Approche intermédiale dans Tous les matins du monde de Pascal Quignard

Les musiciens

   La littérature française contemporaine nous invite à changer nos habitudes de lecteur passif en nous proposant des œuvres avec des indices qui permettent de repérer la présence d’arts et de médias (cinéma, musique, peinture, etc.) dans le texte littéraire. C’est le cas du roman-photo avec lequel la littérature utilise l’image pour accroitre la diversité des genres romanesques. C’est, du reste, ce que Jan Beatens a fait remarquer dans l’article qu’il a publié dans un numéro spécial de la revue Fabula LHT : « De plus en plus, on a l’impression que les pratiques artistiques se mélangent et qu’on évolue rapidement vers une structure à la fois, et paradoxalement peut-être, hybride et globalisée. Hybride, puisque les frontières entre les arts, les médias, les genres, les registres, se brouillent. Globalisée, puisque toutes ces formes sont maintenant prises en charge par un dénominateur commun, celui de l’infrastructure numérique (…)12 » Beatens explique le décloisonnement des frontières entre les médias. Ce phénomène affecte aussi les arts. Pensons aux rapports entre littérature et image (peinture), littérature et cinéma, littérature et musique etc. En ce qui nous concerne, nous essayerons de voir comment il est possible de repérer la présence de la musique en littérature et quelles implications résultent du passage d’un médium à un autre. Des critiques comme Irina O. Rajewski, Audrey Vermitten et Jane-Marie Clerc ont abordé la question. Ils partaient tous d’un point commun. Il s’agit d’identifier des indices, les traits qui appartiennent à d’autres arts (le cinéma, la peinture, la musique, etc.) et que l’on retrouve dans le texte. Ces traces sont diverses et variées. Il y a des indices explicites, des indices implicites et des indices paratextuels, puisés dans le co-texte du roman. Il faut toutefois souligner que le simple repérage de ces indices ne permet pas d’effectuer une analyse intermédiale. Il faut donc ajouter une dimension qui a été prise en charge par l’étude d’Umberto Eco, Lector in fabula. Cette étude permet de cerner le rôle du lecteur et celui de l’écrivain dans le processus de lecture et de compréhension du texte littéraire. Elle met en exergue les compétences du lecteur qui doit, surtout dans le cas où les indices sont implicites, avoir les connaissances requises, ou, du moins, effectuer une lecture approfondie pour isoler ces indices dans le texte. Dans cette étude, Eco donne les stratégies que l’écrivain utilise afin d’orienter le lecteur. C’est ainsi qu’il évoque la notion de « lecteur modèle ». Ce dernier est intégré dans le texte dans le but d’influencer la compréhension et l’interprétation du texte. Ce qui détermine le statut du lecteur : il doit avoir ce qu’Eco appelle une « encyclopédie » de connaissances, qui lui permet de comprendre la portée du texte soumis à sa réflexion. Voilà comment il attire l’attention du lecteur : « Un texte, tel qu’il apparait dans sa surface (ou manifestation) linguistique, représente un chaine d’artifices expressifs qui doivent être actualisés par le destinataire. (…) Parce qu’il est à actualiser, un texte est incomplet et cela pour deux raisons. » En fait, le lecteur, le destinataire du texte a un travail peut-être non-voulu par l’auteur, (le destinateur) mais par les contraintes de la langue : « D’abord parce qu’un texte est un mécanisme paresseux (ou économique) qui vit sur la plus-value de sens qui y est introduite par le destinataire, et ce n’est qu’en cas d’extrême pinaillerie, d’extrême préoccupation didactique ou d’extrême répression que le texte se complique de redondances et de spécifications ultérieures (…) Ensuite parce que, au fur et à mesure qu’il passe de la fonction didactique à la fonction esthétique, un texte veut laisser au lecteur l’initiative interprétative, même si en général il désire être interprété avec une marge suffisante d’univocité. Un texte veut que quelqu’un l’aide à fonctionner.»

Les instruments

   Certains indices permettent de remarquer que l’art de la musique est au centre de l’intrigue. Le premier indice qui permet au lecteur de tourner son attention vers cet autre média est l’évocation d’un instrument : la viole (instrument de musique à cordes et à archet, et dont la touche portait des frettes, utilisé en Europe à partir du XVe siècle). Quelle est l’importance de la viole pour qu’elle soit évoquée autant de fois dans la littérature de Quignard ? Nous tenterons dans un premier temps de comprendre l’importance de cet instrument dans le contexte historique de Tous les matins du monde. Dans un second, nous nous pencherons sur l’étude de Rajewski pour voir si ce qu’elle nomme références intermédiales (intermedial references) peut concerner la viole. En fin, nous tâcherons de voir les finalités intermédiales de l’instrument dans l’œuvre de Quignard. La viole a connu son apogée à la cour du roi Louis XIV avant de mourir lentement pour réapparaitre à notre époque. Cet instrument est celui de grands maitres dont Marin Marais et Sainte Colombe. Les hommes de cette époque ont souvent cherché dans les instruments de musique des sonorités proches de la voix humaine et la proximité du son de la viole a constitué une expérience unique. Elle fut très appréciée dans la musique baroque. Au cours de la période baroque, la musique instrumentale s’émancipe et nait véritablement. Elle ne se contente plus d’accompagner ou de compléter une polyphonie essentiellement vocale. Elle élabore désormais ses propres structures, adaptées à leurs possibilités techniques et expressives. Les deux pôles de la musique baroque sont l’Italie et la France, dont les styles sont opposés malgré des influences réciproques. Le style baroque se caractérise notamment par l’importance du contre-point puis par une harmonie qui s’enrichit progressivement, par une expressivité accrue, par l’importance donnée aux ornements, par la division de l’orchestre avec basse continue, qui est nommé ripieno, par un groupe de solistes qui est le concertino et par la technique de la basse continue chiffrée comme accompagnement de sonates. C’est un style savant et sophistiqué. Le style baroque exprime aussi beaucoup de contrastes : les oppositions notes tenues/notes courtes, graves/aigues, sombres/claires (un accord majeur à la fin d’une pièce mineure) ou alors l’apparition du concerto (dialogue) qui met en opposition un soliste au reste de l’orchestre, l’opposition entre pièces d’inventions et pièces construites. La musique baroque est donc instrumentale. Parmi les instruments où s’exprime cette musique, la viole occupe une place enviable. Ce même instrument a une figure centrale dans Tous les matins du monde. Il est l’outil qui associe les deux personnages énigmatiques du roman. Mais l’instrument de Sainte Colombe est originale puisqu’il « ajouta une corde basse à l’instrument pour lui doter d’une possibilité plus grave… » Cela a une conséquence directe sur sa musique. C’est peut-être ce qui justifie le fait qu’il soit un « maitre réputé » en ce sens que son instrument « arrivait à imiter toutes les inflexions de la voix humaine : du soupir d’une jeune femme au sanglot d’un homme qui est âgé, du cri de guerre de Henri de Navarre à la douceur d’un souffle d’enfant…» Le contexte diégétique dans lequel Sainte Colombe est placé contribue à attirer l’attention du lecteur vers la musique. En fait, l’art de la musique est rendu présent par une insistance sur les finalités d’un instrument de musique. Sainte Colombe donne une certaine sacralité à la viole. Ce qui le pousse à refuser le fait qu’elle soit utilisée en vue d’un succès mondain. C’est d’ailleurs la cause de sa discorde avec son élève, Marin Marais. Lorsque Monsieur de Sainte Colombe a eu écho que son élève joue à la cour du roi, il ne pouvait masquer sa colère contre ce dernier. Il va même jusqu’à briser l’instrument. Ceci a peut-être un caractère symbolique : l’instrument qui a été utilisé pour briller à la cour du roi n’est pas un instrument de musique mais plutôt une machine à fortune. Cela se fait remarquer quand il conscientise désormais Marin Marais : « Un instrument n’est pas la musique. Vous avez là de quoi vous rachetez un cheval pour pirouetter devant le roi.» La viole joue aussi un rôle capital sur l’intrigue surtout sur la famille de Monsieur de Sainte Colombe. C’est elle qui explique les premières colères de Toinette. Celle-ci ne pouvait pas accepter l’idée que sa sœur joue avec son père. Voilà une preuve vivante que la viole est importante dans cette famille. C’est, du reste, pour cela que Sainte Colombe, après un long moment de discussion avec Monsieur de Pardoux sur comment célébrer la fête de pâques, décide d’offrir une viole à Toinette, signe de maturation. La prise en considération de l’instrument par le narrateur permet de constater que le roman, malgré une faible adéquation modale avec les instruments, ajoute des schèmes de la composition musicale. La construction syntaxique qui accompagne la viole est souvent conçue pour modéliser la médialité de la musique. Celle-ci est visible dès la première évocation de l’instrument : « …la viole qui connaissait alors un engouement à Londres et à Paris» Dès lors, le lecteur devra s’attendre à un roman qui accordera une place importante à la viole. Cela parce que l’histoire dont il s’agit se passe à Paris à une époque où le violoncelliste réputé était bien apprécié. En effet, les habiletés de Sainte Colombe vis-à-vis de la viole font qu’il est (ce qui relève du paradoxe) courtisé par le roi. Ce dernier envoie d’abord son musicien Monsieur de Caignet (sans succès). Il délègue ensuite une poule composée de son musicien et de l’Abbé Mathieu. Celle-ci n’arrache que la colère du « musicien réputé ». La viole de Sainte Colombe constitue, dans cette circonstance, le visa qui mène à la cour du roi. Voilà certainement la lecture que Quignard insinue à son lecteur : il l’invite à voir l’importance, la force de la viole sur le plan social mais aussi pour la compréhension de l’œuvre. Ecoutons le discours de l’Abbé Mathieu qui illumine parfaitement la pensée de Quignard : « Les musiciens et les poètes de l’Antiquité aimaient la gloire et ils pleuraient quand les empereurs ou les princes les tenaient éloignés de leur présence.» Grâce à la viole donc, Sainte Colombe devrait être accueilli « parmi les musiciens de la chambre de Sa Majesté ». Mais suivant l’acception de la musique chez Sainte Colombe, il serait surprenant de découvrir qu’il utilise l’instrument à cette fin. En revanche, le narrateur associe la viole du succès à un autre personnage. Il s’agit de Marin Marais, l’élève de Sainte Colombe. La conception du musicien prônée par le jeune élève ressemble, sur beaucoup de points, à celle des musiciens de notre époque. En fait, la musique est avant tout un partage, une communion avec d’autres musiciens et aussi avec un public. Le vrai musicien joue en exprimant ses émotions (ce que fait Sainte Colombe) et transmet une partie de lui-même (ce qu’il refuse de faire). Par contre, Marin Marais a bien perçu cette finalité mais il y ajoute le succès mondain. Par cette approche, le narrateur nous pousse à entrevoir l’état psychologique du jeune-homme. En fait, la lecture cachée derrière cet instrument de Marin Marais est l’hypocrisie du personnage. Il faut, pour s’en rendre compte, réfléchir sur cette introspection « C’est alors qu’il s’était dit qu’il allait quitter à jamais sa famille, qu’il deviendrait musicien, qu’il se vengerait de la voix qui l’avait abandonné, qu’il deviendrait un violiste renommé»

Les chansons

   La littérature de Quignard et la musique ont établi très tôt dans le roman des liens privilégiés. La chanson, en particulier, a constitué un modèle dans la création romanesque de cet homme de Lettres. En prenant en compte le nouveau champ d’étude qui est l’intermédialité, Quignard inscrit des chansons dans la narration. Ainsi, des interférences musicales dans le texte seront mises en évidence. Elles désignent dans une certaine mesure une sorte de superposition de deux phénomènes vibratoires. C’est exactement ce que semble faire Quignard lorsqu’il insère une chanson dans le courant de la narration :
Il est mort pauvre et moi je vis comme il est mort
Et l’or
Dort
Dans le palais de marbre où le roi joue encore. Cette chanson ne joue pas le rôle d’un facteur dans l’élaboration et le développement du récit. Elle intervient lumineusement sur l’aspect narratif. En fait, avec cette insertion, le récit est suspendu par une intervention lyrique. Celle-ci constitue naturellement une rupture de la forme narrative mais elle assure en même temps le rôle de suroffre dans l’expression poétique de la douleur. A ce niveau du récit, la narration semble être emprisonnée par la circularité de la chanson. A travers cette mise en scène du lyrisme de Sainte Colombe, le narrateur nous invite à voir, dans la narration, le caractère fantasmatique de l’amour du père en vers ses enfants. Cet amour est perceptible dans la mise en relation entre cette chanson et le passage qui la précède : « Il était aussi violent et courrouçable qu’il pouvait être tendre. Quand il entendait pleurer la nuit, il lui arrivait de monter la chandelle à la main à l’étage et, agenouillé entre ses deux filles et chanter : » D’autre part, cette chanson permet de montrer la volonté de désintéressement du personnage principal qui se réduit brutalement au silence dans le passage qui suit la chanson. Bref, cette chanson est une mise en relation des deux dimensions autour desquelles l’étude de Sainte Colombe pourrait s’accrocher : excentricité et amour. Il faut cependant remarquer que la chanson dans le texte n’est pas spécifiquement celle-là. Le narrateur n’a pas manqué d’insérer d’autres chansons mais celles-ci sont moins visibles que la première. Il ne les décrit pas ; il les évoque. C’est maintenant au lecteur de découvrir ce qui se cache derrière ces évocations. Dans le premier chapitre, le narrateur nous informe que la viole de Sainte Colombe « arrivait à imiter toutes les inflexions de la voix humaine ». Il faut entendre par là que la viole ne faisait que chanter puisque la chanson se définit généralement comme étant une musique de la voix humaine. Ainsi, les partitions évoquées dans le texte correspondent à ce que nous pourrons appeler des chansons instrumentales. Instrumentale parce que les sons que l’instrument émet peuvent varier et imiter des voix différentes au cours de la même chanson. A partir du même instrument, Sainte Colombe donne des concerts réputés. La viole, ainsi considérée, constitue à elle seule un médium. A travers cette entrée, la viole offre des perspectives nouvelles dans le but de valider l’idée selon laquelle il y aurait une forte présence de la chanson instrumentale dans le roman. Cet instrument de musique forgé par le compositeur (Sainte Colombe ajouta une corde basse) donne à lire l’image de l’ensemble de La comédie humaine en ce sens que cette viole peut remplacer tout l’orchestre. C’est dans cette logique que Bruno Angés affirme : « les hommes ont souvent cherché dans les instruments des sonorités proche de la voix humaine, la proximité du son de la viole est une expérience unique. » Selon cette pensée, la viole est, en même temps, un assemblage qui dissemble la technique de toutes les voix dans une harmonie vibrante. Elle décrit ainsi des récits. Elle oriente la réception de l’œuvre, forçant le lecteur à décoder dans la musique entendue mentalement, une histoire inscrite dans les sonorités instrumentales associées à des images, à des idées voire à des intrigues. Par exemple, en intitulant une de ses compositions la Barque de Charon, Sainte Colombe suggère certainement l’élément qui le sépare de son épouse. L’intérêt de ce titre apparait dans le film de Corneau. Sur l’estocade de l’épée de Sainte Colombe, l’on voit le nocher. En plus, le manche de la viole du maitre est travaillé comme la proue d’un navire et une fois ramenée sur la barque, madame de Sainte Colombe disparait. Marin Marais, à travers une métaphore, assimile la barque à la mort : « La barque a coulé. J’ai aimé des filles qui sont sans doute des mères. J’ai connu leur beauté ». Si alors le nocher est chargé de conduire une barque, le Charon est le nocher infernal. La Barque de Charon a donc une figure symbolique dans le roman. Elle traduit en réalité la cause de la disparition de madame de Sainte Colombe. Il convient également de remarquer qu’il y a une troisième forme de chanson autant importante que les deux déjà citées. Il s’agit de la chanson de chœur. La chorale qui est une chanson plus spirituelle que littéraire est très déterminante dans le roman. Elle est même la raison pour laquelle le roman obéit à cette structure. En fait, si Marin Marais n’avait pas échoué à la cour, son contact avec Sainte Colombe n’allait, probablement, pas avoir lieu comme en témoigne ce passage : « Durant six mois Monsieur Maugars l’avait fait travailler puis lui avait enjoint d’aller trouver Sainte Colombe » Pour rappel, Marin Marais était allé chez Monsieur Maugars parce qu’il était prié de « sortir de Saint-Germain-l’Auxerrois » Cette histoire de chorale qui semble être un court passage désintéressé est en effet ce qui alimente le roman. C’est en réalité l’élément qui permet d’inscrire le héros dans la progression du récit. Toutes les études de relation entre différents personnages ont, comme socle, le personnage de Marin Marais. C’est dans cette logique que l’on parlera des relations entre Sainte Colombe et Marin Marais, entre Madeleine et Marais, Toinette et Marais.

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Table des matières

Introduction
Première partie : l’encyclopédie musicale
Chapitre1 : l’orchestre de musique dans le roman
1.1-les musiciens
1.2-les instruments
1.3-la cabane de Sainte Colombe
Chapitre2 : la médialité sonore
2.1-les répétions
2.2-les chansons
2.3-la musique comme thème central
Deuxième partie : la musique, la littérature et le langage
Chapitre3 : la musique comme référence esthétique dans Tous les matins du monde
3.1-l’espace sonore
3.2-une leçon de musique
3.3-l’importance de la musique sur l’intrigue
Chapitre4 : le son, un signe linguistique
4.1-la musique comme rappel du perdu
4.2-la musique, un sujet d’énonciation
4.3-les fonctions de la musique
Conclusion
Bibliographie

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