Analyser la participation associative dans les quartiers populairesย
Lโanalyse sโest construite au travers de quatre choix structurants. En premier lieu, la participation associative est dรฉfinie comme lโengagement volontaire dโindividus dans des groupes, plus ou moins durables, intervenant dans lโespace public (Barthรฉlemy, 2000). Lโaction des associations est politique dans le sens oรน elle renvoie ร la chose publique, ce que met en lumiรจre lโรฉtude des processus de publicisation des problรจmes sociaux (Dewey, 2010 ; Blumer, 2004 ; Gusfield, 2009; Cefaรฏ, 1996, 2009). En dโautres termes, la participation associative fait rรฉfรฉrence ร la capacitรฉ des acteurs sociaux ร percevoir et ร dรฉfinir des situations considรฉrรฉes comme problรฉmatiques, en interaction avec les pouvoirs publics. Outre lโactivitรฉ revendicative inhรฉrente au processus de publicisation (Spector, Kitsuse, 1977), la durabilitรฉ des collectifs associatifs permet dโenvisager รฉgalement une participation ร la rรฉsolution des problรจmes publics.
En deuxiรจme lieu, lโanalyse sโest construite ร partir dโune approche locale afin de privilรฉgier une logique territoriale de lโaction collective. Les rรฉcentes รฉvolutions du fait associatif sโaccompagnent en effet dโune croissante territorialisation de lโaction publique liรฉe au processus de dรฉcentralisation de lโรtat. Lโespace local sโavรจre รฉgalement propice ร lโรฉtude des nouvelles formes de militantisme caractรฉrisรฉes par un ancrage territorial, une revendication dโautonomie et une participation directe (Ion, 1997, 2012 ; Svampa, 2008, 2011). Le local nโest toutefois pas apprรฉhendรฉ comme un objet en soi, mais comme un ยซ lieu de recherche ยป mettant en lumiรจre des transformations dโordre plus gรฉnรฉral (Briquet, Sawicki, 1989). Ce type dโapproche suppose une articulation des diffรฉrentes รฉchelles dโanalyse que reprรฉsentent le quartier, la ville, les autres collectivitรฉs territoriales et la nation (Authier, Bacquรฉ, Guรฉrin-Pace, 2007). La recherche ambitionne donc une articulation des niveaux micro et macro, ce qui constitue un des principaux dรฉfis de la recherche en sociologie de lโengagement (Sawicki, Simรฉant, 2009). Sawicki et Simรฉant invitent en effet ร ne plus ยซ se contenter de gรฉnรฉralitรฉs sur les transformations susceptibles dโaffecter le militantisme (สบmondialisationสบ, สบtertiarisationสบ, สบaspirations participativesสบโฆ), mais [ร ] les intรฉgrer ร lโanalyse, pour se donner les moyens dโรฉvaluer le poids de ces transformations en fonction de situations sociales spรฉcifiques ยป (Ibid., p. 118).
En troisiรจme lieu, le choix du terrain dโenquรชte sโest portรฉ sur des quartiers populaires situรฉs en pรฉriphรฉrie urbaine, afin dโinscrire la recherche dans le renouvellement des รฉtudes sur les classes populaires suite ร la dรฉsagrรฉgation du monde ouvrier (Dubet, 1987 ; Schwarz, 2011 ; Kessler, 2004 ; Merklen, 2009). En effet, les รฉtudes classiques sur la participation ยซ insistent sur lโincompรฉtence et le dรฉsintรฉrรชt des classes populaires ร lโรฉgard de la politique ยป (Collovald, Sawicki, 1991, p. 9). En France, les รฉtudes mobilisant le concept de ยซ dรฉpossession ยป forgรฉ par Pierre Bourdieu (1979, 1980b, 1996, 2001) illustrent cette approche, gรฉnรฉralement surplombante, du comportement politique des classes populaires. Lโenquรชte ethnographique auprรจs dโassociations locales permet de renverser la perspective et de centrer lโanalyse sur des mobilisations liรฉes aux expรฉriences vรฉcues quotidiennement dans les quartiers dโhabitat. Lโรฉchelle du quartier sโavรจre dโautant plus pertinente quโelle est importante dans la sociabilitรฉ des classes populaires (Grafmeyer, 2007 ; Simon, 1992) et quโelle ยซ constitue potentiellement le lieu dโune politisation ordinaire des citoyens, qui est favorisรฉe par le fait quโils peuvent ยซย toucher du doigtย ยป lโenjeu des dรฉlibรฉrations et les rรฉsultats des actions quโils entreprennent ร cette รฉchelle ยป (Bacquรฉ, Sintomer, 1999, p. 115). Cette approche permet alors de tester lโhypothรจse dโun approfondissement de la dรฉmocratie au travers de la participation des citoyens aux affaires publiques, ร partir du cas ยซ limite ยป de la participation associative dans les quartiers populaires (Hamidi, 2010, 2012 ; Carrel, 2013).
En quatriรจme lieu, la recherche repose sur une ยซ stratรฉgie de la comparaison internationale ยป inspirรฉe des approches institutionnalistes (Lallement, Spurk, 2003). Dans cette perspective, la comparaison sโeffectue en rรฉfรฉrence ร des configurations qui permettent de lier les pratiques des acteurs avec les ressources et les contraintes des institutions. Lโรฉtude de la participation associative dans les quartiers populaires prend alors en considรฉration les interactions des associations avec les institutions politiques prรฉsentes dans les territoires, en les insรฉrant dans des configurations politiques locales (Sawicki, 1997). La mise en perspective historique sโavรจre รฉgalement nรฉcessaire ร la comprรฉhension des changements au sein de ces configurations (Lallement, 2003b). En lien avec lโinterrogation gรฉnรฉrale sur les raisons de lโessor des associations au cours des derniรจres dรฉcennies, lโanalyse met en relation lโรฉvolution des configurations politiques locales avec les processus de dรฉsindustrialisation, de sรฉgrรฉgation socio-spatiale et de dรฉsaffiliation des classes populaires (Castel, 1995). Comme pour toute recherche comparative, lโenjeu rรฉside dans ยซ lโidentification des universaux pertinents qui rendent possible la comparaison et celle des diffรฉrences porteuses dโexplication ยป (Giraud, 2003, p. 89-90). Le choix de comparer des territoires situรฉs dans les pรฉriphรฉries urbaines de Paris et de Buenos Aires est, dโune part, une contribution ร lโillustration de la proximitรฉ culturelle entre les sociรฉtรฉs europรฉennes et latino-amรฉricaines (Guerra, 2002 ; Compagnon, 2009). Il correspond, dโautre part, ร la volontรฉ de croiser des expรฉriences contrastรฉes en rรฉfรฉrence aux mobilisations des classes populaires. Au tournant des annรฉes 2000, lโArgentine a รฉtรฉ le thรฉรขtre dโune forte contestation contre lโordre รฉconomique et social dรฉrivรฉ des rรฉformes nรฉolibรฉrales. Les quartiers populaires situรฉs en pรฉriphรฉrie de Buenos Aires ont alors constituรฉ une base essentielle du recrutement et de lโorganisation de divers mouvements de travailleurs au chรดmage (Svampa, Pereyra, 2003 ; Merklen, 2009). Ce contraste avec la situation franรงaise, oรน les quartiers populaires sont davantage associรฉs ร des phรฉnomรจnes de violence urbaine sans revendication politique explicite, conduisait Robert Castel ร sโinterroger ยซ sur les raisons pour lesquelles les formes dโaction collective sont comparativement si faibles dans les banlieues franรงaises ยป (2009, p.15). Lโanalyse comparative de la participation associative dans les quartiers populaires met alors en lumiรจre certains facteurs permettant la mobilisation des classes populaires dans le cadre de la dรฉgradation de leurs conditions dโexistence.
Un processus itรฉratif entre lโenquรชte de terrain et lโanalyse thรฉorique
Lโenquรชte de terrain sโest dรฉroulรฉe de 2008 ร 2011 dans la ville de Gennevilliers en pรฉriphรฉrie de Paris et dans celle de Tres de Febrero en pรฉriphรฉrie de Buenos Aires. En raison des limites signalรฉes ร la participation politique des classes populaires, nous avons optรฉ pour une dรฉmarche dโenquรชte ethnographique qui permet dโยซ aller voir comment vivent ceux qui ne parlent pas assez fort pour couvrir le bruit que font les puissants ยป (Weber, 2009, p.1). Fondรฉe sur lโobservation, lโentretien et lโanalyse de cas, la dรฉmarche ethnographique sโappuie รฉgalement sur lโimplication directe du chercheur qui est ยซ le principal mรฉdium de lโenquรชte ยป (Cefaรฏ, 2010, p. 7). Les diffรฉrentes entrรฉes, circulations et sorties au sein des milieux militants (associatif, partisan, municipal) ont constituรฉ autant de moments de rรฉflexion au sujet du cadre dโanalyse et de lโinterprรฉtation des donnรฉes recueillies. Cโest ร partir des allers-retours entre le terrain et la thรฉorie que les axes de la recherche se sont affirmรฉs et que la dรฉmonstration dโensemble a pris forme.
Dรจs 2009, ร la fin du premier sรฉjour dโenquรชte en Argentine, la question de la transformation des modรจles dโengagement est devenue centrale. Parmi les diffรฉrents groupements rencontrรฉs sur le territoire, une association a particuliรจrement retenu notre attention. Fondรฉe au milieu des annรฉes 1990 et composรฉe initialement de jeunes militants pรฉronistes , cette association a contribuรฉ ร la rรฉalisation de plusieurs centaines de peintures murales dans les diffรฉrents quartiers de la ville afin de lutter contre la dรฉgradation de lโespace public urbain. En collaboration avec des artistes locaux et des militants dโassociations culturelles, ces militants politiques ont approfondi leur engagement associatif en organisant des รฉvรฉnements artistiques, en participant ร des festivals et en crรฉant un centre culturel tournรฉ vers lโapprentissage des disciplines artistiques.
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Table des matiรจres
Introduction gรฉnรฉrale
Analyser la participation associative dans les quartiers populaires
Un processus itรฉratif entre lโenquรชte de terrain et lโanalyse thรฉorique
Plan de lโouvrage
Premiรจre partie La participation associative et la dรฉmocratie
Chapitre I – Rรฉvolution moderne, sociรฉtรฉ civile et fait associatif
Introduction
I.1 La rรฉvolution moderne et lโautonomisation de la sociรฉtรฉ civile
I.1.1 Intรฉrรชt dโune mobilisation de la thรฉorie politique de Marcel Gauchet
I.1.2 La structuration hรฉtรฉronome des sociรฉtรฉs religieuses
I.1.3 La notion de sociรฉtรฉ civile durant lโAntiquitรฉ et le Moyen-รge
I.1.4 Rรฉforme protestante, guerres de religion et dรฉgagement du politique
I.1.5 Contrat social, droit des individus et sociรฉtรฉ civile
I.1.6 Progrรจs, historicitรฉ et autonomisation de la sociรฉtรฉ civile
I.1.7 Fait libรฉral, renversement libรฉral et idรฉologie
I.2 Fait libรฉral et fait associatif
I.2.1 Dรฉliaison des individus et lien social moderne
I.2.2 Rรฉvolutions politiques et avรจnement du fait associatif moderne
I.2.3 Les associations dans la formation de lโespace public
I.2.4 Les associations dans lโorganisation des travailleurs
I.2.5 Les associations sous la domination des partis et de lโรtat social
I.2.6 Le tournant des annรฉes 1970 : approfondissement du fait libรฉral et relance de lโautonomisation de la sociรฉtรฉ civile
Conclusion
Chapitre II – Association et participation
Introduction
II.1 La participation associative comme objet de recherche
II.1.1 Participation associative et problรจmes publics
II.1.2 รchelles dโanalyse et terrain dโenquรชte
II.1.3 Une comparaison internationale France-Argentine
II.2 Trois grandes thรฉmatiques de recherche sur les associations
II.2.1 Les associations et la formation dโun tiers secteur
II.2.2 Les associations dans la problรฉmatique du capital social
II.2.3 Les associations et la transformation des engagements militants
II.3 Axes de la recherche et dรฉmarche dโenquรชte
II.3.1 Un positionnement au sein dโespaces de controverse
II.3.2 Trois grandes hypothรจses de recherche
II.3.3 Une dรฉmarche dโenquรชte ethnographique
Deuxiรจme partie La participation associative et les politiques sociales territorialisรฉes
Chapitre III – Participation associative et politiques sociales en France
Introduction
III.1 Transformations des communes ouvriรจres en France
III.1.1 Essor et dรฉclin du communisme municipal
III.1.2 Les grands ensembles : du modernisme ร la sรฉgrรฉgation
III.1.3 La politique de la ville comme nouveau rรฉfรฉrentiel dโaction publique
III.2 Action associative et politiques sociales territorialisรฉes : le cas de lโassociation Plein Grรฉs
III.2.1 Genรจse de lโassociation
III.2.2 Les effets des politiques sociales et de lโaction associative
III.2.3 Lโautonomie associative ร lโรฉpreuve de la logique administrative
Conclusion
Chapitre IV – Participation associative et politiques sociales en Argentine
Introduction
IV.1 Transformations des communes ouvriรจres en Argentine
IV.1.1 Essor de lโaire mรฉtropolitaine de Buenos Aires
IV.1.2 Dรฉsindustrialisation, paupรฉrisation et protestation sociale
IV.2 Action associative et politiques sociales territorialisรฉes : le cas du Mouvement Evita
IV.2.1 Du mouvement piquetero au mouvement kirchnรฉriste
IV.2.2 Lโintermรฉdiation dans les politiques sociales
IV.2.3 Les coopรฉratives comme ressource dโun rรฉseau de militance
Conclusion
Conclusion de la deuxiรจme partie
Troisiรจme partie La participation associative et les configurations politiques locales
Chapitre V – La participation associative et les configurations politiques locales en France
Introduction
V.1 Les transformations des configurations politiques locales
V.1.1 La dรฉsagrรฉgation du systรจme communiste
V.1.2 Lโancrage territorial des รฉlus communistes ร Gennevilliers
V.1.3 La dรฉmocratie participative, une nouvelle forme de mobilisation des habitants par les รฉlus municipaux
V.2 Transformation des engagements et autonomisation des associations. Le cas de lโUniversitรฉ populaire des Hauts-de-Seine
V.2.1 Du militantisme communiste au militantisme associatif
V.2.2 Autonomie associative et participation des classes populaires
Conclusion
Chapitre VI – La participation associative et les configurations politiques locales en Argentine
Introduction
VI.1 Les transformations des configurations politiques locales
VI.1.1 La desindicalizaciรณn du parti pรฉroniste
VI.1.2 La territorialisation de la politique
VI.2 Renouvellement des formes de mobilisation et engagement dans lโespace associatif local. Le cas de Jรณvenes por un distrito mejor
VI.2.1 Discrรฉdit de la politique partisane et mobilisation par lโassociatif
VI.2.2 Association, art urbain et espace public
VI.2.3 Lโalliance de Jรณvenes por un distrito mejor avec les associations de voisinage dans un quartier populaire
Conclusion
Conclusion de la troisiรจme partie
Conclusion gรฉnรฉrale