ANTINOMIE ENTRE ART ET VERITE
LA NATURE DE LA CREATION ARTISTIQUE
Il sโagit ici dโรฉtudier la spรฉcificitรฉ de lโart par rapport aux autres activitรฉs de lโhomme. La crรฉation artistique fait partie intรฉgrante de lโactivitรฉ humaine, elle rรฉvรจle lโexpรฉrience de lโartiste et ce qui est invisible au regard habituel. La rรฉalitรฉ objective dont lโessence est indรฉpendante de lโart peut รชtre rรฉinterprรฉtรฉe par lโartiste qui se base sur son aptitude crรฉatrice et sur ses propres idรฉes. En effet, lโartiste a sa propre conception du monde qui se reflรจte ร travers ses crรฉations. Cโest pour cette raison dโailleurs que nous dirons que le gรฉnie crรฉateur est spรฉcifique ร lโart. Ainsi, lโลuvre dโart se constitue dโun รฉlรฉment objectif qui est la rรฉalitรฉ et dโun รฉlรฉment subjectif qui est la vision du monde de lโartiste. Il y a donc une relation dโinterdรฉpendance entre lโobjectif et le subjectif dans la crรฉation. Il importe aussi de souligner que lโactivitรฉ artistique est une activitรฉ dรฉsintรฉressรฉe et nโa pour finalitรฉ que la recherche du beau.
LA SPECIFICITE DE LโART
Selon Andrรฉ LALANDE ยซ lโart ou les arts dรฉsignent toute production de la beautรฉ par les ลuvres dโun รชtre conscient. ยป Lโart ainsi dรฉfini par LALANDE, a une finalitรฉ purement esthรฉtique et non logique et dรฉsigne comme nous lโavons dรฉjร dit les beaux-arts. Mais cette dรฉfinition fait รฉgalement apparaรฎtre lโidรฉe selon laquelle le mรฉtier dโartiste est une activitรฉ exclusivement humaine dans la mesure oรน lโลuvre dโart est le produit dโun รชtre conscient. En effet, lโhomme est un animal raisonnable, un ยซ roseau pensant ยป capable de penser de faรงon mรฉthodique. Consรฉquemment il diffรจre de lโanimal par la pensรฉe mais surtout par sa capacitรฉ de crรฉer des outils et autres rรฉalitรฉs diffรฉrentes de ce qui est donnรฉ par la nature .La crรฉation est donc le fruit de la conscience et cโest ainsi que selon Karl MARX, la diffรฉrence entre lโabeille la plus ingรฉnieuse et lโarchitecte le plus mal habile, cโest que ce dernier porte toujours dans sa tรชte lโidรฉe de la maison quโil veut construire. En effet : ยซ lโanimal ne faรงonne quโร la mesure et selon les besoins de lโespรจce ร la quelle il appartient, tandis que lโhomme sait produire ร la mesure de toute espรจce et sait appliquer partout ร lโobjet sa nature inhรฉrente : lโhomme faรงonne donc aussi selon les lois de la beautรฉ.ยป .
Lโart est ainsi une activitรฉ consciente et rationnelle et on ne saurait admettre lโidรฉe selon laquelle les produits des abeilles sont des ลuvres dโart. Les abeilles sont guidรฉes par leur instinct de conservation et ne savent rien de la rรฉalitรฉ encore moins de la beautรฉ. Lโart constitue donc une forme de la pensรฉe humaine et il a une valeur cognitive .Cependant quand nous parlons dโart aujourdโhui, nous entendons par lร les beaux-arts. Mais les anciens grecs de lโantiquitรฉ nโavaient pas une idรฉe prรฉcise des beaux-arts. Selon eux lโartiste nโรฉtait pas distinguรฉ fondamentalement du technicien ou de lโartisan. Ainsi lโartiste est un homme qui fait son mรฉtier comme le forgeron ou le fabriquant de lit. On considรจre quโils ont tous comme objectif la production dโobjets utilitaires dont on se sert pour subvenir ร un besoin.
Ce nโest quโau XVIIIรจme siรจcle que la distinction entre lโart et les autres mรฉtiers sโest opรฉrรฉe. Lโart est une crรฉation libre du beau alors que lโhomme travaille ou fabrique des objets pour sโen servir. Il y a une sorte de contrainte dans le travail comme le prรฉcise Kant : ยซ lโart se distingue aussi de lโartisanat ; le premier est dit libรฉral, le second peut รชtre nommรฉ aussi art mercantile. On regarde le premier comme sโil pouvait rรฉpondre ร une finalitรฉ (rรฉussir) quโen tant que jeu, cโest-ร -dire comme activitรฉ qui soit en elle-mรชme agrรฉable ; on regarde le second comme constituant un travail, cโest-ร -dire comme une activitรฉ qui est elle-mรชme dรฉsagrรฉable (pรฉnible) et qui nโest attirante que par son effet (par exemple ร travers son salaire) et qui peut par consรฉquent รชtre imposรฉ de maniรจre utilitaire ยปย .
Comme nous venons de le voir avec ces quelques mots du philosophe de Kรถnigsberg, lโesprit sui anime lโartiste doit รชtre libre et ne viser que le plaisir et la jouissance esthรฉtique. Alors que lโartisan est mu par une exigence vitale. Lโartisan ne fabrique pas un lit pour lโexposer ร la contemplation des autres mais pour quโil lui rapporte de lโargent. Par consรฉquent en plus dโรชtre un savoirfaire mercantile, le mรฉtier, ร la diffรฉrence de lโart qui est une activitรฉ agrรฉable, est une activitรฉ en soi dรฉsagrรฉable et imposรฉe. Lโart nโest donc pas du travail comme ont pu le penser les anciens grecs, mais du jeu. Cโest une activitรฉ productrice libre alors que le travail est une production contraignante et mu par lโintรฉrรชt. Autrement dit, il va de soi que pour ne pas mourir de faim, la personne est obligรฉe de travailler, aussi la finalitรฉ du travail cโest lโintรฉrรชt. On travaille parce que lโon sait quโร la fin on sera rรฉmunรฉrรฉ. Sinon on nโรฉprouverait aucun intรฉrรชt ร se tuer ร la tรขche. Cependant la crรฉation artistique mรชme si Kant dit que cโest jeu, on peut toujours affirmer que cโest un jeu accompagnรฉ de sรฉrieux. Cโest pour cette raison dโailleurs que lโopposition entre lโart et le travail rรฉside en grande partie sur le fait que le travail nโest que contrainte tandis que lโart est en mรชme temps une contrainte et un jeu. Car encore faudrait-il le rappeler il nโest pas donnรฉ ร tout le monde dโรชtre artiste et ce dernier doit se conformer ร certaines rรจgles pour rรฉaliser ses ลuvres.
En somme, on peut dire pour ce point prรฉcis que lโart et lโartisanat se distinguent de par leur nature et leurs finalitรฉs mรชme sโils ont ceci de commun, qu โils sont des activitรฉs conscientes de transformation de la nature. La chaise de lโartisan est caractรฉrisรฉe par son utilitรฉ et celle de lโartiste par sa beautรฉ. La chaise conรงue par lโartisan sert dโabord ร sโasseoir. Le fait quโelle puisse รชtre belle est une qualitรฉ seconde. Tandis que la chaise crรฉรฉe par lโartiste doit avant tout รชtre belle mรชme si lโon peut sโy asseoir. On reconnaรฎt aussi les beaux arts des autres productions humaines par ce quโils sont des arts du gรฉnie. Le gรฉnie dรฉsigne un savoir-faire artistique qui nโobรฉit pas ร des rรจgles claires. Autrement dit, le gรฉnie ne respecte aucune procรฉdure de fabrication. Cโest un talent naturel, innรฉ, qui ne sโenseigne pas.
Mais cela ne veut pas dire que lโactivitรฉ artistique ne doit pas รชtre rรฉgie par des rรจgles. Sโil en รฉtait ainsi une production ne saurait รชtre dรฉsignรฉe comme รฉtant celle de lโart ; car selon KANT, ยซ il faut que la nature donne ร lโart sa rรจgle dans le sujet et cela ร travers lโaccord qui intervient entre les pouvoirs dont dispose celui-ci. ยป Ce qui lui permet par ailleurs dโaffirmer : ยซ Les beaux art sont les arts du gรฉnie ยปย Ainsi quant lโartiste produit une ลuvre dโart il nโa pas le concept de la production de cette ลuvre. Et cโest surtout ce qui fait sa spรฉcificitรฉ par rapport ร lโartisan et au technicien. Lโลuvre dโart est originale et unique dans la mesure oรน elle ne se rรฉfรจre ร aucun modรจle. Lโartisan produit des objets en sรฉrie alors que le tableau peint par lโartiste est unique car lui-mรชme se trouve dans lโincapacitรฉ dโen produire dโautres .
LโลUVRE DโART COMME PRODUCTION DE LA BEAUTE
Lโart a pour but la crรฉation du beau. Et la beautรฉ dont il est question est effectivement la beautรฉ artistique. Mais on ne saurait faire abstraction de la vision platonicienne du beau. Comme nous allons le voir le beau est un concept qui fait partie intรฉgrante de la thรฉorie platonicienne. Selon cet auteur de lโantiquitรฉ grecque, seule lโIdรฉe du beau est rรฉelle ; le beau en tant que chose existante est pรฉrissable. Dans Le Banquet, PLATON commence par nous dire ce que le beau nโest pas. Il fait abstraction de la multiplicitรฉ des dรฉfinitions pour en arriver ร la beautรฉ universelle, absolue, immuable et รฉternelle. La beautรฉ telle que la dรฉfinit PLATON est une essence ร laquelle participent les autres types de beautรฉ. La beautรฉ rรฉelle, vivante nโexiste que dans lโAbsolue. Elle nโest pas cette forme dโattribution aux objets (la robe est belle) mais cโest plutรดt la beautรฉ en soi. Autrement dit, il convient de retrouver cette ยซ beautรฉ qui au contraire, existe en elle-mรชme et par elle-mรชme simple et รฉternelle, de laquelle participent toutes les autres belles choses, de telle maniรจre que leur naissance ou leur mot ne lui apporte ni augmentation, ni amoindrissement, ni altรฉration dโaucune sorte ยป. La beautรฉ dont il est question chez PLATON nโest soumise ni ร la gรฉnรฉration ni ร la destruction. Elle est en rรฉalitรฉ dโun tout autre ordre que la beautรฉ des ลuvres dโart.
Mais quโest-ce que donc la beautรฉ ?
Pour rรฉpondre ร cette interrogation nous allons nous rรฉfรฉrer ร la dรฉfinition kantienne du beau par ce que cโest celle qui rรฉpond le plus aux exigences de notre thรจme. Pour dรฉfinir le beau, KANT met tout dโabord en rapport un sujet contemplant et un objet contemplรฉ. Cela veut dire que le beau caractรฉrise le rapport du sujet ร lโobjet et non lโobjet lui-mรชme. Plus prรฉcisรฉment, le beau nโest pas une qualitรฉ inhรฉrente ร lโobjet mais dรฉpend plutรดt du jugement dโun sujet qui lui est extรฉrieur car quand on juge que quelque chose est beau, nous รฉmettons ainsi un ยซ jugement de goรปt ยปque KANT appelle aussi un ยซ jugement esthรฉtique ยป.
Cโest ainsi que KANT dรฉfinit le beau et en mรชme temps le ยซ jugement esthรฉtique ยป. Selon KANT : ยซ Le goรปt est la facultรฉ de juger un objet, un mode de reprรฉsentation par lโintermรฉdiaire de la satisfaction ou du dรฉplaisir, de maniรจre dรฉsintรฉressรฉe. On appelle beau lโobjet dโune telle satisfaction ยป Le plaisir que nous procure le beau est un plaisir esthรฉtique, sensible et non matรฉriel. Cela veut dire que quand je dis que la statue est belle ce nโest pas la mรชme chose que quand je dis quโelle est noire. La couleur noire est une qualitรฉ de la statue alors que la beautรฉ lui est extรฉrieure. Cโest pour cette raison dโailleurs que la satisfaction que nous ressentons sur le beau est sans intรฉrรชt puisquโelle fait abstraction de la matiรจre. Plus prรฉcisรฉment, lorsque nous jugeons de la beautรฉ dโune chose, aucun intรฉrรชt nโest en jeu.
Mais quโest ce que KANT entend par intรฉrรชt ? ยซOn nomme intรฉrรชt la satisfaction que nous associons ร la reprรฉsentation de lโexistence dโun objet. Une telle reprรฉsentation se rapporte donc toujours en mรชme temps au pouvoir de dรฉsirer, comme son principe dรฉterminant, ou en tout cas comme se rattachant nรฉcessairement ร son principe dรฉterminant ยป . Est intรฉressรฉe une satisfaction dans laquelle nous prenons intรฉrรชt ร lโexistence de la chose quand nous la dรฉsirons. Tandis quโun plaisir est esthรฉtique quand nous ne portons aucune attention ร lโexistence oรน ร la possession de lโobjet. Le jugement esthรฉtique doit รชtre ยซ libreยป et ยซ pure ยป dans la mesure oรน on doit pouvoir รฉprouver une satisfaction ou un dรฉplaisir ร la simple contemplation dโun objet. A lโapprรฉciation du beau on ne fait appel quโร notre sensibilitรฉ. Ce nโest pas lโimportance que la chose peut avoir pour nous qui est dรฉterminante mais plutรดt le jugement que nous en faisons.
Par ailleurs, cette dรฉfinition du beau chez KANT nous permet de comprendre la distinction quโil fait entre la satisfaction esthรฉtique et les autres sortes de satisfaction liรฉes au bon et ร lโagrรฉable. Toutefois comme il le souligne : ยซ lโagrรฉable signifie pour chacun ce qui lui fait plaisir ; le beau, ce qui simplement plaรฎt ; le bon, ce quโil estime, ce quโil approuve, cโest-ร -dire ce ร quoi il attribue une valeur objective ยป . Cette prรฉcision faite, lโagrรฉable signifie le plaisir des sens qui suppose lโexistence de lโobjet. Cโest un jugement dโintรฉrรชt qui est conditionnรฉ par la satisfaction de nos besoins, ce qui remet en question notre libertรฉ vis ร vis de lโobjet .Cโest en ce sens que lโabsence totale dโintรฉrรชt et dโutilitรฉ constitue le premier critรจre du beau chez KANT. Ce qui est important ici, cโest la contemplation, lโattitude esthรฉtique de lโindividu dรฉpourvue de tout intรฉrรชt รฉgoรฏste. Autrement dit, ce qui est pris en compte cโest lโacte par lequel lโesprit se met un objet sous les yeux indรฉpendamment de la rรฉalitรฉ de cet objet.
Le jugement de goรปt est รฉgalement diffรฉrent du jugement liรฉ au ยซ bon ยป ; car quand je dis que les mangues sont bonnes jโexprime leur qualitรฉ et lโeffet quโelles font sur moi quand je les goรปte.
Il รฉtait nรฉcessaire de faire cette distinction pour permettre de mieux saisir le sens de la dรฉfinition suivante du beau. Selon KANT, ยซ est beau, ce qui plaรฎt universellement sans concept. ยป ย . Quelle est donc la nature de cette universalitรฉ ? On sait dรฉjร que ce qui est universel cโest ce qui vaut pour tout le monde. Mais cette universalitรฉ est subjective car, comme nous lโavons dรฉjร dit, le beau caractรฉrise le rapport du sujet ร lโobjet. Le beau est donc lโobjet dโune satisfaction universelle parce quโil appartient dรจs lors ร chacun de sโapproprier le jugement du goรปt .Alors que quand on parle dโuniversalitรฉ, on aurait dรป penser au raisonnement logique et ร lโobjectivitรฉ.
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Table des matiรจres
INTRODUCTION
PREMIERE PARTIE : ANTINOMIE ENTRE ART ET VERITE
CHAPITRE I : LA NATURE DE LA CREATION ARTISTIQUE
SECTION I : LA SPECIFICITE DE LโART
SECTION II : LโลUVRE DโART COMME PRODUCTION DE LA BEAUTE
CAPITRE II : LA DISJONCTION DE LโART ET DE LA VERITE
SECTION I : LโART COMME EXPRESSION DE LโILLUSION
SECTION II : LA CRITIQUE DE LA CONCEPTION PLATONICIENNE DE LโART
DEUXIEME PARTIE : LโART COMME MOYEN DE SAISIE DU VRAI
CHAPITRE I : LA REHABILITATION DE LโART
SECTION I : CONTRE LA CONCEPTION DE LโART COMME MIMESIS
SECTION II : DE LA SPIRITUALITE DU BEAU ARTISTIQUE
CHAPITRE II : LA PERCEPTION DE LA VERITE PAR LโART
SECTION I : LโART COMME MANIFESTATION SENSIBLE DE LโIDEE
SECTION II : LAISIE DE LโETRE PROFOND DES CHOSES
CONCLUSION