.1. La théorie du double codage
2.2. L’apprentissage actif
2.3. Le modèle de Mayer
3. Documents pédagogiques et e-learning
3.1. Le e-learning
3.2. L’apprentissage hybride ou blended learning
4. Conclusion
Chapitre 3 – Apprentissage procédural et transmission des connaissances procédurales
1. L’apprentissage procédural
1.1. Connaissances procédurales et règles de production
1.2. Les trois phases de l’apprentissage procédural
1.3. L’atomisation de l’action : Une spécificité de l’apprentissage procédural
2. Aspects cognitifs de l’apprentissage procédural : Comprendre, agir, répéter
2.1. Comprendre : Le traitement des instructions
2.2. Agir : La réalisation de la procédure
2.3. Répéter pour apprendre
3. Conception des documents procéduraux
3.1. Objectifs de l’utilisation d’instructions
3.2. Concevoir des documents procéduraux pour faciliter leur traitement
3.3. Concevoir des documents procéduraux pour l’action et la répétition
4. Conclusion
Chapitre 4 – La simulation médicale pour l’apprentissage
1. Qu’est-ce que la simulation ?
1.1. Objectifs de la simulation
1.2. Fidélité(s) de la simulation
2. Objectif de formation : la simulation pour l’apprentissage
2.1. La situation de simulation : une mise en situation couvrant plusieurs étapes
2.2. L’utilisation de la simulation pour l’apprentissage : une taxonomie
3. Spécificités de la simulation médicale
3.1. La simulation médicale pour l’apprentissage : une taxonomie
3.2. La simulation médicale pour l’apprentissage : un impératif éthique
3.3. Avantages et inconvénients de la simulation médicale
4. Efficacité pédagogique de la simulation en médecine
4.1. Les méthodes d’évaluation de l’efficacité de la simulation
4.2. L’étude de l’efficacité de la simulation
5. Conclusion
Conclusion

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