Ancrages théoriques et survol de la littérature spécialisée  

Ancrages théoriques et survol de la littérature spécialisée  

Éléments de contexte et usage des termes

À l’échelle de la Suisse, il n’existe pas de lois ou de directives harmonisées concernant la prise en charge des jeunes migrant.e.s. Il existe donc des disparités entre les différents cantons, et celles‐ci sont appliquées en fonction des politiques, des budgets et des moyens de chaque canton. Dans un premier temps, il convient de décrypter les différences entre les termes de « requérant.e.s d’asile mineur.e.s non accompagné.e.s » et de « mineur.e.s non accompagné.e.s », deux labels administratifs (ou catégories) communément utilisés dans les institutions et les médias, et généralement désignés à l’aide des acronymes RMNA et MNA. Les réquérant.e.s d’asiles mineur.e.s non accompagné.e.s (RMNA) ainsi nommé.e.s dans la législation suisse sont considéré.e.s comme tel.le.s lorsqu’ils et elles sont arrivé.e.s en Suisse ni avec leurs parents, ni sous la responsabilité d’un adulte et qu’ils et elles ont déposé une demande d’asile au nom de la Convention de Genève des Nations unies de 1951 relative au statut des réfugié.e.s5, et ce auprès de l’autorité compétente, soit le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM).

Les mineur.e.s non accompagné.e.s (MNA), quant à elles et eux, sont les personnes qui sont également arrivées mineures sur le territoire Suisse sans être sous la responsabilité d’un.e adulte et sans autorisation de séjour. Cette catégorie de migrant.e.s n’a cependant pas entrepris de demande d’asile auprès du SEM. En effet, ces jeunes souvent ne peuvent prétendre à une demande d’asile car leurs pays d’origine sont considérés comme « sûrs ». Pour définir ces pays, un document a été édité afin de définir des lignes directrices6 communes à l’UE pour le traitement de l’information sur le pays d’origine permettant ainsi aux États d’établir une liste des pays considérés comme « sûrs », où des exécutions de renvoi sont envisageables par les autorités compétentes.

Ainsi, une grande majorité des MNA ne déposent pas de demandes d’asile auprès du SEM. De ce fait, leur présence n’est pas recensée par le SEM ; il existe donc un « vide juridique dans la législation suisse qui ne considère pas l’ensemble des situations possibles » (Faivre, 2017 : 8). Ces personnes sont alors nombreuses à vivre dans la clandestinité (Stoecklin, Scelsi et Anthony, 2013 in Faivre, 2017). Ainsi, force est de constater qu’à ce titre les MNA disposent d’un statut juridique moins favorable que les RMNA. Ils et elles ne bénéficient pas d’une autorisation de séjour. Seul leur âge, autrement dit leur statut de mineur.e implique une prise en charge en raison de la Déclaration des droits de l’enfant de 1989, protégeant tous les «enfants sans exception aucune, et sans distinction ou discrimination fondées sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, les opinions politiques ou autres, l’origine nationale ou sociale, la fortune, la naissance, ou sur toute autre situation.» (Préambule). Selon les principes directeurs du HCR, c’est la détermination de l’intérêt supérieur de l’enfant qui prévaut. Ainsi le refoulement d’une personne mineur.e est de fait interdit en vertu de cette loi et confère à ces personnes mineur.e.s le droit de rester en Suisse. En revanche, une fois leur majorité atteinte, la Suisse n’est plus dans l’obligation d’assurer un quelconque suivi auprès de ces personnes MNA car celles‐ci sont alors considérées comme des personnes illégales sur le territoire Suisse (De Coulon, 2019).

En résumé, on peut dire que les RMNA sont considér.é.e.s comme des requérant.e.s tandis que les MNA ne sont que des mineur.e.s. Du fait que les premiers sont des personnes requérantes d’asile potentielles sur lesquelles le SEM statuera à la majorité ou avant, elles et ils disposent de davantage de droits que les MNA, qui elles et eux ne pourront en principe jamais déposer de demande d’asile. Cette distinction peut être alors assimilée à une forme d’inclusion pour les un.e.s (les RMNA) et une forme d’exclusion pour les autres (MNA) et implique de facto (même quand elles et ils sont mineur.e.s) une prise en charge différenciée de la part de la Confédération et des Cantons. Ainsi, au risque de renforcer le pouvoir performatif de ces deux catégories, il m’a semblé plus pertinent de n’utiliser ni l’une ni l’autre et de rassembler les deux catégorisations sous le terme de jeunes migrant.e.s. Le choix de cette formule permet, de mon point de vue, de nuancer et surtout de ne pas réifier ces catégories politiques et juridiques à l’oeuvre dans la cité. L’ajout du terme « migrant.e » permet d’inclure aussi bien les (ex‐)RMNA que les (ex‐)MNA, dont le point commun est d’avoir entrepris un déplacement migratoire motivé par différentes raisons, chacune individuelle.

Ainsi, l’expression « jeunes migrant.e.s » permet‐il de recouvrir l’hétérogénéité des parcours et des âges des personnes migrantes rencontrées durant cette recherche et d’en saisir la complexité. Nombreux et nombreuses sont ceux et celles qui ne sont plus mineur.e.s, l’expression « ex » étant pourtant communément utilisée jusqu’à l’âge de 25 ans. Ce terme de jeunes migrant.e.s permet d’englober l’ensemble des jeunes qui composent mon corpus puisque qu’elles et ils peuvent être au bénéfice d’un permis F provisoire, qu’elles et ils soient encore mineur.e.s ou majeur.e.s, ou alors posséder un permis B réfugié (c’est‐à‐dire être un.e réfugié.e statutaire) ou encore être, une fois majeur.e.s, des débouté.e.s (des personnes frappées d’une décision de Non Entrée en Matière (NEM) la requête d’asile ayant été refusée).

Les régimes migratoires européens : entre compassion et répression

Didier Fassin analyse comment nos sociétés font face à « l’intolérable » (2010) et met en exergue la figure de la victime qui est une forme de subjectivité politique. L’apparition de cette nouvelle figure reposant sur le traumatisme traduit en fait l’irruption d’un nouveau système de savoirs et de valeurs, une économie morale contemporaine, que Fassin nomme la « raison humanitaire » (2010). Fassin propose donc de se demander comment les sentiments moraux ont pris davantage de place en politique depuis ces dernières décennies et comment la raison humanitaire devient très agissante dans tous les domaines qui peuvent susciter notre compassion (par exemple dans le domaine de la migration : des bateaux pour secourir les migrant.e.s ou alors l’accueil d’enfants chez soi). Avant de présenter les différentes figures auxquelles sont associées les jeunes migrant.e.s, il convient tout d’abord de référer à quelques éléments essentiels façonnant les différents régimes migratoires des pays européens. D. Fassin (2010), ancien médecin devenu anthropologue a étudié le traitement de la demande d’asile et ce à l’échelle de la France.

Bien que non membre de l’Europe au sens politique, l’analyse de D. Fassin peut s’appliquer de manière analogique à la Suisse. A ce titre, il me semble important de rappeler la teneur de l’article 1, alinéa 2 de la Convention de Genève relative au statut des réfugié.e.s de 1951 : « [une personne] Qui, par suite d’événements survenus avant le premier janvier 1951 et craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner. »

Ainsi, selon le Secrétariat d’Etat aux migrations suisses (SEM), les personnes ayant déposées une demande d’asile doivent satisfaire au moins à l’un des critères énoncés ci‐dessus pour obtenir le statut de réfugié, même si la décision peut être différente selon la compréhension du cas. Cette directive suppose que chaque demande d’asile est soumise à une enquête potentielle sur la véracité des témoignages et des documents présentés par les personnes auditionnées. Didier Fassin attire alors l’attention sur un changement de paradigme où l’on cherche avant tout à prouver la véracité des témoignages : « The most remarkable change in the politics of asylum over the past few decades has been the reversal of trust into mistrust. Confidence dominated in the mid‐ 1970s, when more than nine out of 10 claimants in France were granted asylum. By contrast, doubt appears to have taken firm hold in the mid‐2000s, when barely two out of 10 claimants obtained refugee status. » (Fassin, 2016 : 10). Comme le souligne D. Fassin, ce changement de paradigme reflète un tournant significatif dans l’interprétation et l’acceptation des personnes requérantes d’asile dorénavant perçues sur la base d’arguments moraux (renvoyant à leur histoire de vie et de parcours et plus seulement à des critères juridiques).

Il explique que les régimes de migration en France au sortir de la deuxième guerre mondiale se sont adaptés à de nouvelles conditions économiques et politiques et ont évolué de la confiance à la méfiance et d’un statut relativement facile à obtenir à un durcissement de la différence entre migrant.e.s dit.e.s économiques et requérant.e.s d’asile. Ainsi ces dernières et derniers deviennent de plus en plus contrôlé.e.s pour pouvoir prouver qu’il ne s’agit de « simples » migrant.e.s économiques. « The paradox of the new policy was that, whereas asylum seekers had been indiscriminately welcome as economic migrants for 30 years, they were now suspicious for being just that. » (Fassin, 2016 : 11). La crainte de potentiels abus est également constatée à l’échelle de la Suisse et mise en lumière par D. Efionayi‐Mäder qui atteste d’un durcissement dans l’accueil de ces personnes (Efionayi‐Mäder, 2003).

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Table des matières

Table des matières
1. Introduction  
1.1 Choix du sujet
1.2 Éléments de contexte et usage des termes
2. Problématique  
3. Ancrages théoriques et survol de la littérature spécialisée  
3.1 Les régimes migratoires européens : entre compassion et répression
3.2 Les figures de l’enfance associées aux jeunes migrant.e.s : entre victimisation et suspicion
3.3 Les mouvements de solidarité privée envers les migrant.e.s
3.4 La notion de famille
3.5 L’adolescence et la transition à l’âge adulte
4. Méthodologie
4.1 Posture méthodologique
4.2 Le statut du chercheur.e en début de terrain
4.3 Un terrain multi‐situé : observations, entretiens et sources écrites
4.4 Stratégie d’analyse
4.5 Le statut du chercheur.e en fin de terrain
5. Portraits des personnes rencontrées
6. Analyse  
6.1 Historique du projet « un set de plus à table » et postulats de départ
6.2 Un « set de plus à table » en chiffres
7. Le point de vue des entitésrelais  
7.1 Trajectoire de vie, décisions et moments clés
7.1.1 Partager et rendre
7.1.2 Une habitude familiale
7.1.3 Au‐delà du bénévolat
7.2 Faire famille ou ne pas faire famille
7.2.1 Accueillir un « ado »
7.2.2 Autour de la notion de famille
7.2.3 La famille d’origine, un frein ?
7.2.4 Les termes de référence et d’adresse dans les entités‐relais
7.2.5 L’incidence du genre
7.2.6 Faire relais n’est pas un long fleuve tranquille…
7.2.7 Un jeune migrant pour un temps, des liens pour la vie
7.3 Un « set de plus à table » en action  
7.3.1 Tableau des activités partagées entre les entités‐relais et les jeunes
7.3.2 Des clés pour des codes
7.3.3. Un relais au moment du couperet de la majorité
7.3.4 Un système de réseautage
7.3.5 Laisser une sphère d’autonomie
7.3.6 Prévenir des incartades
7.3.7 Un enrichissement mutuel
8. Le point de vue des jeunes migrant.e.s
8.1 La demande des jeunes
8.2 Un relais, des apprentissages
8.2.1 La porte sur les réseaux genevois
8.3 Avoir ou ne pas avoir une famille
8.3.1 En parler à l’extérieur
8.3.2 Liens avec la famille élargie
8.3.3 Liens avec la famille d’origine
8.4 Un « set de plus à table » en action
8.4.1 Les activités partagées
8.4.2 La « maison » VS le foyer
8.4.3 Recevoir et rendre
8.4.4 Des tensions
8.4.5 « Faire un break », changer ou quitter « de famille »
8.4.5 Pour la vie ?
9. Le rapport à l’Etat  
9.1 Le permis B « cas de rigueur » en bref
9.2 Hakim : « C’est la Suisse qui me demande de changer mon permis. »
9.3 Tesfay et la famille Cuénod : « Un avant et après la décision négative d’asile »
9.4 Asante et la famille Andra avec le soutien de la famille Tinguely : « Garder espoir
9.5 Isaias et la famille Sandoz : « Au fil des mobilisations »
10. Conclusion
11. Annexe – Schéma récapitulatif des personnes rencontrées
12. Bibliographie

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