Situation du sujet : du paysage en mouvement à la transformation ordinaire des lieux
En partant d’une considération sur le paysage en mouvement et à travers l’articulation de trois notions – le taskscape, les ambiances architecturales et urbaines et les transformations silencieuses –, notre travail soulève la question de la transformation ordinaire des lieux et interroge la manière dont nous pouvons l’appréhender pour penser le devenir urbain. Comment prendre en compte la dynamique de l’ambiance pour penser la mise en forme d’un lieu ? Comment intégrer la dimension temporelle à un problème généralement considéré comme ressortant uniquement de l’ordre spatial ?
Cette recherche interroge dans ce sens la portée du film dans ce qu’il permet de comprendre de la transformation ordinaire des lieux, tant comme médium, que comme pratique et dans sa réception.
Vers une conception métabolique du paysage
« La vue est-elle souveraine dans l’esthétique paysagère ? » . Cette interrogation soulevée par Jean-François Augoyard se prolonge d’une double invitation : d’une part, remettre en cause le statut du paysage moderne et, d’autre part, réinventer le paysage en réhabilitant sa dimension pathique et métabolique. Laissant de côté les trois critères relevés comme constitutifs de la conception moderne du paysage – la distanciation, la représentation spatialisante et l’artialisation –, plusieurs théoriciens se sont attelés à réhabiliter le sujet percevant au cœur du paysage et à porter attention à la capacité perceptive et active de ce sujet dans la réinvention du paysage. C’est notamment ce que préconise implicitement Alain Corbin dans son ouvrage L’homme dans le paysage .
Si l’on a longtemps centré la définition du paysage sur la question de ses représentations, on a dans le même temps souvent négligé l’importance de l’expérience corporelle. Or, c’est par l’expérience sensible située que l’individu perçoit et participe à la ré-invention du paysage. C’est pourquoi un retour à la première étymologie du terme landscape semble nécessaire. Tim Ingold a récemment signalé qu’un amalgame concernant le suffixe du terme avait eu lieu au cours du XVIIème siècle. Avec l’emploi du mot landscape pour qualifier la peinture flamande de paysage, une confusion a vu le jour, privilégiant ainsi le “scope” d’origine grecque (skopein : regarder) au détriment du “scape”, issu du vieil anglais (sceppan ou skyppan : donner forme). Or, le mot landscape, apparu à l’époque médiévale, faisait alors référence à la mise en forme de la terre par la communauté agraire. Selon Tim Ingold, pour qui ce glissement inopportun a entraîné une confusion sans précédent dans l’emploi du terme landscape, le paysage n’est pas tant lié à l’art de la description picturale qu’à la mise en forme d’un espace par ses habitants .
Le façonnement d’un espace par une communauté est une idée que nous pouvons déjà retrouver dans les années quatre-vingt au travers des écrits de John Brinckerhoff Jackson. Ce dernier, qui a toujours protesté contre une définition du paysage dans les seuls termes de la représentation , considérait celui-ci comme résultant d’une organisation et d’une structuration d’espaces à la surface de la Terre par les hommes. Dans son premier livre traduit en France, il précisait : « Aucun groupe ne décide de créer un paysage, c’est entendu. Ce qu’il se propose, c’est la création d’une communauté, et le paysage, en tant qu’il en est la manifestation visible, n’est que le sousproduit de ceux qui y travaillent et y vivent, parfois se rassemblant, parfois restant isolés, mais toujours dans la reconnaissance de leur dépendance mutuelle » . Le paysage serait alors la surface sensible dans laquelle s’inscrit la construction d’une chose commune, rendue visible spatialement et temporellement, et mise en forme collectivement par un ensemble d’activités humaines, individuelles et collectives.
Le taskscape ou « paysage en pratique »
À la suite de John Brinckerhoff Jackson considérant le paysage comme construction sociale, Tim Ingold développe une réflexion sur la transformation permanente du paysage . Il formule l’hypothèse que le paysage est la forme incorporée de ce qu’il nomme taskscape . C’est à partir de cette notion qu’il pense l’articulation entre le paysage et les pratiques humaines. Selon lui, pour comprendre le paysage – et ses modalités de perception –, il ne faut pas seulement saisir les composants non animés qui le constituent, mais il s’agit aussi de s’intéresser aux activités de ses habitants. Les pratiques humaines, liées à des temporalités sociales, à des rythmes ruraux ou urbains qu’il advient alors de considérer, sont constitutives de l’acte d’habiter et de créer un paysage : les pratiques de chacun ne s’inscrivent pas sur le paysage mais donnent forme au paysage par un processus d’incorporation.
Tim Ingold renoue ainsi avec la double entrée du paysage abordée par John Brinckerhoff Jackson : celle de la perception individuelle et celle de la création collective du paysage. D’une part, la pratique d’un individu oriente sa perception et la représentation qu’il a du lieu dans lequel il évolue. Dans ce sens, cette pratique participe à la construction de son expérience du lieu. Mais, d’autre part, elle influence aussi l’expérience des autres personnes partageant le lieu. Ainsi, les pratiques de chacun participent à la création de l’ambiance d’un lieu à un moment donné : « Un lieu doit son caractère aux expériences qu’il offre à ceux qui y passent du temps – aux vues, sons et odeurs qui constituent ses ambiances spécifiques. Et celles-ci, à leur tour, dépendent des types d’activités dans lesquelles ses habitants s’engagent » .
Le taskscape ou « paysage en pratique » est la co-configuration d’un lieu et des pratiques qu’il accueille et qui lui donnent forme. Si l’on suit cette proposition, le paysage n’est donc jamais figé, mais toujours encore en transformation. Dans ce sens, si nous voulons comprendre de manière fine un paysage, cette notion nous invite alors à appréhender à la fois l’espace et les pratiques qui le co-configurent et à porter attention à sa dimension temporelle, dimension rythmique et dynamique .
Les ambiances architecturales et urbaines
L’ambiance, qui dans le langage courant signifie la « Qualité du milieu (matériel, intellectuel, moral) qui environne et conditionne la vie quotidienne d’une personne, d’une collectivité » , est comprise, dans le champ de la recherche architecturale et urbaine, à la croisée des dimensions sensible, sociale et matérielle et construite d’une situation spatio-temporelle donnée.
Dans le cadre du développement scientifique de cette notion à l’épreuve de la pensée urbaine , Jean-Paul Thibaud relève aussi le double caractère pointé par John Brinckerhoff Jackson puis Tim Ingold à partir du paysage, caractère que l’on pourrait qualifier par le couple expérience/performance ou pour le formuler autrement, dans le rapport entre réception et création : l’ambiance d’un lieu est dans le même temps perçue par ses usagers et configurée pour partie par leurs pratiques. Ainsi, « L’ambiance relève à la fois de ce qui peut être perçu et de ce qui peut être produit. Mieux, elle tend à questionner une telle distinction dans la mesure où la perception est elle-même action. De même que l’architecte ou le scénographe agence matériellement des formes sensibles, les usagers configurent par leurs actes le milieu dans lequel ils se trouvent » .
À travers ce phénomène ordinaire de co-configuration, l’ambiance, définie comme un « espace-temps éprouvé en termes sensibles » , apparaît comme étant fondamentalement dynamique. Dès lors, au lieu de « saisir l’ambiance comme une donnée ou un état », Jean-Paul Thibaud nous invite plutôt à « la penser comme un processus en acte relevant autant de l’activité habitante que de celle du concepteur» . La notion d’ambiance appelle ainsi à approcher le paysage en considérant, dans le déroulement du temps, l’organisation spatio-corporelle des lieux qui le composent.
Le lieu comme relation entre espace et corps
En convoquant les pensées d’Emmanuel Kant et d’Edmund Husserl, Mikhaïl Iampolski fait la distinction entre le concept d’espace et la notion de lieu de la manière suivante : « L’espace, depuis Kant, appartient à la catégorie des intuitions de l’entendement, dotées de certaines propriétés constantes comme l’étendue et l’homogénéité. Il peut être décrit selon trois dimensions fondamentales. Le lieu, au contraire, renvoie à l’expérience personnelle de l’homme. Les dimensions sont ici remplacées par des directions, qui s’organisent autour d’un corps. Comme Husserl l’a noté, le monde phénoménologique se fonde sur l’opposition entre « ici » (hic) et « là-bas » (illic). Mon corps se trouve « ici », il est le noyau autour duquel se construit un lieu ; il apparaît, écrit Husserl, comme le corps centre (Zentralkörper) de mon univers » . Si l’on suit ces premiers éléments de définition du lieu, le corps tient une position centrale. Pour Louis Marin, en effet, le lieu est avant tout la relation entre l’espace et le corps sensible : « Le lieu signifie la relation de l’espace à une fonction ou une qualification de l’être qui s’y indique et s’y expose, dans son absolue individualité ; autrement dit, la relation de l’espace à la seule épiphanie possible de l’être dans l’espace : le corps. Le lieu est un espace-corps, le retour de l’espace à sa pré-objectivité dans l’expérience sensible de l’éclosion de sa signifiance, son retour à son originarité » . Cette relation du corps à l’espace que Louis Marin place au cœur de l’idée de lieu, est partagée par Jean-Paul Thibaud qui, en considérant l’ambiance d’un lieu, propose alors de substituer « À une théorie de l’espace sans qualités […] une approche du lieu incarné » .
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Table des matières
INTRODUCTION
Chapitre 1 – Appréhender la transformation ordinaire des lieux à travers le film
1 / Situation du sujet : du paysage en mouvement à la transformation ordinaire des lieux
a – Vers une conception métabolique du paysage
Le taskscape ou « paysage en pratique »
Les ambiances architecturales et urbaines
Le lieu comme relation entre espace et corps
b – La transformation ordinaire des lieux
Le silence de la transformation
Choros et kairos
2 / Le film pour penser la transformation ordinaire des lieux ?
a – De la peinture au film
b – Le film en question : trois hypothèses
Première hypothèse : Penser les mouvements de l’homme dans/et de l’espace par le film
Comprendre le mouvement : préoccupation à l’origine du médium filmique
Le film ethnographique : manières de faire en relation au contexte
Film et dynamique de l’ambiance
Deuxième hypothèse : L’approche filmique, entre dispositifs et pratiques filmiques
L’approche filmique
Les dispositifs filmiques comme entrée
Passages entre différentes pratiques filmiques pour une approche sensible de l’urbain
Troisième hypothèse : le film comme mode de partage des représentations et mise en débat du devenir des lieux
Accessibilité des images filmiques
Le film en prise avec l’ordinaire et le quotidien
Le film comme support de débat
3 / Cadres et modalités de construction d’un protocole méthodologique croisé
a – Quatre corpus complémentaires
Corpus 1 : Recueil, sélection et analyse d’extraits de films
Corpus 2 : Observation dans le milieu opérationnel
Corpus 3 : Réalisation d’un film de commande
Corpus 4 : Expérimentation pédagogique
b – Questionner l’expérience d’audio-vision d’un film
À l’écoute d’une expérience d’audio-vision collective : la méthode de l’observation récurrente
Méthodes d’enquêtes de l’approche qualitative des espaces publics urbains
L’observation récurrente
Emprunts à la technique de l’observation récurrente et écarts méthodologiques
Entretiens collectifs et échantillon
Chapitre 2 – Premier corpus : Recueil et analyse de films existants
1 / Constitution et analyse d’un corpus de films existants
a – Un large visionnage
b – Les critères de sélection de films existants
Des points communs
Une hétérogénéité
c – Au-delà du film : de l’extrait au contexte
Sélection d’extraits de films : vues et séquences
À la recherche des contextes de productions
d – Tableau récapitulatif des films retenus et de leurs extraits
e – Méthode d’analyse
2 / Les postures de connaissance construites par le film
a – Détail de deux extraits de The Social Life of Small Urban Spaces
Contexte spécifique de la réalisation de The Social Life of Small Urban Spaces
Contexte de la recherche
Contexte du recours au film
Analyse des deux extraits retenus
Premier extrait : « The North Front Ledge at Seagram’s »
Deuxième extrait : « Paley Park »
La saisie de l’ambiance dans le travail de William H. Whyte
b – Zoom sur Taipei de Dominique Gonzalez-Foerster
Un dispositif narratif à l’œuvre
L’appréhension de la transformation ordinaire d’un lieu dans Taipei
Suite d’actions et transformation dans Taipei
S’inscrire dans la situation pour décrire la transformation
3 / De l’objectivation à la subjectivation, de la distanciation àl’immersion, du temps à la temporalité, de la description à la narration
a – Dispositifs d’ordre spatio-corporel : la construction d’un point de vue et la place du corps filmant
Deux points de vue sur la ville
Celui du voyeur
Celui du marcheur
Les différents dispositifs constituant le point de vue filmique
b – Dispositifs d’ordre temporel : considérer le temps ou la temporalité
Le temps comme donnée mesurable
S’inscrire dans une temporalité
c – Dispositifs d’ordre énonciatif : forme et contenu de l’énonciation
Les formes de l’énonciation
Décrire ce qui est filmé de façon factuelle ou faire le récit d’une expérience filmée
4 / Des postures filmiques complexes et leur portée quant à la compréhension de la dynamique de l’ambiance
a – La posture filmique, fruit de l’articulation des dispositifs filmiques
Des postures filmiques hybrides
Sans Titre (RER) : un idéal-atypique
Des logiques d’hybridations différentes
b – Approcher la dynamique de l’ambiance
Chapitre 3 – Deuxième corpus : Observation dans le milieu opérationnel
1 / Situation de la pratique filmique dans deux agences d’urbanisme
2 / Observation d’une étude : le « Suivi « avant » de la ligne de tramway E » à Grenoble
a – Des enregistrements vidéographiques au service d’un diagnostic des espaces publics existants
b – La production de films au cœur de la commande
c – Observation de la mission vidéo : inflexions de la commande et déplacement de l’usage du film
Sur le terrain : réalisation des films de la mission vidéo
Inflexions de la commande
Déplacement de l’usage du film dans l’intégralité du suivi « avant »
d – Retours sur une démarche vidéographique dans le milieu opérationnel
Vers l’usage du film comme matériau d’analyse
Le film comme support de débat à partir des singularités locales d’un territoire ?
Chapitre 4 – Troisième corpus : Réalisation d’un film de commande
CONCLUSION