Apprendre à vivre ensemble à l’école maternelle

Depuis le début de l’année scolaire, j’enseigne dans l’école maternelle Clauzel dans une classe de moyenne section avec des enfants âgés de 4 et 5 ans. Cette classe se compose de 24 élèves, 13 garçons et 12 filles dont un élève en situation de handicap avec une AVS et un élève allophone. L’école, située dans le 9e arrondissement de Paris, est principalement fréquentée par des familles issues d’un milieu social favorisé et bénéficie d’un climat scolaire calme et serein qui offre un cadre de travail propice aux apprentissages.

J’ai cependant pu observer en seconde période une augmentation du nombre de conflits entre élèves. L’incapacité à partager, à prendre en considération les besoins des autres ou à exprimer des émotions ont été à la source de ces querelles parfois violentes entre enfants. Des moqueries dirigées vers l’élève allophone ont également fait leur apparition lors de ses prises de parole en grand groupe et son intégration reste, par ailleurs, très difficile. L’arrivée en deuxième période d’un élève en situation de handicap accompagné d’une AVS a également modifié le fonctionnement du groupe classe. La tolérance des adultes face aux comportements parfois inadaptés de cet élève a engendré de l’incompréhension, de la jalousie et de la frustration chez certains de ses pairs.

Ces nouvelles problématiques de classe, m’ont conduit à chercher des outils de remédiation permettant d’améliorer les relations entre élèves, la tolérance et de développer l’empathie. Je me suis très vite orientée vers l’album de littérature de jeunesse pour aborder ces thématiques car les temps de lecture en classe sont des moments d’apprentissage qui fédèrent le groupe et au cours desquels la concentration et l’écoute sont élevés. Les élèves ont, en effet, un très bon niveau de compréhension ce qui permet d’aborder des textes complexes, propices à la réflexion. Enfin, les échanges suivant les lectures sont longs, riches et faciles à réguler c’est pourquoi mon choix s’est tourné vers ce support.

Apprendre à vivre ensemble à l’école maternelle

Le développement affectif et social de l’enfant préscolaire

L’égocentrisme de l’enfant préscolaire 

La qualité des relations entre les enfants dépend directement de leur développement affectif et social. Selon les théories de Piaget , l’enfant de moins de 6 ans est caractérisé par  un égocentrisme qui l’empêche de construire de véritables relations avec ses pairs. Entre 3 et 5 ans, la communication est avant tout portée par une volonté de parler de soi et l’enfant agit uniquement selon son point de vue et ses intérêts. Il est encore difficile pour lui de comprendre que les autres ne partagent pas ses pensées ou ses désirs. Dans cette perspective, il est complexe pour l’enfant d’âge pré-opératoire (moins de 7 ans) de se mettre à la place des autres, de faire preuve d’empathie mais également de garder un secret ou de mentir. Cette incapacité à se décentrer, à prendre les autres en considération génère beaucoup de frustrations et de nombreux conflits entre les enfants. Ces problématiques sont accentuées dans le cadre scolaire où les enfants vivent en collectivité et se confrontent constamment aux désirs des autres.

Les relations entre enfants

De nombreuses recherches menées notamment par J. Beaudichon et J. Bideaud font  toutefois apparaître la présence de comportements décentrés bien avant l’âge de 7 ans. L’observation des enfants dans des cadres institutionnels tels que la crèche ou l’école a, en effet, permis d’analyser d’autres types d’interactions. Poussé par un environnement collectif et par la présence constante de pairs et d’adultes stimulants, l’enfant commencerait bien plus tôt, dès 2 ou 3 ans, à prendre en considération les sentiments des autres. Ainsi “les relations entre enfants seraient fondées sur une forme de réciprocité favorisant l’émergence de la sensibilité à autrui et la co-construction d’une réalité sociale partagée.” En d’autres termes,  l’environnement collectif et la présence des pairs permettraient de développer les compétences sociales des enfants de moins de 7 ans. L’école maternelle serait ainsi un espace privilégié favorisant l’apprentissage des compétences sociales.

La théorie de l’esprit 

Comme l’explique Mireille Brigaudiot dans Langage et école maternelle, à partir de 4 ans la construction de la personnalité se stabilise, l’enfant parle de lui à la première personne, connaît son âge, sa filiation et son sexe. Cette structuration lui permet alors d’entreprendre des types d’échanges et de relations inédits avec les individus de son âge. Cette phase du développement s’accompagne de l’émergence d’une nouvelle capacité socio-affective nommée par les chercheurs américains “théorie de l’esprit.” La théorie de l’esprit est “la capacité à avoir conscience et à se représenter l’état mental d’une autre personne; à raisonner sur ce que l’autre croit, feint ou ressent. Elle suppose […] une reconnaissance cognitive et/ou émotionnelle de soi même et d’autrui actualisée dans l’échange.” . La théorie de l’esprit,  selon John Flavell, sollicite chez l’enfant:

“-la connaissance de l’existence des états mentaux chez lui et chez les autres […]
-le besoin de disposition qui consiste à vouloir comprendre ce que ressent l’autre pour organiser son action […]
-l’inférence est la capacité à comprendre ce que ressent l’autre.
-l’attribution est la capacité à l’appliquer à l’ensemble de ces habiletés dans un contexte donné.”

En moyenne et grande section, les élèves comprennent donc progressivement que les individus ont des pensées, des désirs, des sentiments qui leur sont propres et qui conduisent leurs actions et leurs réactions. Ils apprennent graduellement à les identifier et à les interpréter et parviennent ainsi à se mettre à la place des autres, à faire preuve d’empathie. Le décentrement devient donc systématique au fil du cycle 1 et favorise ainsi l’apprentissage de la vie en société. Au regard de ces observations sur le développement de l’enfant, l’élève de moyenne section semble donc en mesure d’entrer sereinement en contact avec les autres et de tisser avec ses pairs des relations riches et interactives.

Les compétences sociales dans les programmes de 2015

La formation de la personne et du citoyen au cycle 2 et 3

Comme l’explique Marie Gaussel dans son article À l’école des compétences sociales, “Apprendre à vivre ensemble est considéré comme l’un des apprentissages prioritaires de l’école et reste une préoccupation en toile de fond tout le long de la période de scolarité.”9 L’école a donc pour ambition de former les citoyens de demain, de “transmettre aux jeunes les valeurs fondamentales et les principes inscrits dans la Constitution de notre pays.” Elle a pour mission de permettre à l’élève “d’acquérir la capacité à juger par lui-même, en même temps que le sentiment d’appartenance à la société.” Elle doit amener l’élève à “développer dans les situations concrètes de la vie scolaire son aptitude à vivre de manière autonome, à participer activement à l’amélioration de la vie commune et à préparer son engagement en tant que citoyen.”

Dans cette perspective, le socle commun de connaissances de compétences qui “rassemble l’ensemble des connaissances, compétences, valeurs et attitudes nécessaires pour réussir sa scolarité, sa vie d’individu et de futur citoyen et de culture” réunit dans le domaine  3 (La formation de la personne et du citoyen) l’ensemble des compétences liées à l’apprentissage du vivre ensemble et de la citoyenneté. Elles sont assemblées en quatre grandes catégories (Expression de la sensibilité et des opinions, respect des autres; La règle et le droit; Réflexion et discernement; Responsabilité, sens de l’engagement et de l’initiative). Elles sont travaillées de façon transversale, dans l’ensemble des domaines et enseignements, mais prennent également appui sur l’enseignement moral et civique qui débute au début du cycle 2. La maîtrise de ces compétences est évaluée tout au long des cycles 2 et 3 et figure dans le livret scolaire unique. On peut donc dire que “La formation de la personne et du citoyen” qui repose sur le développement des compétences sociales occupe une place  essentielle dans les apprentissages des cycles 2 et 3.

Apprendre ensemble et vivre ensemble à l’école maternelle

A l’école maternelle, aucun domaine d’apprentissage ne référence les compétences sociales. Le Bulletin officiel spécial n°2 du 26 mars 2015, qui définit les programmes du cycle 1, présente toutefois l’école maternelle comme “une école où les enfants vont apprendre ensemble et vivre ensemble.” Le développement des compétences sociales est donc un point  également central qui a pour ambition “d’établir les bases de la construction d’une citoyenneté respectueuse des règles de la laïcité et ouverte sur la pluralité des cultures dans le monde.” Elle pose ainsi les fondements d’un travail qui se prolongera tout au long de la  scolarité des élèves.

Le cycle 1 doit ainsi amener à “une première acquisition des principes de la vie en société’ permettant aux élèves de “comprendre la fonction de l’école” , d’une part, et de “se construire comme personne singulière au sein du groupe” d’autre part. Le système scolaire  repose sur un dispositif d’apprentissage collectif. Les élèves vont d’abord apprendre à “apprendre ensemble”. En effet, l’enfant n’est jamais seul, il apprend avec ses pairs. La mise en place de cette modalité nécessite la création par l’enseignant d’un “rythme collectif”  auquel les élèves n’ont pas toujours été confrontés avant l’entrée à l’école maternelle. A l’école maternelle, il faut renoncer à ses désirs individuels pour participer à des activités communes à tous. Toutefois, comme le stipule le bulletin officiel, il ne s’agit pas simplement d’apprendre à côté les uns des autres mais aussi d’apprendre les uns des autres.

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Table des matières

Introduction
I/ Apprendre à vivre ensemble à l’école maternelle
A/ Le développement affectif et social de l’enfant préscolaire
1.L’égocentrisme de l’enfant préscolaire
2. Les relations entre enfants
3. La théorie de l’esprit
B/ Les compétences sociales dans les programmes de 2015
1. La formation de la personne et du citoyen au cycle 2 et 3
2. Apprendre ensemble et vivre ensemble à l’école maternelle
C/ Un apprentissage transversal
1. Transversalité
2. La place de la littérature jeunesse
Conclusion de la première partie
II/ La littérature jeunesse, un outil pour apprendre à vivre ensemble
A/ La littérature de jeunesse à l’école
1. La présence des livres
2. La littérature dans les programmes
3. Faire société autour des livres
B/ L’album de littérature de jeunesse comme support privilégié
1. L’album, définition
2. Statut des images et du support
3. Les thématiques
4. L’anthropomorphisme
C/ La littérature jeunesse et la théorie de l’esprit
1.Théorie de l’esprit et littérature jeunesse
2. Soutenir le développement de la théorie de l’esprit
Conclusion de la deuxième partie
III/ Le dispositif pédagogique entrepris en classe
1.Genèse du projet: L’apport théorique de Jacques Fortin
A/ La mise en réseaux d’album
1.Thématique et objectifs
2. L’épicentre du réseau: La couleur des émotions
3. Les lectures secondaires: analyser les émotions et les identifier
4. Les lectures offertes: étendre le vocabulaire et nuancer
5. Les lectures offertes: apprendre à gérer ses émotions
6. La caisse de livres: Fixer la compréhension
7. Conclusion sur la mise en réseau
B/Observation des illustrations et expressions
1.Observation des illustrations
2. Expression plastique
3. Expression corporelle
C/ Théâtralisation et objets médiateurs
1.Théâtralisation de l’album
2. S’exprimer à partir de l’album: le doudou
4. S’exprimer à partir de l’album: les couronnes
5. Conclusion sur la théâtralisation et les objets médiateurs
D/ Le réinvestissement
1.Résolution des conflits
2. Météo des émotions
E/ Bilan de l’expérience
1.Difficultés et modifications à apporter
2. Réussites et évolutions
Conclusion

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