« Que de fois l’univers m’a soudain répondu… O mes objets ! Comme nous avons parlé ! » Gaston Bachelard, L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement. Paris : Corti (1943), p. 12.
Comprendre l’apprendre
Apprendre peut sembler ambigu, en français, puisqu’il faut préciser comment l’infinitif se vectorise, vers qui ou de qui viennent le projet et l’action. L’anglais peut paraître beaucoup plus clair et direct puisqu’il distingue to learn de to teach. Mais notre langue aime les nuances fines, les ambiguïtés enrichissantes, là où d’autres langues s’énoncent plus directement efficaces. Ainsi en est-il aussi du verbe comprendre : le pilote comprend la machine et sa situation, la machine contient physiquement, vitalement, le pilote qui, précisément, la maîtrise. On peut y voir un manque d’efficacité du vocabulaire ou bien une intéressante dialectique. C’est ainsi que « comprendre les processus d’apprentissage et de formation » demande de préciser de quel point de vue on se place ; nous considérons ici la situation d’apprendre comme une activité de l’être humain qui peut être analysée. Le débat récurrent sur les relations entre savoir théorique et savoir d’action est au cœur de notre contexte de recherche. Donald A. Schön parle de dilemme, celui de la « rigueur ou de la pertinence » : si on demande à certains praticiens « de décrire leurs méthodes d’investigation, ils parlent d’expérimentation, d’essais et d’erreurs, d’intuition et de débrouillardise. D’autres praticiens (…) avides de rigueur technique, dédiés à une image de compétence professionnelle solide ou craignant d’entrer dans un monde où ils ont peur de ne savoir que faire, (…) se confinent volontairement à une pratique professionnelle étroitement technique. » (Schön, 1996, 201-202) et le dilemme de la « rigueur ou de la pertinence » est « source de souffrance et d’angoisse pour beaucoup de gens formés dans une discipline académique rigoureuse. » Ce dilemme ne peut néanmoins cacher qu’il manque une pièce du puzzle : certains instants de l’apprendre sont irréductibles à leurs perspectives « teach » ou « learn ». Et leur analyse comme processus historisé de conceptualisation paraît difficile. Ces moments de l’apprendre sont comme un point aveugle, un passage de limite sans épaisseur. Ce n’est pas pour autant un « refoulé » ou un « oublié », ce ne semble pas une construction.
Oui, « l’activité humaine est organisée, donc analysable jusqu’à un certain point et la Didactique Professionnelle se propose d’analyser cette activité, dans son mouvement naturel et spontané, en insistant notamment sur la manière dont cette activité se construit et se transforme dans la durée, par son mouvement intérieur.» (Pastré, 2009a, 211-212). Mais ici, à ce point-là de l’apprendre, quelque chose d’intime au Sujet apprenant a bien lieu en lui – ce n’est pas une utopie –, qui concerne l’ipse car l’apprentissage ne s’y construit pas d’après une reproduction d’un modèle intérieur préexistant ou un recopiage « idem » d’un modèle extérieur fourni. Dans l’apprendre, le mouvement intérieur dont parle Pastré, est notre objet. On a dépassé le « jusqu’à un certain point » de l’analysable dans ce Sujet apprenant qui se trouve saisi de l’intérieur par une invention à la première personne qui lui permet d’incorporer le savoir extrinsèque, d’en faire sa connaissance appropriée. Il ne restera plus à ce Sujet, revenu au monde comme on revient d’un voyage solitaire, qu’à y faire reconnaître sa compétence, versant social de la construction de son identité.
La Didactique Professionnelle, avec ses racines piagétiennes, ne doute pas aujourd’hui que réussir à apprendre et devenir compétent, c’est-à-dire accéder à la connaissance, est une activité du Sujet. Toute tentative d’explication de la construction de la connaissance doit contenir l’analyse de l’activité de construction conceptuelle qui permettrait de marquer les étapes épistémologiques de l’histoire dont il s’agit. Dans un texte intitulé « Les deux problèmes principaux de l’épistémologie des sciences de l’homme », Jean Piaget (Piaget 1967, 1114-1146) explique que l’analyse épistémologique s’applique à toute science, qu’elle soit physique, mathématique ou biologique. Dans la même encyclopédie, Jean Piaget aborde « les grandes formes de l’épistémologie » qu’il introduit ainsi : « Le caractère propre de la connaissance scientifique est de parvenir à une certaine objectivité, en ce sens que moyennant l’emploi de certaines méthodes, soit déductives (logico-mathématiques), soit expérimentales, il y a finalement accord entre tous les sujets sur un secteur donné de connaissances. Disons d’emblée que cette objectivité n’exclut en rien la nécessité d’une activité du sujet dans l’acte de la connaissance. Mais il faut distinguer deux significations ou, plus exactement dit, deux aspects dans ce qu’on appelle le sujet. » Ainsi sont posées les notions de « sujet épistémique » et de « sujet individuel », et c’est ce dernier qui nous intéresse ici. Il s’agit plus que d’une singularité, il s’agit d’une exclusivité. Là où les sciences cherchent à construire des lois et des règles objectives, à quitter peu à peu le sujet individuel pour aller vers la compréhension du sujet épistémique, nous sommes intéressés par l’exception de l’unicité, nous voulons regarder le sujet individuel comme intimement porteur de son activité d’apprentissage. Nous ne nous situons pas non plus au plan psychologique du reflet de telle ou telle personnalité subjective, mais nous souhaitons nous aussi parcourir « les autres voies possibles », s’il en est, pour éclairer la nature de la conceptualisation qui s’opère « au fond de l’action » (Vergnaud, 1996, 275). Cette recherche « d’autres voies possibles », n’est pas une tentative surfaite car, écrit Jean Piaget (Piaget 1967, 15) : « C’est ainsi un point de vue nullement artificiel, mais fondé sur la nature des choses, que de voir dans les diverses théories de la connaissance le produit d’une réflexion sur les sciences, les différentes étapes de l’épistémologie étant étroitement solidaires du progrès même de ces sciences. » Notre tentative est de construire une épistémologie de ce qui serait une invention au fond de l’action, une invention en acte, et d’en décrire la nature des concepts, appropriés par et pour le Sujet ignorant qui devient de ce fait, grâce à son activité d’apprendre, un Sujet connaissant.
Quelle logique du sens pour apprendre ?
Apprendre est une activité comme une autre, et nous convoquons pour ce travail de recherche les concepts de la Didactique Professionnelle. Nous tentons de rendre compte de ces moments spécifiques de l’apprendre que nous appelons apprendre comme inventer, c’est-à-dire que notre ambition est d’ajouter, à côté des recherches menées en Didactique et par la Didactique Professionnelle en particulier, un questionnement et des éléments d’ingénierie didactique et pédagogique fondés sur la valorisation de l’inventer qui est un des modes de passage de l’ignorance à la connaissance incorporée, pour le Sujet singulier.
Une conférence Esen permettait de rappeler récemment : « Apprendre est une dimension de l’activité », c’est-à-dire que « c’est un des effets de l’engagement dans l’action que de pouvoir permettre les apprentissages des personnes ». Si d’une part nous reconnaissons qu’apprendre est une activité comme une autre, et que d’autre part, nous rapportons stricto sensu ces propos à la situation d’apprendre, nous pouvons en déduire que l’engagement dans l’action d’apprendre, qui concerne bien la personne qui s’engage, a un effet sur l’apprentissage de cette personne. L’activité d’apprendre enrichit l’apprendre par le fait même d’avoir les caractères d’une activité humaine organisée non seulement dans des dispositifs, mais par la personne même qui en est l’acteur. Il est récurrent depuis deux décennies d’entendre que l’apprenant est au centre de son apprentissage et qu’il en est l’acteur. Et l’expert croit toujours bien faire son métier en fournissant à un ignorant ce que lui, comme expert, pense le meilleur du centrage de cet actorat. Comment se construit la connaissance humaine ? Le comment est devenu un substantif, à partir du quo modo qui pose de façon lapidaire l’interrogation directe du « comme », c’est-à-dire la demande du mode, avec cette exclamation qui contient son exigence : dites-moi de quelle manière et par quelle voie !? Ainsi pouvait-il être affirmé, avant que Vaugelas impose « comment » , que « seul Dieu sait comme ». Pour théoriser le comment de la construction de la connaissance, il faut comprendre les variables de structure et les variables d’action, et penser leurs combinatoires. Constructions architecturales qui établissent, à un moment donné de l’histoire, toute énonciation savante en Savoir, en corpus transmissible qui devient connaissance assimilée par des Sujets apprenants qui, à leur tour, participent à la construction de nouveaux savoirs.
La pédagogie s’intéresse en général davantage aux modes de transmission du Maître vers l’Apprenant des contenus à posséder et à utiliser, qu’aux conditions de l’activité de l’Apprenant lors de leur acquisition. Nous nous interrogeons sur la pertinence de ce qui serait habituellement une évidence : l’Apprenant ignorant considéré comme dernier dans la chaîne, pour la théorie de la communication, comme Sujet qui recevrait ce qui lui serait envoyé. Or certains éléments de l’acquisition de connaissances au sein des situations d’apprentissage ne semblent pas exister ailleurs que dans et par le Sujet apprenant, ils ne sont pas transmis, ils ne sont pas innés, ils ne sont pas produits spontanément, ce qui nous fait penser qu’ils sont acquis autrement. Ce qui nous intéresse dans ce travail de recherche, c’est un épisode tacite dans la construction de l’apprentissage humain dans et par le Sujet qui apprend. Nous voulons parler de ce qui peut paraître difficile à isoler comme objet, de ces instants impossibles à soustraire d’un ensemble vécu, qui font dire à l’apprenant qu’enfin il « sait » et qu’il a « compris ». Et comprendre, c’est à la fois saisir et englober. C’est mettre ensemble, c’est assembler quelque chose, en soi. Et englober, c’est voir de plus loin, comme un regard de soimême sorti de soi-même. L’hypothèse centrale de notre recherche, c’est la part d’inventer ce que l’on sait, qu’il y aurait dans tout apprentissage. Pour nous, l’engagement dans l’action qui est à l’origine des apprentissages, n’est pas seulement une activité programmée de l’extérieur du Sujet apprenant.
Être compétent ou l’identité sociale en acte
Même si les enjeux sont de l’ordre du drame, revivre le plaisir d’apprendre est très souvent une composante de la compétence, et une de ses nourritures. L’économie libidinale de l’être humain est un moteur désirant, apprendre est un de ses plaisirs. Et la réussite individuelle passe par le partage le plus socialisé possible, par la reconnaissance sociale de la compétence du Sujet, au moins dans son monde. Notre parti pris constructiviste soutient un hédonisme identitaire qui est une des conditions de la réussite de l’ingénierie pédagogique.
Le pilote qui nous raconte son apprentissage, fait corps avec sa communauté : « Tous les pilotes de ligne à qui j’ai parlé, ils attendent un seul moment ! C’est l’atterrissage ! Quand ils ont fait un bel atterrissage sur un gros avion, alors là ils sont extrêmement contents. Tous les pilotes de ligne disent la même chose, alors ça veut dire que l’atterrissage… C’est… Le moment où le pilote a le plus de part et d’importance… C’est le moment où le pilote a sa totale expression. » Nous, nous parlerons d’identité et de compétence. Et nous voici devant dans un paradoxe étonnant : ce qui compterait parmi les activités de travail les plus importantes, les plus valorisantes pour un pilote, serait donc un savoir qui ne se transmet pas, qui ne s’apprend pas ni dans des livres, ni à l’aide d’inférences déductives ?
L’interviewer qui écoute le pilote, continue : « On pense souvent que quand un élève sait atterrir, eh bien le lâché n’est pas loin… » « Alors moi, ça s’est passé vers dix ou onze heures. On avait fini la mania , on a commencé les tours de piste et puis… A un moment donné… (…) Il s’arrête et puis il me dit : « est-ce que tu veux faire un tour tout seul ? » Et moi, j’étais…, terrifié ! C’està-dire que moi je n’avais pas eu l’impression d’avoir fait de bons atterrissages, pas eu l’impression d’avoir maîtrisé… Alors j’ai dit non, j’ai dit non, voilà… Bon, il m’a dit, bon je te force pas… » (Entretien A1, lignes 127 à 130).
L’instructeur, c’est-à-dire le sujet supposé (tout) savoir, le sujet sachant, propose à l’élève la reconnaissance sociale de sa compétence : le tu peux le faire. Mais le combat intérieur du Moi avec ses forces conscientes et inconscientes d’autoappréciation, face à la société et à sa loi, convoquées dans la seule personne de l’instructeur, est parfois très difficile. Ce Sujet apprenant n’y croit pas encore, ne veut pas encore y croire, ne veut pas accepter sa capabilité alors qu’il en est propriétaire. Il a le savoir-faire, on lui reconnaît le pouvoir-faire, mais il ne s’accorde pas à lui-même le se-voir-faire. De même, pour le chercheur interrogé sur ce qui l’a amené à conceptualiser, l’enjeu de la réussite est le combat de la construction de soi dans le monde : « Au départ il y a effectivement cette énergie vitale enracinée dans mon expérience enfantine qui consistait à me dire je dois me reconquérir, (…) en tant que être qui a choisi (…) de prendre sa place dans ce monde » (Entretien B2, lignes 35 à 38). Il y a l’émancipation comme but, dans toutes ces sortes de reconnaissance de la compétence du Sujet. Mais le chemin est initiatique, ce qui ne signifie pas ésotérique. Le chemin, non tracé d’avance, passe par l’intériorisation d’une sémantique pour-soi du Sujet, qui n’a pas de témoins. Ainsi, des classes de situations de médiation avec l’instructeur, l’élève pilote est passé aux situations de solitude avec lui-même, situations qui débouchent pour le Sujet sur une reconnaissance sociale de sa compétence, puisqu’il faut y réussir avant même d’être breveté. L’examen ne démontre pas votre compétence, c’est votre compétence déjà reconnue qui vous permet d’être présenté à l’examen par vos pairs. Nous pensons que cela ne concerne pas seulement les apprentissages perceptivo-gestuels. Ainsi en est-il, par exemple, des formations à la recherche par la recherche (CNAM, CRF). Pour pouvoir se retrouver seul pour la première fois à piloter, le Sujet apprenant fait l’objet d’une décision discrétionnaire de l’instructeur, que lui, l’élève, doit accepter ou refuser. Notre objet porte sur le passage de la situation d’apprenant à qui est reconnu la compétence de voler seul, à la situation où il le fait réellement, où son pouvoir faire est engagé. Cette dialectique ignorance/connaissance/reconnaissance sociale nous semble constitutive d’un jeu dangereux, car dans ces échanges et ces défis, « chacun joue en permanence son image » comme dit Isabelle Vinatier qui nous fournit le concept d’identité en acte, dans la filiation des théories développées par Gérard Vergnaud et Pierre Pastré (Vinatier, 2009, 15).
|
Table des matières
Introduction
Comprendre l’apprendre
Quelle logique du sens pour apprendre ?
Être compétent ou l’identité sociale en acte
Chapitre Premier, Problématique
Chapitre Deux, Méthodologie d’extraction
Chapitre Trois, Analyses des contenus recueillis
Chapitre Quatre, Deux exemples d’ingénierie
Chapitre I – Problématique
1. Réussir l’incorporation du Savoir
1.1. Une articulation entre action et analyse de l’action
Premières définitions
1.2. Action et représentation
Le facteur humain
2. Construire la subjectivité et le sens
2.1. Perspective et intrigue
2.2. Modéliser l’opératif
Du jugement au concept pragmatique
3. Induction et invention
3.1. Pourquoi l’induction ?
Des définitions
3.2. L’induction est une colligation
4. Réel, imaginaire, invention
4.1. L’inventer dans l’apprendre
Réel de l’activité et imaginaire du Sujet
4.2. Le Sujet pour-soi
L’acte d’insension
5. Pourquoi l’insension ?
5.1. L’imaginaire en acte
L’Imaginaire comme tel
5.2. Le passage pensé comme transition
Dix ouvertures d’après l’inachevé
Chapitre II – Méthodologie
6. Introduction
7. Le cadre théorique de la méthodologie
7.1. Le Cadre de référence
Commentaire
Un dialogue paradigmatique
7.2. Quelle typologie d’entretien ?
La non-directivité
L’empathie
L’explicitation
Carl Rogers
L’entretien compréhensif
8. Le cadre pratique de l’entretien
8.1. L’entretien compréhensif non directif
La métaphore du lancement en orbite
8.2. Application de la méthodologie
L’échantillon significatif
Les conditions générales
Préparations
Guide d’entretien et grille
La QOD, la reformulation et l’écoute empathique
Empathie et typologie de Porter
Chapitre III – Analyses
9. Le cadre théorique et les conditions d’analyse
9.1. Expliquer, interpréter
9.2. Répondre au questionnement
9.3. Écouter, remarquer, réécouter, marquer
Empathie et analyse
10. L’analyse
Références
Corpus et QOD
Discussion
10.1. Exemple de démarche d’analyse compréhensive
QOD, le lancement (A1-01/13)
Commentaire (A1-01/13)
(A1-15/36)
Commentaire (A1-15/36)
(A1-37/42)
Commentaire (A1-37/42)
(A1-51/52)
Commentaire (A1-51/52)
(A1-66/74)
Commentaire (A1-66/74)
(A1-83/84)
Commentaire (A1-83/84)
(A1-86/88)
Commentaire (A1-86/88)
(A1-107/112)
Commentaire (A1-107/112)
(A1-127/129)
Commentaire (A1-127/129)
(A1-133/152)
Commentaire (A1-133/152)
(A1-173/185)
Commentaire (A1-173/185)
Tableau des occurrences dans les entretiens A et B retenus
Action/Savoir/Pouvoir
Apprentissage/Connaissance
Comprendre/Moment
Aimer
Ça, C’est, Voilà
Non, Oui
Sens/Vivre/Faire
Je, Tu
10.2. Les marqueurs d’apprendre comme inventer
Réussir en première personne
Le moment
De l’artefact à l’instrument
Le développement
Reproduire et transmettre
11. Vers une ingénierie didactique
Chapitre IV – Une ingénierie
12. Introduction
13. Des intuitions dans l’expérience
13.1. Le paradigme de l’ignorant
Les peintres (1979-1981)
13.2. Un dispositif en EIAH
FCCO (2000-2002)
Conclusion
Annexes