Cette thèse a pour objet l’étude des patrons de biodiversité et des processus qui la sous-tendent au sein de l’écosystème marin remarquable que constituent les forêts de laminaires. La biodiversité se définit au sens littéral comme la diversité du vivant ; or le vivant est un objet complexe qui peut s’appréhender à une multitude d’échelles hiérarchiques depuis la molécule jusqu’à la biosphère. Les écologues s’intéressent principalement à trois niveaux hiérarchiques de la biodiversité imbriqués les uns dans les autres (Krebs 2001, encadré 1), qui sont également ceux reconnus par la Convention sur la Diversité Biologique (CDB, 1992). Le niveau le plus évident à appréhender, peut-être parce qu’il est généralement visible à l’œil nu par toute personne qui observe un milieu naturel, est celui de la diversité des espèces (diversité spécifique). La variabilité au sein de ces espèces représente le plus petit niveau de biodiversité : la diversité génétique. Enfin, les espèces se répartissent dans différents écosystèmes qui constituent le dernier et plus grand niveau de biodiversité (diversité écosystémique).
D’autre part, la biodiversité est une entité dynamique : les gènes, les espèces et les écosystèmes évoluent dans le temps. Sur de larges échelles de temps, des gènes disparaissent tandis que de nouveaux apparaissent par mutation, des espèces s’éteignent tandis que de nouvelles apparaissent par spéciation et les milieux de vie ces espèces (et par conséquent les écosystèmes) changent au gré des conditions climatiques et géologiques. Cette dynamique peut s’observer sur des échelles de temps plus courtes : par exemple, au cours du siècle dernier, de nombreuses espèces ont migré (le plus souvent vers les pôles) en réponse au changement climatique (Thomas 2010). Même à l’échelle d’une année, les assemblages d’espèces à un endroit donné changent en fonction des saisons et des éventuelles perturbations. Par ailleurs, la biodiversité se structure à plusieurs échelles spatiales, depuis l’échelle locale jusqu’à celle des régions biogéographiques .
Approche historique de la génétique des populations : partir de modèles nuls pour inférer les processus
La génétique des populations s’est principalement basée sur des modèles théoriques pour expliquer la distribution des fréquences alléliques au sein des populations. Au début du 20ème siècle, les allèles sont des entités abstraites et le polymorphisme est largement sousestimé, aussi les premiers modèles de génétique de populations se sont d’abord intéressés à l’évolution des fréquences alléliques dans le temps plutôt qu’au maintien du polymorphisme. Le premier modèle de l’évolution des fréquences alléliques d’une génération à une autre au sein d’une population isolée fût proposé de manière indépendante par le mathématicien anglais Hardy (1908) et le physiologiste allemand Weinberg (1908). Le modèle de HardyWeinberg décrit la structure génotypique au sein d’une population idéale en fonction des fréquences alléliques de la population. Derrière le terme « idéale » se cachent des hypothèses fortes : une population idéale est de taille infinie (pas de dérive), isolée (pas de migration), non soumise à la sélection, au sein de laquelle il n’y a pas de mutation et les individus se reproduisent au hasard (panmixie). Le modèle d’Hardy-Weinberg constitue donc une hypothèse nulle, les alternatives étant que la population soit soumise à une ou plusieurs des quatre forces évolutives précitées. La génétique des populations est donc une discipline qui s’appuie sur un ou plusieurs modèles théoriques pour inférer ou tester des processus évolutifs. Rapidement, deux écoles s’affrontent au sein de la discipline selon l’importance donnée à la sélection ou à la dérive. Ainsi, Fisher et Haldane ont consacré une importante partie de leurs travaux à étudier la dynamique d’installation de mutations faiblement favorables dans différents contextes sélectifs (Fisher 1922, 1930 ; Haldane 1927 ; 1932) tandis que Wright s’intéresse principalement aux effets du hasard dans les populations de petites tailles et en considérant non plus des populations isolées mais des populations interconnectées, dont la diversité et la structure génétique dépend d’un équilibre entre migration et dérive (Wright 1931, 1940). Kimura & Weiss (1964) affinent ce modèle en intégrant le fait que la dispersion est limitée et n’est possible qu’entre des populations proches (« stepping stone model »). Les premières études sur le polymorphisme enzymatique publiées dans les années soixante montrent que contrairement aux attendus le polymorphisme est important (Lewontin & Hubby 1966 ; Harris 1966). Ces résultats alimentent le débat sur le rôle relatif de la sélection et des processus stochastiques dans le maintien du polymorphisme. Dans ce contexte, Kimura émet l’hypothèse que la majorité du polymorphisme découle de l’évolution par dérive d’allèles mutants neutres (Kimura 1968) : c’est la théorie neutraliste de l’évolution moléculaire. A la même période, Levins (1968) formalise l’étude des populations dans un contexte spatialisé avec l’émergence du concept de métapopulation, définissant chaque espèce comme « une population de populations qui sont fondées par des colonisateurs, survivent pour un temps, produisent des migrants et finalement disparaissent » et soulignant le fait que « la persistance d’une espèce dans une région dépend de l’efficacité avec laquelle le taux de colonisation contrebalance le taux d’extinction locale ». Par la suite, de nombreux tests de neutralité testant la conformité des données de diversité génétique observées à celles attendues sous un modèle nul où la sélection ne joue aucun rôle vont être développés, permettant de détecter les signatures de la sélection et des variations démographiques au sein des populations.
Approche historique de l’écologie des communautés : expliquer les patrons observés avec des processus déterministes
Dès son origine, l’écologie des communautés a cherché à expliquer comment les espèces pouvaient coexister. Les premières réponses théoriques à cette question furent apportées par Lotka et Volterra qui modélisèrent la dynamique de deux populations d’espèces compétitrices (Lotka 1925 ; Volterra 1926). Dans leur modèle, le devenir des populations est influencée d’une part par la compétition entre individus d’une même espèce et d’autre part par la compétition entre individus d’espèces différentes. Les deux espèces ne peuvent coexister que dans un cas particulier : quand la compétition intra spécifique est plus forte que la compétition inter-spécifique. Cette situation étant rare, il a été suggéré que deux espèces en compétition pouvaient difficilement coexister de manière stable, l’une finissant par exclure l’autre : c’est le principe d’exclusion compétitive testé dans les expériences de Gause en 1938 (Hardin 1960). La coexistence des espèces observée de manière durable dans les communautés naturelles implique donc que les espèces diffèrent par leurs besoins au moins en partie. Ce constat est à l’origine du concept de niche écologique proposé par Hutchinson en 1957 et qui dominera l’écologie des communautés jusqu’à la fin du 20ème siècle : chaque espèce peut se définir par sa niche, c’est-à-dire l’ensemble des conditions biotiques et abiotiques qui permettent sa croissance et sa persistance. Dans une communauté locale, les espèces peuvent coexister de manière durable si et seulement si leurs niches diffèrent un minimum, des espèces ayant des niches trop similaires ne pouvant coexister (Mac Arthur & Levins 1967). Ainsi, dans cette vision déterministe des communautés, le mécanisme principal à l’origine des patrons de diversité spécifique est la compétition inter-spécifique.
Tout comme Wright développa la génétique des populations dans un cadre spatial plus large que la seule population isolée, Mac Arthur et Wilson développèrent en 1967 la théorie de la biogéographie insulaire dans laquelle il est proposé que le nombre d’espèces observé à un moment sur une île s’explique par un équilibre entre le taux de colonisation par de nouvelles espèces à partir du continent le plus proche et le taux d’extinction des espèces. Cette théorie reconnaît pour la première fois (bien que ce soit de manière implicite) l’importance des facteurs neutres (colonisation et extinction) en écologie des communautés. Cependant, alors que la génétique des populations pose clairement l’hypothèse nulle de neutralité dans ses différents modèles, il faut attendre 2001 et la « théorie neutraliste unifiée de la biodiversité et de la biogéographie » d’Hubbell pour avoir une référence neutre en écologie des communautés. Dans sa théorie, Hubbell pose l’hypothèse que toutes les espèces sont équivalentes en termes de niche écologique (pas de sélection) et que la structure des communautés est simplement le fruit de processus stochastiques (dérive). Malgré son apparente simplicité, la théorie neutraliste permet d’expliquer de nombreux patrons de diversité spécifique classiquement observés (Hubbell 2001 ; Chave 2004). Au cours des années qui ont suivi la publication de la théorie neutraliste de la biodiversité, sa validité par rapport à la théorie (sélectionniste) des niches écologiques a suscité de vifs débats. Cependant, il est depuis quelques années communément admis que les deux théories ne sont pas forcément incompatibles (Leibold & McPeek 2006), la diversité spécifique étant façonnée dans le temps et dans l’espace à la fois par des processus stochastiques et déterministes. Des théories permettant de discuter l’importance relative des processus dans un cadre spatialisé se sont développées, comme celles des métacommunautés (i.e. un ensemble de communautés locales qui sont connectées entre elles par la dispersion d’espèces potentiellement en interaction) (Leibold et al. 2004 ; revu par Logue et al. 2011, voir encadré 3). Ces auteurs distinguent quatre paradigmes de la théorie des métacommunautés, en fonction de l’importance relative qu’elles attribuent à la dispersion, aux évènements stochastiques, aux filtres environnementaux abiotiques et aux interactions biologiques. Récemment, et dans le but d’unifier le cadre conceptuel en écologie des communautés, Vellend (2010) a proposé qu’à l’instar de la génétique des populations, les processus façonnant la diversité spécifique pouvaient être regroupés en seulement quatre classes : la dérive, la dispersion, la sélection et la spéciation ; ces quatre classes couvrent les quatre processus décrits dans la théorie des métacommunautés (Vellend 2010 ; Tableau 1).
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Table des matières
Introduction
1. Présentation du contexte général : comprendre les patrons d’organisation de la biodiversité aux deux niveaux intra et inter spécifiques
Approche historique de la génétique des populations : partir de modèles nuls pour inférer les processus
Approche historique de l’écologie des communautés : expliquer les patrons observés avec des processus déterministes
Diversité spécifique et diversité génétique : processus similaires et patrons corrélés ?
2. Présentation du modèle d’étude : les forêts de laminaires des côtes bretonnes
Les forêts de laminaires : un écosystème riche, exploité et vulnérable
Caractéristiques de la zone d’étude
Les laminaires sur le littoral breton
Caractéristiques des deux espèces étudiées
3. Problématiques spécifiques abordées dans la thèse
I. Evolution temporelle des communautés de macroalgues : variabilité saisonnière, réponse au changement global et standardisation des suivis
1. Variations saisonnières dans les communautés de macroalgues
2. Réponses des communautés d’algues rouges au changement global des vingt dernières années
3. Optimiser et standardiser la caractérisation de la diversité spécifique : apports du barcode
II. Diversité, résilience et stabilité des populations et des communautés : rôle des phases macroscopiques et microscopiques des laminaires
1. Rôle de la phase macroscopique de L. digitata sur les communautés
2. Rôle de la phase microscopique de L. digitata sur les populations
III. Organisation spatiale de la diversité génétique, de la diversité spécifique et de la corrélation entre ces deux niveaux de biodiversité : des patrons aux processus
1. Comparaison des patrons d’organisation spatiale entre différents niveaux de biodiversité : quels processus révèlent-ils ?
Organisation spatiale de la diversité génétique
Organisation spatiale de la diversité spécifique
Variabilité des patrons de biodiversité et des processus qui la façonnent selon le milieu, le niveau de diversité et l’échelle spatiale considérée
2. Comprendre les patrons de corrélation entre diversité génétique et diversité spécifique : apports des données empiriques et des modèles
Inférer les processus qui sous-tendent les patrons de corrélation entre diversité génétique et diversité spécifiques à différentes échelles spatiales : attendus théoriques et études empiriques
Utilisation de modèles pour inférer l’importance relative des différents processus à l’origine d’une corrélation entre diversité génétique et spécifique
Conclusions