Initialement postulé théoriquement, le neutrino ne pouvant se manifester que par interaction faible semblait condamné à rester hypothétique. C’était sans compter sur son abondance et sur les prouesses expérimentales réalisées, puisqu’un peu moins d’un siècle plus tard, nous sommes aujourd’hui à même de saisir une infime partie de ses mystères. Cette thèse a débuté en octobre 2015 alors que le Prix Nobel de Physique était décerné à Takaaki Kajita et Arthur B. McDonald pour la confirmation expérimentale du mécanisme d’oscillation, apportant la preuve que les neutrinos possèdent une masse. Par cette propriété, ces candidats presque insaisissables échappent au modèle standard de la physique des particules, et semblent ainsi se porter garants d’un champ d’exploration vaste et prometteur pour la compréhension de notre Univers.
Nombre de leurs propriétés fondamentales restent à ce jour inconnues, telles que leur masse absolue, leur nature, ou l’existence d’une violation de la symétrie de charge parité dans le secteur des neutrinos. Ces interrogations n’empêchent pas la physique des neutrinos de se construire dans un cadre satisfaisant, permettant d’expliquer la majorité des résultats expérimentaux par le mécanisme d’oscillations et de transitions entre trois saveurs leptoniques. La détermination des paramètres de ce modèle relève désormais de la mesure de précision, grâce à des détecteurs de plus en plus démesurés couplés à des techniques de réjection efficaces des bruits de fond.
Morceaux choisis de l’histoire des neutrinos
Les neutrinos sont des pièces élémentaires du Modèle Standard de la physique des particules. Leur identification en tant que fermions de la famille des leptons intervenant dans le secteur électro-faible de ce modèle a été l’aboutissement d’une construction progressive. Plusieurs itérations ont été nécessaires afin de construire un cadre satisfaisant, basées sur des observations expérimentales ou grâce à des changements de paradigmes théoriques. Le but de cette section introductive est de mettre en lumière quelques aspects de cette histoire qui semblent pertinents pour la compréhension de la nature de cette particule (presque) insaisissable et des défis expérimentaux associés.
Du premier postulat à la théorie de Fermi
L’histoire du neutrino est intimement liée à celle de la découverte de la radioactivité β au début du XXème siècle. A l’image des radiations α et γ, la radiation β – leur nomenclature découlant de leur pouvoir pénétrant croissant – fut interprétée comme la désintégration d’un noyau suivie de l’émission d’une particule. Ces radiations ont été étudiées de façon extensive. Le spectre énergétique des deux premières – exhibant une énergie discrète pour chacun des produits de réaction – a rapidement été compris.
La désintégration β, quant à elle, montra un spectre continu en énergie, mesuré en 1914 par Chadwick [1], bien qu’une seule particule – un électron – ne fut observé dans l’état final. L’incompréhension devant cette énigme fut telle que Niels Bohr osa avancer que l’énergie pourrait se conserver de façon statistique seulement. La preuve de l’existence d’une valeur maximale au spectre β, apportée en 1927 par Ellis et Wooster, montra l’incohérence de cette proposition. Finalement, il fallut attendre 1930 pour que Pauli postule dans sa fameuse lettre ouverte [2] l’existence d’une troisième particule en jeu.
Guidé par des mesures de spin et de masses des états initiaux et finaux, il put établir un premier profil pour ce candidat imperceptible : il ne devait porter aucune charge électrique, avoir un spin ½ et être nécessairement de masse très faible – au vu de la valeur maximum du spectre β, confondue avec celle de l’énergie de la réaction dans la résolution expérimentale. Deux ans plus tard, Fermi propose la première théorie décrivant l’interaction responsable de cette désintégration [3]. Il s’inspire de l’idée de Heisenberg rapprochant le neutron et le proton et utilise le formalisme de la seconde quantification utilisé par Dirac. L’interaction est traitée dans le cadre de la théorie des perturbations.
Les antineutrinos de réacteurs, première détection
Dès la formulation de la théorie de Fermi, Bethe et Bacher remarquent en 1936 qu’une réaction susceptible de prouver l’existence du neutrino est celle de sa capture par la matière, transformant un proton en neutron et donnant naissance à un positron :
νe + p → e⁺ + n
C’est le processus appelé désintégration bêta inverse. Cependant, les premières estimations de la section efficace de cette réaction étaient si proches de zéro que la quête semblait sans espoir. Pourtant, vingt ans plus tard – profitant du contexte du projet Manhattan à Los Alamos – les physicien Reines et Cowan s’intéressent aux questions fondamentales touchant à l’interaction faible. Ayant conscience de cette très faible probabilité d’interaction, ils imaginèrent d’abord profiter du flux intense – et bref – de neutrinos produit lors d’une explosion nucléaire, seule possibilité d’avoir un signal qui puisse se distinguer de façon significative du bruit de fond. Ce projet initial fut finalement abandonné au profit d’une nouvelle idée qui allait devenir l’une des méthodes les plus employées dans la physique des neutrinos – celle utilisée dans Stéréo. La détection du neutron – en plus de celle du positron – rend la signature de l’antineutrino distincte d’une grande partie du bruit de fond. Placer le détecteur proche d’un réacteur nucléaire pour y détecter les antineutrinos produits par les produits de fission devient alors envisageable et le projet débuta à Hanford. Cependant, les physiciens constatèrent que le taux de comptage de candidats neutrinos était sensiblement identique lorsque le réacteur était éteint ou en fonctionnement – avec un léger surplus non significatif pour les périodes de fonctionnement – concluant en la présence de bruits de fond un ordre de grandeur supérieur au signal créés par les rayonnements cosmiques. Rapidement identifiés, ces bruits de fonds corrélés constituent effectivement les bruits de fonds dominants des expériences de détection de neutrinos, justifiant que la plupart d’entre elles soient enterrées afin de réduire drastiquement le flux de ces radiations d’origine cosmique.
Forts de l’identification de ces problématiques, l’équipe se lança dans l’amélioration de leur technologie de détection : dans l’expérience qu’il mèneront à Savannah River en 1956 [4], deux cibles liquides dopées au cadmium sont intercalées entre trois réservoirs de liquides scintillants couplés à des photomultiplicateurs, permettant d’apporter une information spatiale discriminante. Ainsi, alors que les produits d’une désintégration bêta inverse causée par un antineutrino de réacteur ont une énergie visible de l’ordre du MeV et un étalement spatial limité, les événements d’origine cosmique sont de plus haute énergie et ont un fort pouvoir pénétrant, laissant des traces dans tout le détecteur.
Vieille de 60 ans, cette expérience nous en dit déjà long sur les caractéristiques intrinsèques à la détection de neutrinos et ses problématiques associées. Bien que bénéficiant aujourd’hui de technologies plus avancées – électronique, automatisation, simulation – ce sont finalement les mêmes que celles rencontrées et développées tout au long de cette thèse autour de l’expérience Stéréo : identification du signal νe, blindages contre les bruits de fond liés à l’activité du réacteur, et réjection des bruits de fond d’origine cosmique.
Un parcours semé d’anomalies
En parallèle à l’établissement du Modèle Standard, et suite à leur première détection en 1956, les neutrinos furent rapidement envisagés comme sonde pour l’étude du soleil. Les calculs théoriques de Bahcall prévoyaient en effet un pur flux de neutrinos électroniques, provenant des désintégrations β+ des réactions nucléaires au sein de l’étoile. Les premières mesures réalisées par l’expérience de Raymond Davis, à Homestake révélèrent un taux de neutrinos mesuré à hauteur d’un tiers seulement par rapport à celui prédit. Cette observation – confirmée à postériori par d’autres expériences – est connue sous le nom d’anomalie des neutrinos solaires. L’interprétation pour le déficit observé comme étant la conséquence d’une transition des νe vers un autre état – non détecté – a rapidement été proposé par Pontecorvo. Dès 1957, il propose le mécanisme ν ↔ ν¯. La possibilité de transitions plutôt entre saveurs vient naturellement après la découverte du neutrino muonique, et le processus d’oscillation νe ↔ νµ est envisagé et formalisé.
Les anomalies concernant les neutrinos ne se restreignent pas aux neutrinos solaires. Dès 1988, l’expérience Super-Kamiokande exploite les 55 000 tonnes d’eau de son détecteur Cherenkov – originellement construit pour étudier une éventuelle désintégration du proton – pour détecter les neutrinos générés lors des interactions primaires et secondaires des rayonnements cosmiques avec les molécules de l’atmosphère. Les désintégrations de pions à haute altitude génèrent des muons associés à leur partenaires neutrinos. Une partie de ces muons vont ensuite se désintégrer sur toute la hauteur atmosphérique, alimentant des composantes électroniques et muoniques supplémentaires, à des énergies de l’ordre de la centaine de MeV. L’expérience est capable de différencier ces deux espèces de neutrinos νe et νµ par l’intermédiaire de la réaction
νl + N → l + X
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Table des matières
Introduction
1 Contexte scientifique
1.1 Morceaux choisis de l’histoire des neutrinos
1.1.1 Du premier postulat à la théorie de Fermi
1.1.2 Les antineutrinos de réacteurs, première détection
1.1.3 Violation de parité
1.1.4 Existence de trois saveurs
1.1.5 Un parcours semé d’anomalies
1.2 Les neutrinos au delà du Modèle Standard
1.2.1 Masses et oscillations
1.2.2 Quelques considérations expérimentales utiles
1.2.3 Statut et perspectives du modèle à trois neutrinos
1.3 Le modèle à trois neutrinos mis en défaut
1.3.1 Anomalie des neutrinos de réacteurs
1.3.2 Autres anomalies
1.3.3 L’hypothèse d’un neutrino stérile léger
1.3.4 Tensions et controverses
1.3.5 Programmes expérimentaux et résultats
1.3.6 Analyses combinées
2 L’expérience Stéréo
2.1 Site expérimental
2.1.1 Source d’antineutrinos électronique
2.1.2 Hall expérimental
2.2 Physique de la détection
2.2.1 Réaction Bêta Inverse
2.2.2 Liquides scintillants
2.3 Bruits de fond et blindages
2.3.1 Sources de bruit de fond
2.3.2 Blindages passifs
2.3.3 Veto muon
2.4 Le détecteur Stereo
2.4.1 Détecteur interne
2.4.2 Électronique et acquisition
2.4.3 Étalonnage
2.4.4 Contrôle et suivi
2.5 Statut de l’expérience
3 Études de la réponse du détecteur
3.1 Études sur prototype
3.1.1 Détecteur et système d’acquisition
3.1.2 Homogénéité de la réponse lumineuse
3.1.3 Sources et simulation
3.2 Simulation
3.2.1 Géométrie du détecteur interne
3.2.2 Modèle optique des parois
3.2.3 Premières validations
3.2.4 Évolutions et modèle effectif
3.3 Réponse du détecteur
3.3.1 Échelle en énergie
3.3.2 Non-linéarités des liquides
3.3.3 Efficacité de capture du neutron
3.4 Discrimination en forme des signaux
3.4.1 Facteur de mérite et paramètres d’acquisition
3.4.2 Effets de volume
3.4.3 Caractérisation des distributions des reculs d’électrons
3.4.4 Évolutions temporelles
3.5 Conclusion
4 Recherche de paires corrélées
4.1 Définitions des sélections
4.1.1 Sélections en énergie et classification des événements
4.1.2 Corrélations
4.2 Algorithme de recherche de paires
4.2.1 Principe
4.2.2 Dénombrement des candidats corrélés et accidentels
4.2.3 Correction du temps mort
4.2.4 Autres utilisations de l’algorithme
4.3 Validations
4.3.1 Générateur aléatoire de suites d’événements
4.3.2 Validation de l’algorithme de recherche de paires
4.3.3 Validations sur les données
4.4 Conclusion
Conclusion