Recherche appliquée dans le cadre de l’IIMI
Des orientations initiales jusqu’aux résultats, un travail de recherche est inextricablement lié au contexte dans lequel il a été initié et s’est déroulé. L’analyse, a posteriori, de la relation d’ordre maïeutique qui se tisse entre le chercheur et son environnement permet souvent une relecture presque déterministe de ses choix de recherche à partir de cet environnement… parfois plus déterministe, d’ailleurs, qu’une relecture fondée sur l’examen rationnel du problème initial à résoudre. Ceci pour justifier en introduction un rapide détour par le contexte dans lequel ce travail de thèse a vu le jour et a cheminé.
Or donc, il s’agit d’irrigation ; une activité humaine fort ancienne qui consiste à fournir « artificiellement » de l’eau aux cultures en complément des apports « naturels » pour s’affranchir des aléas climatiques et, dans certains cas, obtenir des gains substantiels de productivité. On reviendra sur cette définition en détail par la suite ; on notera simplement à ce stade que les zones où se pratique l’irrigation génèrent environ 40% de la nourriture de la planète tout en ne représentant que 10% de la superficie agricole utilisée … on comprendra dès lors que des zones de production qui pèsent aussi lourd dans la balance alimentaire mondiale soient un objet d’attention et de recherche pour la communauté internationale. « Pour produire plus, plus vite, étendons l’irrigation à de nouvelles zones… ». Ce mot d’ordre fut appliqué avec détermination à partir des années 50, conduisant à des investissements massifs pour le développement de barrages, canaux, vannes et toute la kyrielle de travaux d’infrastructures nécessaires pour stocker de l’eau et la transporter de façon maîtrisée jusqu’aux champs où elle est utilisée par les agriculteurs. La Banque Mondiale a financé plus de six cents projets de développement agricole ayant une composante « irrigation » au cours des quarante dernières années et ce, pour un montant de l’ordre de trente et un milliards de dollars US affectés à cette composante (soit environ 7% de l’ensemble des financements engagés par la banque) [World Bank, 1994]. Il est à noter que l’essentiel des investissements a eu lieu en Asie (où se trouve 80% de l’agriculture irriguée mondiale).
Ici se « noue » la problématique : les systèmes irrigués produisent certes plutôt deux fois plus de nourriture que les zones d’agriculture pluviale à superficie égale et cependant… les évaluations suscitées montrent que les objectifs fixés lors de la conception des projets sont presque systématiquement non atteints en terme de rendements agricoles, de superficie potentiellement irrigable ou de rentabilité. De ce malaise naîtra en 1984 un institut de recherche international, basé au Sri-Lanka, baptisé IIMI ou Institut International de Management de l’Irrigation. La création de cet institut s’inscrit dans le cadre d’une politique globale menée depuis les années 60 par la communauté internationale des bailleurs de fonds, visant à créer un dispositif de recherche mondial en matière d’agriculture ; un peu plus d’une quinzaine de centres spécialisés sont chargés de mobiliser des équipes internationales de recherche sur la thématique de l’amélioration variétale de certaines cultures (comme l’IRRI , institut de recherche sur le riz aux Philippines) ou sur des thématiques plus horizontales comme le management de l’irrigation (IIMI). Ces centres jouissent d’un statut international qui leur permet de conduire des travaux dans différents pays et de diffuser les résultats de ces travaux à un très large public [Blake, 1994].
Le mandat initial de l’IIMI se décline donc sur fond de déception des investisseurs devant la performance des systèmes irrigués ; il s’agit pour l’institut de mettre au point et de diffuser des méthodes innovantes pour résoudre de façon durable les problèmes de gestion des zones d’agriculture irriguée dans les pays en voie de développement… vaste programme [IIMI, 1989]. L’IIMI se structure peu à peu autour de projets de recherche dans quelques pays cibles et de programmes plus transversaux ou génériques initiés depuis le siège de Colombo. Parmi ces derniers, un chercheur français en poste à l’IIMI lance une réflexion sur l’usage d’outils informatiques de simulation pour mieux gérer la distribution de l’eau le long des canaux d’irrigation [Berthery, 1989]. Un projet de recherche est élaboré entre l’IIMI et un organisme français, le Cemagref , pour mettre au point un logiciel de simulation des écoulements d’eau dans les canaux d’irrigation et tester ce logiciel sur un canal pilote du Sri-Lanka, le canal principal rive droite du système irrigué Kirindi-Oya. La réalisation d’une première version du logiciel prendra à peu près trois ans ; pour le développement du produit, l’accent a été mis sur la qualité de la description du phénomène physique (résolution complète du système d’équations de St Venant décrivant les lois des écoulements à surface libre), la convivialité (interface soignée) et la concertation avec les utilisateurs potentiels ; un comité de pilotage du projet comprenant des représentants de l’IIMI, du Cemagref et des ingénieurs de l’agence d’irrigation publique sri-lankaise en charge de la gestion du canal test fut constitué dès le début du projet et en a défini toutes les grandes orientations [Baume, 1993]. Alors qu’un premier logiciel devient disponible (nom de baptême RBMC ) et après une période de mise en sommeil d’environ un an (changements de personnel) commence la deuxième phase du projet de recherche dont est directement issu le travail présenté par la suite ; la question à étudier dans cette phase sera formulée en ces termes par le directeur des programmes de l’IIMI, au cours d’une réunion en mai 1991 : « l’utilisation d’un modèle de simulation des écoulements peutelle aider le gestionnaire d’un canal manoeuvré manuellement (sans vannes automatiques) à améliorer sa performance ? » .
En gestion, les innovations viennent des entreprises industrielles
De façon très caricaturale, la définition du projet de recherche débattu dans le texte qui suit fut en partie inspirée par une image et un slogan… L’image est celle du panneau synoptique qui trônait il y a peu dans la salle de contrôle du système de canaux de la Société du canal de Provence (SCP), au Tholonet près d’Aix en Provence (il a été basculé, depuis, sur une routine graphique et un écran d’ordinateur). Sur ce panneau figuraient les points clés du système de canaux, avec un choix d’indicateurs dérivés de mesures effectuées à intervalles réguliers. Le système SCP est en effet géré de façon centralisée : un système de télémétrie permet de collecter des mesures en temps réel sur l’état des canaux et d’alimenter ainsi un algorithme de commande implanté sur ordinateur qui « calcule » des ouvertures de vannes « appropriées » ; ces ouvertures sont à leur tour télétransmises vers les moteurs des vannes qui se trouvent donc « automatiquement » ajustées… Sophistication du traitement des données pour la prise de décision et surtout, conditionnant la mise au point des commandes, une très grande clarté et fiabilité du système d’information. Sans aucunement préjuger de la performance du système SCP, il faut reconnaître qu’un premier biais quasi trivial naquit de l’observation de ce panneau : l’architecture du système d’information et son lien avec les processus de décision est un préalable à toute réflexion de fond sur un système de gestion ; ceci avait été négligé sur le canal de Kirindi-Oya.
Le slogan est extrait d’une brochure d’entretien des véhicules militaires, gracieusement (terme impropre) distribuée à l’auteur par des instructeurs durant le service national… : « l’entretien est un acte de combat ». Non signifiant pour le graissage moteur d’une Jeep, le message était contre toute attente assez fort pour le devenir dans la syntaxe de l’irrigation. De quelle valeur étaient porteuses les manoeuvres de vannes devant être organisées avec l’aide -jusqu’alors inopérante- d’un logiciel de simulation ? Nouveau slogan : « manoeuvrer des vannes est un acte de production ». Ce qui importait était de resituer la tentative d’amélioration d’une partie du système de gestion de l’eau d’irrigation au sein de processus de production menant en bout de chaîne jusqu’aux biens agricoles. Un deuxième biais s’insinuait, incitant à explorer les domaines de la gestion de production et, par voie de conséquence, à ébaucher des analogies entre les systèmes irrigués et les systèmes de production ayant été le plus étudiés sous cet angle : les entreprises industrielles. De cette orientation découlèrent en 1992 quelques contacts avec des chercheurs plus préoccupés par l’industrie que par l’irrigation et finalement, le rôle de laboratoire d’accueil, géographiquement éloigné mais thématiquement proche, joué par le Centre de Gestion Scientifique de l’Ecole des Mines de Paris.
Cette perspective de travail était raisonnablement en phase avec la mission d’exploration du concept de « management » par l’IIMI [Nijman, 1993], [Murray-Rust, 1993c] ; néanmoins, si l’intuition que le monde de la gestion des entreprises avait beaucoup à offrir au monde de l’irrigation était partagée par quelques chercheurs exilés au Sri-Lanka, elle demeurait relativement peu exploitée. Restait à vérifier également que ce « monde de la gestion des entreprises » puisse nourrir un intérêt disciplinaire pour l’étude d’un système de production relativement nouveau. La recherche engagée relève ainsi, immodestement, d’objectifs interdisciplinaires : ses résultats se doivent d’être lisibles, raisonnablement intéressants et utiles, non seulement pour un public familier avec le monde de l’irrigation mais également pour des chercheurs en gestion ; il s’agit en quelque sorte d’amorcer un échange de langage, de méthodes et de problématiques entre le monde de la gestion des entreprises et celui d’un de ses champs d’application potentiels : les systèmes (ou « périmètres ») irrigués. Bien évidemment, les pièges existent dans les deux camps…
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Table des matières
INTRODUCTION
ET POUR UNE THESE DE PLUS
1.1. Recherche appliquée dans le cadre de l’IIMI
1.2. En gestion, les innovations viennent des entreprises industrielles
1.3. Mosaïque
IRRIGATION, INDUSTRIE : MEME COMBAT ?
2.1. Six mille familles dans le sud du Sri-Lanka : Kirindi-Oya
2.2. Description naturaliste des périmètres irrigués
2.2.1. Irrigation
2.2.1.1.D’où vient cette pratique ?
2.2.1.2.Pourquoi cette pratique ?
2.2.1.3.Aujourd’hui dans le monde
2.2.1.4.Des techniques différentes
2.2.2. Périmètres irrigués
2.2.2.1.Où les eaux s’en mêlent
2.2.2.2.Dépendance et interdépendance
2.2.2.3.Pas de système sans institutions
2.3. Lecture en terme de système de production industriel
2.3.1. Quel cheval pour quelle Troie ?
2.3.1.1.Le management comme clé de l’action
2.3.1.2.Un concept intégrateur : l’organisation
2.3.1.3.Une organisation qui produit et vend : l’entreprise
2.3.2. Les termes de l’analogie
2.3.2.1.Quel(s) système(s) de production ; frontières
2.3.2.2.Produits, services
2.3.2.3.Machines, processus
2.3.2.4.Logique de pilotage
2.3.3. Quelques spécificités des périmètres irrigués
2.3.3.1.La production d’eau maîtrisée
2.3.3.2.La production de biens agricoles
2.4. Parés pour la bataille
DE VRAIS PROBLEMES ET DES SOLUTIONS EN PANNE
3.1. Une récolte de riz pour trois saisons d’irrigation
3.2. Problèmes d’aujourd’hui
3.2.1. Préoccupation internationale ; urgences régionales
3.2.1.1.La demande en eau
3.2.1.2.Où trouver l’eau ?
3.2.1.3.La demande en nourriture
3.2.1.4.Quadrature du cercle et missions pour l’irrigation
3.2.2. Des objectifs de performance mal articulés
3.2.2.1.Qui déploie quelle stratégie ?
3.2.2.2.Déployer…, un art difficile
3.2.2.3.Redescendre, un jour, au niveau des vannes
3.2.2.4.Ce que l’industrie sait et applique parfois
3.3. Tentatives d’amélioration
3.3.1. Les grandes tendances
3.3.2. Les acteurs du changement
3.3.3. Analyses naturalistes d’expériences de changement
3.3.3.1.Tendance « modernisation des machines »
3.3.3.2.Tendance « modernisation des hommes »
3.3.3.3.Tendance « modernisation des institutions »
3.4. Quel levier proposer ?
3.4.1. Deux choix
3.4.1.1.Un point d’ancrage : représentation du système de pilotage
3.4.1.2.Une démarche : réanimer le système de pilotage
3.4.2. Que dit la recherche en gestion ?
3.4.2.1.Sur le point d’ancrage
3.4.2.2.Sur la démarche
3.5. Thesis ex machina
RE-INGENIERIE DU SYSTEME DE PILOTAGE
4.1. Expérience concrète avec le patient Kirindi-Oya
4.1.1. Une phase de flou non artistique
4.1.2. Une phase de formalisation et d’action
4.1.2.1.A quoi servent ces boîtes ?
4.1.2.2.Amorçage et réanimation
4.1.3. Une phase logicielle
4.1.3.1.Cahier des charges
4.1.3.2.IMIS
4.1.4. Une méta-phase
4.2. Représentation du système de pilotage
4.2.1. Réalités, représentations
4.2.2. Décisions, activités et processus
4.2.2.1.Architecture
4.2.2.2.Vision naïve d’un pilote
4.2.2.3.Ensemble des communications finalisées
4.2.3. Ce que dit et ne dit pas la représentation
4.3. Théoriser une prestation thérapeutique
4.3.1. A propos de la prestation 118
4.3.1.1.Motivation et authenticité du discours
4.3.1.2.Partenaires et enjeux
4.3.2. Diagnostic en deux temps
4.3.2.1.Indicateurs de non-fonctionnalité
4.3.2.2.Causes de non-fonctionnalité
4.3.3. Traitement
4.3.3.1.Vers une représentation fonctionnelle partagée
4.3.3.2.Réanimer le système de pilotage
4.3.4. Six points sur ordonnance
4.4. Objection
A L’EPREUVE DE QUELQUES FAITS
5.1. Les leçons d’une guérison-Sri-Lanka
5.1.1. Où la globalité n’est pas un vain mot
5.1.2. Ré-ingénierie dans la douleur
5.1.3. Crises et mythes rationnels
5.2. Les leçons d’une rechute-Pakistan
5.2.1. Difficile contexte
5.2.2. La tentation d’une intervention partielle
5.3. D’autres patients
5.3.1. MIS sans finalité
5.3.2. Finalité sans MIS
5.4. Lendemain de fête
REUSSIR OU SE DONNER UNE MEILLEURE CHANCE D’EVITER L’ECHEC ?
6.1. Quelle portée ?
6.2. Inventaire
6.2.1. Une analogie
6.2.2. Une représentation
6.2.3. Une démarche
6.3. L’attrait du « méta »
6.4. Rideau
SUITE DE LISTES
Mots clés
Sigles et termes spécifiques
Traductions
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE