Une structure collinéenne
La collaboration qu’entretient Guerra avec le cinéaste Michelangelo Antonioni se profile comme l’un de ces sommets. 1960, L’avventura, première association des deux auteurs, constitue probablement le tournant le plus décisif de la carrière du poète et scénariste romagnol. Celle-ci les lie sur plus de quarante ans, avec un total de dix collaborations marquant pour certaines les orientations esthétiques du cinéma d’après-guerre, tout en permettant à Guerra d’assumer une position marginale vis-à-vis de prérogatives assignées au scénariste. S’affirmant dans le paysage cinématographique italien, Guerra gagne d’ailleurs en reconnaissance et publie à partir de 1967 chez Bompiani ; maison d’édition lui assurant une distribution nationale.
Si le film en question représente très tôt une production cinématographique majeure, dynamitant les réflexions tenues jusqu’alors sur le médium, il semble aujourd’hui encore se voir affublé d’une aura toute particulière ; « révolutionnaire » diront certains, du fait même des « innovations de langage et de récit» qu’il propose. Mais de telles affirmations ne sont pas sans nous interpeller quant à la responsabilité possible de Guerra dans ce résultat si commenté ; constat qui interroge frontalement la technicité tout comme la poéticité de l’écriture du récit scénaristique que nous propose L’avventura à travers sa structure narrative.
Discuter de cette structure narrative comme maillon d’une réflexion moderniste portée sur le langage cinématographique revient à la penser, pour le compte de Guerra, comme un entre-deux liant les modalités d’une communication poétique peaufinée aux côtés de Casadio (fig. 5), à celles d’une expression scénaristique élaborée sur l’enseignement de De Santis. À la manière d’une colline, cette structure relie l’étendue de la plaine à l’escalade d’un mont. Il nous faut donc la considérer pour ses deux versants : d’une part, comme un ensemble qui schématise les composantes du récit scénaristique à la manière d’un diagramme, et d’autre part, comme une suggestion influençant, par la justesse de ravines poétiques striant ledit diagramme, toute la perception du spectateur et l’interroge sur ce que peut un récit cinématographique.
Un diagramme imparfait
Dans une préface à ses scénarios édités en 1963, Antonioni décrit ses scénaristes comme des « assistants très utiles et fonctionnels dans la construction de la narration », ajoutant au sujet de Guerra, « [qu’il était un] parfait technicien de la narration». Il est vrai que par cette affirmation, le cinéaste de Ferrara inscrit le rôle de son collaborateur dans le prolongement d’une logique corporatiste selon laquelle s’établit une stricte répartition des tâches. Toutefois, les directives approximatives que cette science de l’assistanat est censée appliquer profitent également d’une absence de transparence pour intégrer des éléments qui sont, eux, issus des expériences respectives de tous les autres scénaristes, invités à prendre part à la construction du récit, démystifiant quelque peu la nature hiérarchique qu’une telle collaboration sous-tend. Car si Guerra est perçu par son metteur en scène comme un technicien, ce dernier insiste sur le qualificatif de poète qui lui est associé en affirmant de la phase d’écriture de L’avventura que « les visages [qu’il a] le plus souvent en face de [lui] sont ceux de Tonino Guerra et Elio Bartolini », ajoutant que « le premier, plus proche de lui, est un poète qui écrit en dialecte». En effet, la responsabilité technique du scénario, comme souvent chez le cinéaste romagnol, est divisée en trois différentes parts. La première étant réservée à Antonioni lui-même, c’est la seconde qui met surtout en relief le rôle de Guerra qui, quoique « plus proche » du réalisateur, se retrouve contraint de composer avec un tiers le plus souvent dramaturge : ici Elio Bartolini, romancier vénitien, troisième auteur de L’avventura. Ils travaillent conjointement « à la façon dont un personnage va parler », tel que le précise Guerra.
Officiant comme scénariste auprès du metteur en scène ferrarais depuis Il grido (Le Cri ; 1957), Bartolini ne semble pourtant pas inspirer auprès d’Antonioni les meilleurs sentiments. Nous lisons le cinéaste révéler à son ami Renzo Renzi, au détour d’une lettre, que Bartolini « n’est pas un homme de cinéma». La considération que le cinéaste attribue donc à Guerra, et que nous mesurons par la fréquence de leurs associations, ne vaut pas tant pour la force dramaturgique qu’il déploie que pour sa faculté à intercéder dans l’écriture cinématographique, comme un rouage consistant à produire du sens, une direction, une marche à suivre, un rythme. Nous avions au cours de notre chapitre sur Uomini e lupi, rappelé que l’élaboration d’un récit pour Guerra dépendait de la présence d’un personnage, et que ce celui-ci devait entrer en interaction directe avec le paysage dans lequel il s’inscrivait bon gré mal gré, formulant par ses errances solitaires et épineuses un véritable discours sur la façon de faire corps avec le monde. Monica Vitti, actrice principale du film, nous informe d’ailleurs qu’Antonioni, en créant un « monde poétique, un univers de raisons et d’émotions », accordait à l’interprétant la même place « qu’un paysage ou un son». Ce sont ses « gestes », ses « mouvements » dans le paysage qui traduisent les mots du scénario, la parole du scénariste, en des indices, « des marques visuelles » nécessaires à la représentation mentale de l’histoire du film à venir.
Une telle exploration littéraire du monde, composant ce que le géographe Guy di Meo ou encore Jean-Luc Godard nomme un « drame paysager», implique une dynamique imbriquant le personnage dans le paysage ainsi que le paysage dans le personnage. Selon cette réciprocité, nous devinons que les lieux du tournage de L’avventura communiquent aux auteurs un degré d’expression révélant chacun des personnages en fonction de ses traits, sa position, sa posture. Aussi choisir de tourner les images du film en Sicile orientale, entre les îles éoliennes et Noto, revient à considérer ses reliefs collinéens comme des marqueurs identitaires. Les personnages répondent à cet espace désertique composé à 62% de collines. Leur caractère accidenté, des pentes douces au sol aride, inaptes à la culture agricole, font d’elles des zones de traverse isolant l’arpenteur en quête de repos. Bombement orographique, renflement, la colline est respiration. Elle marque une pause que le personnage tente d’habiter, illustrant sa détresse en conséquence. Qu’il s’agisse d’une île, d’une élévation, la colline soutient sa parole qui n’est plus comprise à partir de ses interactions dialoguées mais par des interactions spatiales révélant l’intensité de sa présence ou de son absence au monde. Dérivant d’un versant à l’autre, ses fluctuations dessinent une rythmique dans la trajectoire du récit, à la manière d’une carte dans le scénario.
Le paysage sicilien, qu’incarnent les personnages dans leur va-et-vient à travers l’espace d’écriture, n’est pas ici qu’un territoire horizontal cerné par les limites logiques d’une pratique scénaristique d’après-guerre. Il est également fait de reliefs, d’altitude, de fractures, d’ondes. Le scénariste peut de toute évidence travailler le fond ainsi que la forme que le récit développe au fil de son avancée. Ce que nous visons ici, la structure narrative, tient au déroulement du récit, à l’agencement des scènes entre elles. Elle s’en trouve tout aussi discuté que le fond de l’histoire, communément appelé soggetto ou sujet. Influençant parfois même jusqu’à l’échelle globale du film en servant de feuille de route pour le tournage, la structure narrative nourrit également les prémices du montage, ce que les auteurs du cinéma italien nomment La scaletta, annexe ou bien échéancier narratif du récit scénaristique. Bien que la vision du scénariste-secrétaire soit très proche de celle qu’entretenait Antonioni vis-à-vis de ses assistants, la structure narrative dépasse de telles prérogatives en devenant un réceptacle pour la poésie de Guerra, développant un rapport d’interdépendance avec les images qu’elle est censée ordonner. D’ailleurs, le rôle et l’expertise de Guerra, pour le cas de L’avventura, et plus largement encore pour la filmographie antonionienne, appartiennent davantage au souci de l’arrangement technique qu’à la composition écrite. Ce que Guerra relève lorsqu’il dit.
Si Guerra rappelle que cette « structure de la narration », pour laquelle il fait un « effort », est un « élément très important du film », c’est parce que le travail qu’elle représente n’a pas véritablement d’équivalent dans le milieu scénaristique de l’époque. Célèbre et célébrée en son temps pour s’être éloignée du schéma narratif classique (incipit, élément déclencheur, péripétie, dénouement, explicit), la narration de L’avventura se détourne aussi des influences néoréalistes qui nourrissent l’écriture scénaristique des quatre précédents longs métrages d’Antonioni. Certes, aux trois scénaristes convoqués et crédités s’ajoutent officieusement d’autres auteurs tels qu’Ennio de Concini, Ennio Flaiano ou Monica Vitti, prolongeant la méthode collaborative d’une organisation collégiale et néoréaliste. Mais la singulière structure narrative que le film dévoile doit davantage aux expérimentations littéraires de son époque. D’après Luigi d’Amato, critique littéraire, la profonde influence qu’exerçait Gadda en Italie cantonnait la question narrative à des problèmes linguistiques « faisant du style et de la langue la question première du récit moderne». Or, s’il est vrai que Guerra fonde sa stylistique sur la mise en lumière d’un dialecte et se rapproche en conséquence de ce courant par l’emploi d’un verbiage particulier, il s’en éloigne diamétralement sur le plan formel. Les littérateurs gaddaniens, ajoute d’Amato, se focalisent pour la plupart sur cette seule donnée linguistique, ne se préoccupant que très peu des « expériences de nouvelles formes de techniques narratives qui mettent en crise la structure même du roman » du côté transalpin, d’Alain Robbe-Grillet à Nathalie Sarraute notamment. Faisant éclater l’idée de linéarité, du plan de l’intrigue, de l’omniscience du personnage, cette modernité propre à la narration du « nouveau roman » et qui peine à s’inscrire dans les dogmes littéraires de la péninsule italienne trouve paradoxalement un puissant écho du côté de sa production cinématographique. Ce que suggère par ailleurs d’Amato vis-à-vis de Guerra.
L’implication de Guerra, plus que participer à la structure interne du récit scénaristique, influence jusqu’à la perception des potentialités et puissances d’un récit cinématographique en oeuvrant activement au renouvellement des enjeux scénaristiques de son époque. Pellizzari l’évoque dans son étude : les influences littéraires de Guerra ont « intensifié » le style narratif d’Antonioni tout au long de sa tétralogie, au point de transformer des films présentant des lignes dramatiques conventionnelles en des oeuvres segmentées dont la structure narrative bouleverse la manière d’appréhender une histoire. À tel point que l’expression scénaristique s’en découvre dès lors hautement transformée, redéfinissant par la même les méthodes collaboratives entre scénaristes et cinéastes, mais orientant également le schéma de communication poétique installé entre eux vers des horizons plus lointains et surtout divers. Non content de toucher à la seule sensibilité du cinéaste collaborant avec lui, Guerra parvient à sensibiliser toute une génération de spectateurs, voire de potentiels auteurs voyant dans L’avventura une proposition cinématographique nouvelle, une tendance poétique à laquelle adhérer. C’est d’ailleurs auprès de cinéastes dits modernes, tels que Tarkovski, Fellini, ou Angelopoulos, admirateurs de ladite proposition antonionienne, que Guerra finit par se recommander en tant que scénariste et poète, se rendant pour ainsi dire indispensable à l’équation d’une modernité cinématographique.
L’action des calanchi
L’avventura est projeté au Festival de Cannes en mai 1960 et scinde la salle en deux : ceux y voyant une supercherie égocentrique et ceux y reconnaissant l’exaltation d’un cinéma libre dit « moderne ». Le film est défendu dans une lettre ouverte signée par plusieurs membres de la cinéphilie savante, Roberto Rossellini en tête, qui atteste d’une véritable prise de risque vis-à-vis des conceptions jusqu’ici admises de ce que devait ou non être un objet de cinéma. Mais cette même année voit aussi un autre cinéaste italien, Federico Fellini, remporter la Palme d’or avec La dolce vita, convoquant parmi sa foule de collaborateurs un certain Ennio Flaiano, lui-même impliqué de manière discrète dans le scénario du film d’Antonioni. De son côté, L’avventura rafle le Prix du Jury, accompagné de la mention suivante : « pour sa remarquable contribution à la recherche d’un nouveau langage cinématographique ». Or ce qui fait l’objet du scandale cannois concerne bel et bien cette structure manquée, éclatée, pensée par Guerra ; cette narration décousue, apparaissant inachevée et sujette à un traitement tout à fait inhabituel en regard de la production cinématographique mondiale.
Il nous suffit dès lors d’admettre que l’esprit antonionien, qui se construit déjà en fonction d’un regard tout à fait ancré, personnel, et d’une certaine idée du médium cinématographique, trouve grâce au schéma de communication poétique développé par Guerra les moyens d’une expression fidèle et limpide de son propre imaginaire. Que cette expression qui, jusqu’alors, lui faisait peut-être défaut puisqu’insuffisamment ou partiellement retranscrite, se retrouve, une fois la combinaison effectuée et consommée, si viable, si juste et si efficace qu’elle en marque la mémoire des cinéphiles du début des années 1960. Car forte d’un tel succès, la collaboration Antonioni/Guerra se solidifie et essaime les tournages de manière à ce que sortent trois autres films en l’espace de quatre ans : La notte (1961), L’eclisse (1962) et Deserto Rosso (1964). La célèbre tétralogie apparaît tout juste aux yeux du monde que déjà nombre de critiques et de littérateurs vantent le caractère innovant de l’entreprise narrative d’Antonioni, de cet « art de l’Interstice » comme écrivait Barthes97. Et même si pour la plupart ils ignorent, consciemment ou non, la part des coscénaristes dans l’élaboration de cette structure narrative, certains n’en sont pas moins poussés à se confronter au problème qu’elle pose en filigrane. C’est notamment le cas d’Alberto Boatto, critique d’art italien, pour qui ladite structure narrative constitue l’élément le plus important de la proposition stylistique d’Antonioni.
Dans un article destiné à l’analyse de l’oeuvre d’Antonioni, Boatto expose l’idée selon laquelle « l’innovation fondamentale [de Michelangelo Antonioni] concerne précisément l’évènement, le fait d’avoir soustrait l’évènement au despotisme étouffant du récit». Il définit ensuite cet évènement comme « un fait circonscrit et fragmenté, une sorte d’unité décimale que l’on peut obtenir en décomposant la trame globale de l’intrigue » et finit par conclure que, de ce constat, « le cinéaste a réussi à instaurer une nouvelle dialectique entre évènement et récit, fondée non pas sur la subordination, mais sur la possibilité». La thèse soutenue par l’auteur part donc d’un postulat qui semble déjà confirmer dès 1964 que les innovations narratologiques qu’apportent Antonioni par le biais de sa tétralogie sont avant tout d’ordre formel, qu’elles se rattachent à l’aspect structurel de la narration. Toutefois l’analyse de Boatto, qui décrit pourtant avec acuité les mécanismes stratifiant couche après couche la structure du récit scénaristique, se heurte à une négligence de poids. Si l’éloge que constitue l’article en question s’attache à décrypter « les structures narratives chez Antonioni », insinuant au passage par cette pluralité une évolution méthodologique au sein même de sa filmographie, l’analyse qui la soutient attribue l’élan de ce génie narratif à la seule cause du cinéaste ferrarais. L’absence totale de mentions des autres collaborateurs, et Guerra en premier lieu, est révélatrice des problèmes d’identification que pose la matière scénaristique puisqu’elle confond le degré d’implication du poète dans le travail de cette matière avec les convictions du cinéaste à qui cette matière appartient, lequel devient automatiquement l’unique responsable de l’établissement de cette « nouvelle dialectique entre événement et récit » au cinéma. Il est probable que la politique des auteurs et sa grille de lecture, particulièrement en vogue à cette époque, ait participé à la mise à l’écart des scénaristes. Il faut en effet attendre les années 1980 et une succession de prix attribués à des cinéastes tels que Visconti, Fellini ou Antonioni pour constater l’omniprésence des Suso Cecchi D’Amico, Ennio Flaiano ou Tonino Guerra qui leur sont respectivement associés, et que leurs paroles fassent l’objet d’entretiens. C’est notamment l’ambition du critique Lorenzo Pellizzari lorsqu’il écrit dès 1985.
La question du « revirement » du « style narratif » d’Antonioni est épineuse puisqu’elle sous-tend que l’empreinte de Guerra ne se limite plus à la matière scénaristique à laquelle il est ordinairement assigné mais influe sur le style direct du cinéaste, et donc sur sa mise en scène. Si en effet, jusqu’à Il grido du moins, l’intérêt d’Antonioni porte sur un type de communication où « la suggestion et le mystère l’intéressent plus […] que l’histoire en elle-même », nous notons « que les cadences, les structures narratives, les scansions rythmiques de l’histoire » ne bénéficient pas d’un traitement équivalent à celui de L’avventura101. Or, la question rythmique s’impose aujourd’hui comme une donnée majeure dans la reconnaissance du style antonionien ; si nous la corrélons toutefois avec la définition que tire Marielle Macé de cette notion de style.
En répondant du fond par le sens que la forme lui impose, le récit scénaristique, selon Guerra, dissimule son efficacité en inférant les choix du cinéaste, ceux des acteurs qui l’accompagnent. Car si la structure narrative est affaire « de prises de position dans un répertoire de possibles, inséparables des notions de choix, de variante, de propriété, de convenance» du côté des auteurs comme des personnages qui l’alimentent par leurs trajectoires, elle se définit aussi par le processus d’écriture, à travers une logique visant à produire un amas de signes distinctifs. Le poète-scénariste tend « à communiquer à autrui des marques de distinction, prendre place dans un système d’écarts, classer les autres en se classant soi-même, décliner des appartenances ou des refus par ses gouts et ses dégouts103». Si bien que nous ne pouvons réfléchir son rôle dans « la recherche d’un nouveau langage cinématographique » sans interroger l’étendue de sa contribution à la reconnaissance du style antonionien, ni celle du film dans sa manière d’offrir à ses spectateurs les charmes d’une modernité scénaristique. Ce que suggère Guerra :
Si la matière du discours et la manière de parler sont, d’après Pierre Bourdieu, « un témoignage parmi d’autres de la garantie de délégation dont il est investi», leur action guerraienne dans la dynamique du récit s’opère par éraflures, brisant l’anecdote et la globalité pour aider à la formation de ce que Barthes nomme des interstices et « dont L’avventura serait la démonstration éclatante114». Ceci est particulièrement vérifiable dans l’une des séquences de L’avventura, lorsque les deux nouveaux amants se perdent dans une rare campagne sicilienne. Sandro et Claudia, pensant arriver dans la petite ville de Noto, échouent en réalité dans un village désert, anonyme ; un de ces espaces déshumanisés, vides qu’évoquait Deleuze. Au loin, alors que la voiture sillonne les rues vides et contourne les maisons muettes, nous pouvons apercevoir un relief collinéen, strié à la manière des calanchi, entourant, intégrant le « cimetière » que décrit Claudia, bouleversée. Ils quittent alors cette désolation et se réfugient sur les hauteurs d’une colline environnante pour une autre action optique et sonore (fig. 7).
Le gros plan, qui semblait relever de l’interdit dans le langage cinématographique antonionien, comme le remarque Guy di Meo, s’impose dans un virage érotique grâce auquel le corps du personnage et celui du paysage ne font désormais plus qu’un (fig. 8). Leurs cheveux se confondent aux herbes hautes, les ondulations qui se dessinent dans la nuque de Claudia parcourent le soubresaut des brindilles balayées par le vent. Nulle parole n’est alors prononcée. Seule l’action parle, par le geste, dans le style, c’est-à-dire : par la manière d’habiter la colline, vers la consécration d’une jouissance entre personnage et paysage, entre le corps et le monde. À l’image, le sol herbeux et obscur est parsemé de rochers éclatants, sorte d’ombres blanches. Un train traverse la zone, réveillant dans son tumulte les deux amants, leur suggérant de reprendre la route et de migrer de cet interstice à un autre pour poursuivre le grand défilement d’un récit moderne réunissant « les temps morts et les espaces vides » afin de « tirer toutes les conséquences d’une expérience décisive passée». Tout comme l’évoque d’ailleurs Guerra, ancien prisonnier de guerre à Troisdorf, de l’expérience qu’il tire des paysages romagnols.
Antonioni et la source d’une transmission
C’est du fait de son statut de collaborateur de référence que la suggestion poétique de Tonino Guerra a pu irriguer toute la tétralogie d’Antonioni, au point qu’elle puisse présenter une homogénéité incontestable à travers laquelle s’est déployée ce que la critique a sitôt nommé le cinéma de l’incommunicabilité. En ce sens, l’expérience collaborative de La notte parachève celle de L’avventura puisqu’elle finit d’asseoir une véritable liaison entre les deux auteurs, de sorte que dans une détresse moindre que celle envenimant les difficiles conditions de productions de L’avventura, les modalités d’échange entre le cinéaste et son scénariste s’éclairent nouvellement123. Guerra commence à s’extraire d’un statut de scénariste qui le conditionnait techniquement et s’autorise des à-côtés représentés par un exercice en marge de l’écriture scénaristique : celui du jeu.
Ce qui nous intéresse présentement n’est donc plus l’« en-dedans » de cette matière scénaristique mais son « en-dehors », lequel obéit à d’autres lois, autorisant surtout les deux collaborateurs à se confronter de manière plus proche, plus intensive, mais aussi plus amicale. En représentant cet espace en marge de l’écriture, le jeu nous permet de mettre en perspective la dynamique vocale qui relie alors le scénariste au cinéaste, laquelle trouve pour terme un phénomène de dissolution au cours duquel se confondent deux voix d’origines romagnoles au profit d’un même paysage sonore. Deux mouvements spécifiques nous feraient ainsi face : l’un, mimétique, se servirait de l’espace du jeu pour pénétrer et restituer une réalité quand l’autre, lyrique, se chargerait de la transformer et de l’ordonner en fonction d’un ressenti.
Le premier établirait une expression horizontale des modes et des moyens qui l’ont fait naître en faisant le pari d’une vraisemblance entre la réalité du jeu de l’écriture collaborative et la représentation ou le reflet de ce jeu et de ses enjeux dans le film lui-même. Le second profiterait de l’essor de ce premier mouvement pour s’inscrire verticalement et ainsi déployer un chant qui n’imiterait ni ne resituerait le paysage sonore tel quel, mais le transformerait dans le but de faire émerger un ressenti particulier et personnel, dont la voix, au gré de toutes ses composantes, assurerait la transmission.
Le reflet du jeu
La voix poétique de Tonino Guerra influencerait donc tout autant les conditions d’une saisie du paysage sonore que la signifiance que ce dernier peut, et doit en fonction des ambitions d’Antonioni, transmettre. Ce qui lui permet d’aborder son mouvement mimétique comme pouvoir de composition et signe d’habileté technique s’exprime à travers une virulence dans leurs rapports, comme l’explicite le cinéaste ferrarais : « Avec Tonino nous avons de longs et violents débats, c’est de cette façon qu’il m’est utile». D’un autre côté, ce qui nous invite à considérer son mouvement lyrique, à savoir cette propension à faire émerger une subjectivité, est cette faculté que possède Guerra à rendre le silence tolérable. Antonioni ajoute ainsi à son propos : « Mais avec lui, je peux rester muet aussi longtemps que je le souhaite sans ressentir d’embarras. Et pour cela, il m’est encore plus utile».
La voix poétique de Guerra ménagerait donc à travers le jeu une place dans le processus d’écriture afin de permettre à la parole qu’elle véhicule de se transmettre selon un schéma de communication poétique spécifique, comme il le faisait déjà du temps de son professorat en proposant à ses élèves des exercices répétés. Cet échange entre le cinéaste et le scénariste reposerait sur un ensemble de règles bien précises, qui, du fait de l’équidistance qu’elle établit entre eux et ce que nous pourrions appeler le centre du plateau, concourrait tout autant à la mise en place d’un sentiment d’égalité entre les deux « joueurs » que d’une phase de concentration intensive dont la nature communicationnelle nous serait révélée par la dynamique du flux que cet échange suppose.
Le lyrisme de l’ondée
Maintenant que nous venons d’établir qu’un mouvement mimétique nous permettait de voir dans la partie de jeu de Giovanni et Valentina le reflet de celle qui initiait une entreprise d’écriture entre Guerra et Antonioni, il s’agit de voir ce qu’elle engendre, une fois qu’un rapport a pu les opposer, chez le binôme Valentina/Antonioni : l’émergence et l’élévation de ce que Blanchot nommait « cette langue solitaire qui parle intimement en lui». Et cette langue solitaire, nous la rapprochons de la notion de lyrisme, comprise selon le poète Jean-Michel Maulpoix comme un « mouvement d’emportement de l’être » qui n’est « pas la parole, mais son amour et son désir». Un mouvement lyrique à travers lequel « la voix d’un individu auquel l’expérience infinie du langage rappelle sa situation d’exilé dans le monde, et simultanément lui permet de s’y établir» ; situation qui n’est pas sans résonner avec ce sentiment d’incommunicabilité tant commenté à l’époque de la sortie en salle de la tétralogie.
Si en effet certains semblent percevoir dans la stylistique antonionienne la critique d’un monde moderne et aliénant, d’autres discutent ses motivations en l’établissant comme la résultante d’une expression plus complexe et beaucoup moins fataliste qu’elle n’y parait ; cette impression n’étant plus fondamentalement la marque d’une défiance envers ce monde moderne que d’une croyance à pouvoir à nouveau faire corps avec lui. Questionné d’ailleurs au sujet d’une potentielle responsabilité sur le traitement de ladite notion, Guerra affirme que cette idée « appartient entièrement à Antonioni et même à Sartre, à Heidegger» et, en somme, à n’importe qui se retrouvant dans les mouvements de pensée de cette époque. Si Guerra se défend donc d’être à l’origine de cette idée, nous supposons toutefois que ses méthodes ont pu influencer la bonne formulation de cette dernière. Nous allons même jusqu’à affirmer que l’expérience du silence, sur laquelle débouche l’issue du jeu, permet à Antonioni de se confronter à des sentiments analogues et à les penser au profit de sa mise en scène. Giovanni ou Guerra n’ont jamais cessé de faire savoir leurs intentions au cours de La notte (« Je serai clair. Moi, je suis venu pour parler avec vous » / « Je crois que nous devrions nous en dire plus, non ? »), mais c’est lorsqu’il évoque ses difficultés d’écrivain que Valentina ou Antonioni semblent véritablement disposés à l’écouter, à échanger avec lui. Il déclare alors : « Je ne crois même plus être capable d’écrire », pour enfin nuancer ses craintes en les explicitant : « Pas : quoi écrire, mais : comment écrire ».
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Table des matières
INTRODUCTION. L’ENFANCE D’UN MONDE
Étude d’un faire image
PARTIE 1. GÉOMORPHOLOGIE DU SCÉNARIO
Racines et relief d’une parole poétique
La plaine communicante
La pédagogie du jardin
Le champ de la poésie
L’escalade scénaristique
Topographie d’un espace d’expression
Cinéastes et scénaristes
Une structure collinéenne
Un diagramme imparfait
L’action des calanchi
PARTIE 2. LA PERMÉABILITÉ COLLABORATIVE
Infiltration et relais d’une voix romagnole
Antonioni et la source d’une transmission
Le reflet du jeu
Le lyrisme de l’ondée
Fellini et le courant dialectal
Monologues sanguins
La résistance embrumée
Tarkovski et la lecture immersive
Plongée dans la cage du poète
Dissolution des voix
PARTIE 3. UN SOUFFLE AFFABULATEUR
Voyages et métamorphose d’un imaginaire
Et vogue l’inspiration
L’Orient pour horizon
L’envol du rhinocéros
Respirer dans le brouillard
La recherche d’un funambule
La trouvaille oasienne
L’expiration d’Ulysse
Les spectres de la mémoire
D’une tempête, chante la ruine
CONCLUSION. UN GESTE PYROMANE
L’image poétique de la solitude
Les os et la cendre
Le devenir d’une flamme
Dans l’instant d’une étincelle
BIBLIOGRAPHIE
FILMOGRAPHIE
Corpus
Scénariographie
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