MODÉLISATION DES MATÉRIAUX QUASI-FRAGILES
Les problèmes de rupture sont récurrents en mécanique. Que l’on travaille avec de l’acier, du béton ou des matériaux composites, que les structures étudiées soient des systèmes mécaniques ou des ouvrages d’art, les concepteurs cherchent toujours à éviter la rupture, ou du moins, à comprendre comment elle risque de se produire. Depuis les études de A. Griffith [35] au début du siècle dernier, on cherche à modéliser les mécanismes de la rupture et de l’endommagement afin de prédire l’apparition et la propagation de fissures et de défauts dans les matériaux. Les travaux dans ce domaine sont nombreux mais un modèle permettant de décrire de façon satisfaisante à la fois l’initiation et la propagation de fissures dans les matériaux quasi-fragiles, et ce quelle que soit la taille et la forme de la structure, n’a pas été élaboré.
Matériaux quasi-fragiles et zone d’élaboration des fissures
On considère un plan dans lequel se propage la fissure considérée comme une ligne le long de laquelle le déplacement peut être discontinu avec des conditions de contact unilatéral — contrainte normale de compression ou de bord libre —. Une première analyse de ce problème fut réalisée par A. Griffith [35] en 1921 en considérant que l’ensemble du milieu dans lequel se propageait la fissure avait un comportement élastique linéaire . Cependant, l’existence d’une zone au comportement non-linéaire à l’avant de la fissure a été mise en évidence expérimentalement . La prise en compte de cette zone a tout d’abord été faite par le modèle de zone cohésive puis par des modèles d’endommagement .
Zone d’élaboration
L’existence théorique d’une zone d’élaboration, comprise en tant que zone de comportement non-linéaire autour de la pointe d’une fissure, se comprend aisément par l’analyse des champs de déformations et de contraintes si l’on suppose le matériau élastique linéaire . En effet, ceux-ci divergent autour de la pointe de la fissure, ce qui sort du cadre des petites déformations qui justifient classiquement le comportement linéaire. Différentes méthodes expérimentales ont permis de mettre en évidence l’existence d’une zone au comportement complexe à l’avant de la fissure. D’une part, des méthodes optiques — comme la tomographie aux rayons X — et d’autre part des méthodes acoustiques — comme l’analyse des émissions acoustiques — ont permis de mieux comprendre la forme et la taille de cette zone. On y observe qu’il existe effectivement une zone où apparaissent des micro-fissures qui provoquent une dissipation d’énergie — dont témoignent les émissions acoustiques —. Cette zone, plus ou moins allongée, change de forme et de taille au cours du chargement. Dans [66] est menée une étude énergétique qui montre l’importance de l’énergie dissipée dans la zone d’élaboration par rapport à l’énergie globale liée à l’avancée de la fissure macroscopique.
La notion de zone d’élaboration et les phénomènes non linéaires qui lui sont associés ne sont pas réservés à l’apparition de microfissures comme dans le béton. Il est possible d’observer des zones de concentration d’autres phénomènes physiques à l’origine de la plasticité comme par exemple dans les métaux. Les différents phénomènes donnent lieu à deux parties distinctes de la zone d’élaboration : une zone d’adoucissement et une autre de durcissement. Les tailles relatives de celles-ci par rapport à la taille de la structure définissent différents types de comportements macroscopiques . Lorsque l’ensemble de la zone d’élaboration est petite devant la taille de la structure, on parle de matériaux fragiles. Lorsque la zone durcissante n’est pas négligeable devant la taille de la structure alors que la zone adoucissante l’est, le matériau est qualifié de ductile. Finalement, lorsque seule la zone adoucissante est non négligeable, le matériau est appelé quasi-fragile. Il est important de remarquer que les qualificatifs de fragile, ductile et quasi-fragile ne peuvent théoriquement pas s’appliquer à un matériau seul mais devraient concerner l’ensemble de la structure, puisque sa taille est prise en compte dans la définition. Cependant, l’abus de langage est acceptable à partir du moment où l’on admet que les structures de référence ont des tailles adaptées à leurs applications habituelles. Dans le cas du béton, dont la zone d’élaboration adoucissante est de quelques dizaines de centimètres et la taille des structures est de l’ordre du mètre, on parlera de matériau quasi-fragile.
On ne s’intéressera pas ici aux matériaux ductiles qui peuvent présenter un durcissement local. Les principaux modèles permettant de représenter les matériaux fragiles et quasi-fragiles sont présentés dans la suite de ce chapitre. L’objectif majeur étudié ici étant de simuler des structures en béton ou en mortier, les seuls modèles historiquement utilisés à cette fin sont présentés dans la suite.
Modèle de rupture de Griffith
Le modèle de rupture de Griffith est le premier à prendre en compte un critère énergétique de la rupture. Ayant constaté l’insuffisance des critères en contraintes dans le cas des structures fissurées, un critère énergétique de la rupture est établi à partir de la résolution du problème d’élasticité d’une plaque fissurée [35, 47]. Rappelons le problème d’élasticité, sa résolution et le critère de Griffith . Dans le cas des déformations planes, le champ de contrainte dérive d’une fonction scalaire, la fonction d’Airy φ :
∀(i, j), σi j = δi j∆φ −φi j, (1.1)
où δi j est le symbole de Kronecker et φ est la fonction d’Airy. L’équilibre s’écrit alors
∆∆φ = 0, (1.2)
dans le domaine. Il s’agit de l’équation de Beltrami, à laquelle on doit ajouter des conditions aux limites sur la frontière du solide considéré. On suppose que la fissure est représentée par une ligne le long de laquelle le déplacement est discontinu. Dans le cas où la fissure est ouverte, les lèvres de la fissure sont libres de contraintes.
Modèle de zone cohésive
Le modèle de zone cohésive voit le jour dans les années soixante afin de modéliser des matériaux ductiles d’abord [28] et quasi-fragiles ensuite [5]. Il introduit une transition continue entre le matériau sain et la fissure par le biais d’une loi de comportement reliant la contrainte d’ouverture et le saut de déplacement entre les lèvres de la fissure. Ainsi, sous ce modèle, une fissure en cours de propagation est constituée de deux parties : d’abord une zone cohésive où un saut de déplacement existe mais une contrainte empêchant l’ouverture subsiste, et une zone complètement ouverte où aucune contrainte empêche l’ouverture de la fissure . Différentes formes de lois de comportement cohésives ont été étudiées dans la littérature. La plupart d’entre elles présentent cependant des valeurs de contrainte et d’ouverture maximales . Il existe cependant des modèles à contrainte initiale infinie (mais à intégrale finie) qui correspondent à une divergence des contraintes à l’avant de la zone cohésive [30] et des modèles à ouverture maximale infinie, comme les exponentiels . Les modèles cohésifs permettent par ailleurs de prendre en compte l’initiation et la fissuration par l’intermédiaire du modèle de fissure fictive ou fictitious crack model [42]. Dans ce cas, une fissure cohésive est introduite dès que la contrainte atteint la valeur maximale de la loi d’adoucissement utilisée pour la propagation des fissures.
Avant même l’apparition de ces modèles cohésifs élaborés en tant que tel, Bažant proposait un modèle similaire [11] qui héritait des tentatives de mise en place de méthodes numériques capables de représenter simplement la propagation de fissures [78]. Le modèle crack band, ou de « bande fissurée », introduit un comportement adoucissant au sein de certains éléments qui vont ainsi constituer la « zone cohésive ». Cette approche est purement numérique lors de son apparition et présente une dépendance pathologique au maillage. En effet, la largeur de la « bande fissurée » est directement reliée à la taille des éléments. Ainsi, sans précautions particulières, l’énergie dissipée par la propagation d’une fissure devient dépendante du maillage. Cependant, Elices et Planas ont pu montrer a posteriori l’équivalence avec le modèle cohésif [30], dont il devient une méthode numérique simple à mettre en œuvre.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 : MODÉLISATION DES MATÉRIAUX QUASI-FRAGILES
1.1 Matériaux quasi-fragiles et zone d’élaboration des fissures
1.1.1 Zone d’élaboration
1.1.2 Modèle de rupture de Griffith
1.1.3 Modèle de zone cohésive
1.1.4 Modèle d’endommagement
1.1.5 Problèmes de localisation
1.2 Méthodes de régularisation des modèles d’endommagement
1.2.1 Non local intégral
1.2.2 Ordres supérieurs
1.2.3 Champs de phase
1.2.4 Méthode variationnelle
1.3 Méthodes par front d’endommagement
1.3.1 Front mince
1.3.2 Front mince avec énergie de surface
1.3.3 Front épais
CHAPITRE 2 : ÉTUDES PRÉLIMINAIRES SUR DES STRUCTURES SOUS CHARGEMENT QUASI-STATIQUE
2.1 Comportement macroscopique de structures sans rupture Ed ≠ 0
2.1.1 Front d’endommagement mince
2.1.2 Front d’endommagement épais TLS
2.2 Comportement macroscopiques d’une structure avec rupture Ed = 0
2.3 Étude de stabilité et de bifurcation de trajets d’endommagement
2.3.1 Étude préliminaire
2.4 Conclusion
CHAPITRE 3 : ÉTUDE DE LA PROPAGATION AUTOSIMILAIRE D’UNE FISSURE
3.1 Recherche de la forme du front d’endommagement
3.1.1 Présentation de l’algorithme
3.1.2 Validation de l’algorithme
3.1.3 Application au modèle TLS
3.2 Étude asymptotique des champs mécaniques en pointe de fissure
3.2.1 Hypothèses
3.2.2 Demi-plan x > 0
3.2.3 Demi-plan x < 0
3.2.4 Détermination des constantes
3.3 Conclusions
CHAPITRE 4 : EFFETS D’ÉCHELLE ET EFFET DE FORME
4.1 Origines et lois de l’effet d’échelle
4.1.1 Définition de l’effet d’échelle
4.1.2 Effet d’échelle statistique
4.1.3 Effet d’échelle déterministe
4.2 TLS et effet d’échelle
4.2.1 Comportement fragile
4.2.2 Comportement adoucissant ou durcissant
4.3 Conclusions
CHAPITRE 5 : COMPARAISON ENTRE LE MODÈLE COHÉSIF ET L’ENDOMMAGEMENT TLS
5.1 Modèles cohésif et TLS
5.1.1 Modèle cohésif
5.1.2 Modèle d’endommagement TLS
5.2 Comparaison et équivalence unidimensionnelle
5.2.1 Modèle de zone cohésive
5.2.2 Modèle TLS
5.2.3 Relations d’équivalence
5.2.4 Application à des cas particuliers
5.2.5 Deux exemples de courbes cohésives
5.3 Application à un problème bidimensionnel
5.3.1 Modèle TLS appliqué aux problèmes bi-dimensionnels
5.3.2 Résultats bi-dimensionnels et influence de lc
5.4 Conclusion
CONCLUSION