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Spécificités de l’incongruité humoristique
Six conditions au moins sont requises pour qu’une incongruité soit humoristique et qu’elle provoque ainsi le rire. La première réside dans le fait que locuteur et interlocuteur doivent se trouver sur la même longueur d’onde, sans pour autant aller jusqu’à la nécessité d’un lien affectif entre eux, sinon l’humour ne pourrait fonctionner qu’entre personnes se connaissant bien, ce qui sonnerait le glas des livres humoristiques, des films ou même des sketches. Un minimum de complicité est cependant nécessaire pour, non seulement comprendre, mais aussi et surtout apprécier l’incongruité. L’humour dans ce sens relève donc d’un double processus : cognitif et affectif. C’est ce qui fait dire à Françoise Bariaud : […] Qu’il ne suffit pas de comprendre l’incongruité, d’en comprendre le sens, pour en rire. Encore faut-il adhérer affectivement à ce sens, le faire sien, se faire complice du créateur dans la conception qu’il propose. » (1988 : 23).
Nous reviendrons plus en détail sur cette connivence qui est certes nécessaire pour apprécier à sa juste valeur une incongruité, mais également pour apprécier l’humour en général.
La deuxième condition est l’instauration d’un climat de sécurité entre les deux personnes. Nous avons en effet évoqué ce que peut avoir de déstabilisant l’apparition d’un élément incongru. Pour que celui-ci ne provoque pas un sentiment d’insécurité trop grand, pour qu’il ne fasse pas peur, il faut qu’une relation de confiance s’établisse entre les interlocuteurs. Ainsi, en travaillant sur l’acquisition du processus humoristique chez l’enfant, Paul McGhee a montré que le port d’un masque chez une grande personne pouvait effrayer ou alors faire rire selon qu’il s’agissait d’un inconnu ou d’une mère. Dans une moindre mesure, c’est exactement ce qui se passe dans la production d’un énoncé humoristique. Ainsi, il arrive fréquemment que le début d’une histoire drôle se présente volontairement sur un ton dramatique afin que la chute n’en paraisse que plus dérisoire. Tel est le canevas de celle rapportée par Arthur Koestler :
« Chamfort raconte l’histoire d’un marquis de la cours de Louis XIV qui, pénétrant dans le boudoir de sa femme et la trouvant dans les bras d’un évêque, se dirigea calmement vers la fenêtre et se mit en devoir de bénir la foule.
Que faites-vous ? s’écria la femme effrayée.
Monseigneur remplit mes fonctions, répondit le Marquis, je remplis les siennes. » (1980 : 19).
Le Marquis surprend sa femme adultère et se dirige vers la fenêtre. Va-t-il, de désespoir, mettre fin à ses jours ? Pas du tout. Constatant que les rôles ont été inversés, il accepte le sien. Qu’il le fasse de bonne grâce est une autre histoire. Une telle approche rejoint la théorie freudienne, selon laquelle le rire est déclenché par un surplus d’énergie mobilisée dans l’attente d’un événement qui n’est finalement pas si angoissant que cela.
Troisièmement, le climat de confiance entre deux locuteurs, la connaissance que chacun a de l’autre peuvent également être indispensables pour déceler la nature humoristique d’un énoncé. En effet, l’humour étant par nature ambigu34, l’interlocuteur ne peut parfois savoir que l’autre plaisante que s’il le connaît suffisamment pour déceler ses réelles intentions. Dans le cas par exemple d’histoires véhiculant des stéréotypes culturels (histoires belges, juives, écossaises…), la connaissance de l’autre permettra à l’interlocuteur de savoir s’il s’agit d’une simple plaisanterie ou de propos racistes.
En outre, si la connivence qui existe entre les partenaires de l’interaction permet parfois de définir la nature humoristique d’un énoncé, l’incongruité que véhicule ce dernier doit cependant être bien dosée pour qu’elle puisse être perçue dans un premier temps, puis appréciée. Selon Bernard Lefort, il faut donc que celle-ci soit suffisamment inattendue et originale pour être perceptible mais ne doit pas aller trop loin » dans la dérision pour ne pas choquer : Une telle hypothèse permet de rendre compte du fait que certaines plaisanteries n’atteignent pas leur but parce qu’elles “vont trop loin”. […] Il faudrait même considérer non seulement un seuil supérieur d’intensité, mais aussi un seuil inférieur précisant la valeur à partir de laquelle l’incongruité ne serait pas assez étonnante pour faire rire ou pour être appréciée […]. Il faut donc que l’incongruité soit assez élevée mais pas trop. » (1986 : 189).
Incongruité vs normes interactionnelles
Depuis l’élaboration du « principe de coopération » par Paul Grice en 1975, l’interaction est perçue comme une rencontre de nature contractuelle, où les participants se doivent, autant que possible, un respect mutuel, une entraide permettant le bon déroulement de la communication. Ce principe est constitué de quatre règles énumérées sous forme de maximes, que les interlocuteurs s’engagent tacitement à respecter, pour que la communication soit optimale. Ainsi, la maxime de quantité régule la quantité d’informations nécessaire à la compréhension :
1. Que votre contribution contienne autant d’information qu’il est requis »
2. Que votre contribution ne contienne pas plus d’information qu’il n’est requis » (1975 : 61).
La maxime de relation, si elle est respectée, permet à l’interaction de préserver une certaine cohérence thématique : « Parlez à propos » (1975 : 61).
La maxime de modalité régit la façon dont les propos doivent être tenus, évitant ainsi les ambiguïtés :
« – Evitez de vous exprimer avec obscurité.
– Evitez d’être ambigu. » (1975 : 61).
Enfin, la maxime de qualité exige que les propos soient véridiques ou du moins qu’ils apparaissent ainsi :
« – N’affirmez pas ce que vous croyez être faux.
– N’affirmez pas ce pour quoi vous manquez de preuves. » (1975 : 61).
Assurer le passage de S1 vers S2
Violette Morin est la première linguiste à évoquer le terme de « disjoncteur ». Dans un article datant de 1966, la même année que Greimas donc, elle analyse la structure de l’histoire drôle pour permettre d’en comprendre le fonctionnement et surtout pour savoir ce qui déclenche le rire. Ainsi, l’histoire drôle constitue une séquence articulée en trois fonctions (1966 : 102). La première est une « fonction de normalisation » qui présente les personnages, les met en scène. La deuxième est une fonction locutrice d’enchaînement » qui pose le problème que l’histoire finira par résoudre elle-même. Vient enfin la « fonction interlocutrice de disjonction ». Cette dernière est particulière dans la mesure où, comme le dit Violette Morin elle-même : [Elle] dénoue “drôlement” le problème, [elle] répond “drôlement” à la question. Cette dernière fonction fait bifurquer le récit du “sérieux” au “comique”, et donne à la séquence narrative son existence de récit disjoint, d’histoire “dernière”. » (1966 : 102).
C’est évidemment cette dernière fonction qui nous intéresse ici, car c’est elle qui met en place le « disjoncteur », cet élément qui fait passer d’un sens premier, littéral, « sérieux », à un sens second, comique. Violette Morin parle, elle, de bifurcation » d’un sens vers un autre, terme très imagé, qui connote à la fois l’effet de surprise inhérent à toute apparition d’un élément inattendu, et la rapidité avec laquelle ce deuxième sens s’impose dans l’esprit de l’interlocuteur : La bifurcation est possible grâce à un élément polysémique, le disjoncteur, sur lequel l’histoire enclenchée (normalisation et locution) bute et pivote pour prendre une direction nouvelle et inattendue. » (1966 : 102).
Analysons l’histoire drôle suivante :
« – Monsieur, sachez qu’un général digne de ce nom ne se rend jamais .
– Même à l’évidence ? » (Almanach Vermot, 1998 : 134).
Dans cette histoire, le connecteur est le verbe « se rendre ». Alors que dans la bouche du premier locuteur, il symbolise le courage des militaires, dans celle du second, introduit dans une autre locution figée, il dénonce au contraire l’obstination, voire l’entêtement de ces derniers. La seconde isotopie est révélée, à l’initiative de l’interlocuteur, par le terme « évidence ». C’est ce terme qui est appelé disjoncteur », parce que c’est grâce à lui que non seulement une deuxième interprétation du verbe est possible, mais qu’encore celle-ci se veut ludique, parce qu’incongrue, et en tout cas différente de la première.
Ainsi, alors qu’un connecteur véhicule deux isotopies, deux niveaux de sens, dont l’un, S1, est attendu, cohérent et appartient à un registre sérieux, le disjoncteur permet l’actualisation d’une seconde isotopie, S2, beaucoup plus surprenante et qui n’a de sens que dans un registre ludique. Le disjoncteur permet donc, non seulement de passer de S1 à S2, mais également de basculer d’un mode de communication sérieux vers un mode ludique.
Si nous analysons plus profondément l’histoire drôle de Greimas (12), les disjoncteurs, le second étant plus appuyé que le premier, sont dans les réponses de l’interlocuteur : « je n’en sais rien » et « je n’y suis pas allé ». L’incongruité réside ici dans l’apparition de ce deuxième sens qui est à la fois inattendu et surprenant parce que tout avait été fait, dans une première partie descriptive, pour diriger le lecteur ou l’auditeur de cette histoire vers la première isotopie. Comme l’explique Salvatore Attardo.
La « bifurcation » dont parlait Violette Morin prend ici tout son sens. Elle est encore plus explicitée par Patrick Charaudeau (1972), pour qui le disjoncteur est à la fois un « embrayeur », puisqu’il dirige l’interprétation de l’énoncé humoristique vers un deuxième sens, et un « désembrayeur » permettant non pas d’annuler la première isotopie, mais de la suspendre. Le disjoncteur ne se contente donc pas de signaler la présence de deux niveaux de sens possibles d’un même terme, il induit également l’interprétation vers un sens qui s’avère ludique dans le cas des histoires drôles : On voit que l’indicateur a pour fonction de faire “basculer” le discours d’une isotopie dans une autre, tout en “suspendant” l’isotopie de départ. Il a donc un rôle à la fois de “désembrayeur” et “d’embrayeur”. » (1972 : 63).
Le fait que la première isotopie ne soit que suspendue et non pas annulée a toute son importance. C’est ce qui permet au disjoncteur d’être « bisocié » (Koestler, 1980), d’être compris à la fois dans un sens et dans l’autre. C’est en cela que réside l’humour, non pas tant parce qu’il entraîne une incertitude sur l’interprétation à choisir, mais parce qu’au contraire les deux sont à prendre en compte. Les locuteurs s’amusent ainsi du double sens des mots et jouissent de la découverte de toutes les opportunités que la langue leur offre.
Fonction de désambiguisation
S’appuyant sur le processus d’interprétation des calembours, des « puns », Salvatore Attardo explique la fonction de désambiguisation du disjoncteur, fonction dont nous allons rendre compte à partir de la plaisanterie suivante association » et « bâton », l’auditeur d’une telle question, s’il se situe sur un mode de communication sérieux, s’il n’a rien d’un sadique, a toutes les chances de privilégier la première interprétation. Pourtant, à l’écoute de la réponse, et grâce au disjoncteur « kindness fails », force est alors pour lui de constater que son interprétation de l’énoncé n’était pas la bonne et qu’il doit effectuer un retour en arrière, un « backtracking » (1994a : 140) afin de considérer cette fois l’énoncé comme il se doit, c’est-à-dire sur un mode humoristique.
Selon l’auteur, la configuration du couple « connecteur/disjoncteur » offre deux types de retour possibles. Soit, comme dans l’exemple ci-dessus, le connecteur précède le disjoncteur. Dans ce cas, le retour en arrière de la part du locuteur entraîne une réinterprétation du connecteur et sa mise en relation avec le contexte. Soit les deux éléments coïncident et le retour n’est pas nécessaire. Dans ce cas, les deux sens possibles apparaissant simultanément, le processus d’interprétation est suspendu et c’est l’alternance des deux sens qui doit déterminer l’interprétation humoristique de l’énoncé. Comme l’auteur le dit lui-même .
L’analyse de ce que l’auteur appelle le « backtracking » est riche d’enseignements à plus d’un titre. Il permet en effet de mettre en lumière la fonction de désambiguisation qu’effectue le disjoncteur sur le connecteur, fonction qui permet du même coup, de faire basculer les interlocuteurs vers un mode de communication ludique en choisissant une interprétation fantaisiste. Si nous adhérons pleinement à cette vision du phénomène, nous émettons en revanche beaucoup plus de réserves sur le fait qu’il y aurait deux types de plaisanterie, le premier comprenant un connecteur et un disjoncteur distincts, à l’image des histoires drôles citées plus haut, le second n’ayant qu’un élément qui serait à la fois connecteur et disjoncteur. C’est ce que Salvatore Attardo appelle respectivement « distinct connector configuration » et non-distinct configuration ». L’auteur illustre cette dernière à l’aide de la plaisanterie suivante : « Did you hear the new motto of the smog prevention bureau ? Cherchez la fume. » (Orben, 1966 : 3, cité par Attardo et Al., 1994b : 47). D’après lui, le terme « fume » serait à la fois le connecteur et le disjoncteur parce qu’il permet simplement de faire un rappel intertextuel à l’expression française Cherchez la femme », sous-entendu « qui se cache derrière le crime » et non pas de permettre une relecture d’un terme qui aurait été ambigu. Comme il l’explique lui-même : De cette façon, les deux termes seraient distincts, dans le seul cas où le connecteur véhiculerait une ambiguïté, ambiguïté levée de façon ludique par le disjoncteur. Certes, dans la plaisanterie qui nous occupe, l’humour réside principalement dans le jeu de mots. Pourtant, si effectivement le disjoncteur « fume » ne remplit pas sa fonction habituelle, il n’en est pas moins directement conditionné par le premier énoncé. C’est dans un contexte particulier que le jeu de mots est lancé et il ne fait rire que parce qu’il apparaît dans ce contexte précis. Ainsi, si nous admettons le fait que le connecteur agit en amont, en tant que condition préalable comme nous l’avons dit précédemment, nous pouvons alors considérer que le connecteur serait tout ce qui permet de préparer la réplique humoristique, d’induire une interprétation sérieuse à la question, jusqu’à l’apparition du disjoncteur faisant bifurquer le processus interprétatif vers un registre ludique. Il serait alors un élément servant de point de référence sur lequel porte la discordance et sur lequel agit le disjoncteur.
En lieu et place des deux formes de plaisanterie que propose Attardo, nous soumettons l’hypothèse qu’il existe une seule structure de plaisanterie formée à partir d’un connecteur et d’un disjoncteur distincts, mais qu’il existe, en revanche, deux types de connecteur. Le premier est ce que l’on pourrait appeler un connecteur « au sens strict », ambigu, véhiculant deux isotopies différentes, à l’image du terme toilettes » vu précédemment (12). Dans ce cas, le disjoncteur remplit bien une fonction de désambiguisation. Le second serait un connecteur « au sens large », non plus polysémique mais qui, par son sens, induit une interprétation particulière, laquelle est brutalement démentie par le disjoncteur. Eclaircissons ce point avec l’analyse de la plaisanterie suivante : Ici, le connecteur est le terme « taxi », véhicule ordinaire qui ne peut en principe, embarquer plus de trois personnes. En sachant cela, l’interlocuteur s’attend donc à ce que le nombre des victimes s’élève au maximum à quatre. Or, le disjoncteur, le nombre « quinze » de la fin de l’histoire, fait voler en éclat ses repères en lui indiquant que, contre toute attente, le nombre de morts est bien plus élevé. Pour comprendre une telle aberration, et surtout pour que celle-ci devienne d’une certaine façon cohérente, il doit donc effectuer une relecture, une lecture différente de l’énoncé en tenant compte cette fois du contexte, lequel nous apprend que l’accident a eu lieu en Ecosse. Ainsi, le disjoncteur ne se contente pas d’annoncer un nombre fantaisiste, ce qui, en soi, serait de mauvais goût, il rend également ce nombre acceptable, cohérent, si l’on tient compte du stéréotype culturel auquel il se rattache, à savoir l’avarice des Ecossais, qui les oblige à partager un taxi pour en partager également la facture. C’est uniquement parce que ce nombre, dans une certaine mesure, devient logique, que l’incongruité du nombre est humoristique et non pas tragique35.
L’humour : « un implicite partagé »
Une connivence nécessaire
L’humour est souvent défini à travers l’une des ses fonctions sociales principales : sa fonction phatique, l’humour se résumant alors à un simple échange de connivence. Ainsi, en reprenant les propos de Gilles Lipovetsky dans L’ère du vide (1983), Franck Evrard explique que de critique, l’humour est devenu ludique : De critique, l’humour tend souvent à devenir ludique. Il s’agit d’un humour désinvolte, vaguement insolent, souvent gratuit, qui se place avant tout sous le signe de la communication. Il ne s’agit plus de communier par le rire mais d’échanger des signes de connivence. » (1996 : 22).
Certes, le plaisir du jeu est une composante essentielle de l’humour, mais cela n’en fait pas pour autant un phénomène gratuit. On l’a vu, la mise à distance de ce qui nous est pénible est une de ses vertus. Comme nous le verrons, ses fonctions au sein des interactions conversationnelles sont aussi nombreuses que fondamentales. Malgré tout, un tel discours a le mérite de mettre l’accent sur la connivence qui lui est nécessaire. Ainsi, tout comme on l’avait vu pour l’incongruité humoristique, pour que l’humour puisse être non seulement perçu, mais également apprécié, les interlocuteurs en présence doivent eux-mêmes partager les mêmes références sur lesquelles porte la dérision, le même système de valeurs pour pouvoir rire des mêmes choses. Comme le souligne Jean-Marc Defays, la connivence s’établit alors sur une série d’accords », accords portant sur : […] la langue, le discours, le type de communication, […] les faits dont [les interlocuteurs] partage[nt] la connaissance, le système de valeurs qui permet de les juger, etc. » (1996b : 70).
C’est pour cette raison que Gérard-Vincent Martin parle « d’implicite partagé » (1990 : 51), en ce qui concerne l’humour. Parce que l’humour joue sur les implicites, il demande un certain effort, de la part de l’interlocuteur, pour être décodé.
Un phénomène culturel
Même si un trait d’humour permet de « briser la glace », pour faire plus rapidement connaissance, de meubler un silence qui peut être gênant, autrement dit, même s’il permet de rapprocher deux ou plusieurs personnes qui se connaissent peu ou pas du tout, il ne peut réellement fonctionner qu’à la condition que ces personnes aient quelque chose à partager, ne serait-ce que la langue. C’est en ce sens que la connivence est une condition préalable à l’humour et que l’humour est un phénomène culturel. L’humour nécessite donc une base commune aux interactants, base sur laquelle porte bien souvent la dérision. En tant que phénomène culturel, l’humour peut s’appuyer sur toutes les normes sociales, morales, juridiques d’un pays ou encore sur ses institutions pour faire rire. Dans ce cas, le public se limite bien souvent aux membres d’une même communauté, tant les références peuvent être subtiles. C’est sur cette base que se développent notamment les « humours nationaux » des chansonniers. Parce que l’humour ne peut être compris et apprécié qu’en partageant des connaissances communes, il peut donner lieu, dans les interactions interculturelles, à de nombreux malentendus. Si ces derniers peuvent facilement se régler par une négociation immédiate entre les interactants, il n’en va pas de même lorsqu’un écrivain tente d’adapter l’humour d’une autre communauté à la sienne. A ce sujet, Pierre Bertaux cite l’exemple de Goethe qui a voulu transposer l’humour britannique dans un écrit destiné à ses compatriotes allemands. Voici le résultat obtenu :
Il avait, avec son Werther, eu l’intention d’écrire une satire subtile de la sentimentalité alors à la mode. Et ne voilà-t-il pas que l’Allemagne, et bientôt l’Europe entière, avait pris son roman au pied de la lettre ! Il constata plus tard, très sobrement, que “les Allemands ne sont pas les Anglais”. Ce n’est pas le langage qui avait trahi Goethe, c’est l’arrière-plan culturel sous-jacent au niveau proprement verbal. » (1985 : 26).
Comme le souligne Franck Evrard :
La transposition humoristique n’est perceptible que pour le groupe social dont elle transgresse les conventions. » (1996 : 133).
Voici donc l’explication du fâcheux malentendu entre Goethe et ses concitoyens.
Si l’humour est culturel, il est également dépendant d’une époque. C’est ce qui explique que les thèmes de prédilection des humoristes changent régulièrement et que certains propos nous paraissent aujourd’hui totalement obsolètes.
Une attitude active de la part de l’interlocuteur
L’humour est un mode de communication particulier. Donnant moins à voir qu’à entrevoir, il est un phénomène souvent « litotique » (Evrard, 1996) qui relève à la fois du laisser entendre et du double entendre. Il demande alors un effort particulier de la part de l’interlocuteur qui doit donc apprendre à « lire entre les lignes », à déceler le vrai du faux, le sérieux du plaisant.
Le laisser entendre
Pour Jean Emélina, la particularité de l’humour se situe au niveau de son mode d’expression ténu » : [L’humour] n’a pas, n’entend pas avoir, au niveau du signifiant, des marques linguistiques ou extra-linguistiques d’écart évidentes. Ce n’est ni la raillerie, ni le sarcasme, ni la gesticulation clownesque, ni la grimace, ni la charge caricaturale, ni l’excès burlesque, ni le délire verbal, ni le jeu de mots brillant et spectaculaire, mais un mode d’expression ténu, une sorte d’“understatement” humain et esthétique qui l’apparente au sang-froid, à la discrétion et à la litote. » (1996 : 127). Parce que l’humour ne transmet pas la quantité d’informations qui est normalement requise pour interpréter au mieux un énoncé, il oblige l’interlocuteur à se procurer autrement ces informations, notamment par le biais des connaissances communes, des implicites partagés. L’effort demandé de la part de l’auditeur est alors fonction de la nature de l’énoncé humoristique, comme le souligne Franck Evrard : Plus les compétences encyclopédiques requises sont complexes, plus la connivence entre l’humoriste et le cercle restreint des récepteurs se trouve renforcée alors que d’autres sont exclus. » (1996 : 127).
L’aspect « litotique » de l’humour apparaît également dans le discours allusif, un des procédés humoristiques parmi d’autres. Denise Jardon s’appuie sur un bon mot de Woody Allen pour en expliquer le mécanisme : « A quelqu’un qui lui demandait pourquoi il avait abandonné le saxophone pour la clarinette, Woody Allen répondit : “C’est moins encombrant en cas de pogrom.” (Cité par D. Jardon, 1995 : 141).
L’interlocuteur, ou le simple auditeur, ne peut goûter tout le sel de cette plaisanterie qu’en ayant connaissance des éléments extra-linguistiques qui la sous-tendent : Woody Allen est juif et les Juifs ont subi de nombreux pogroms. Ainsi, comme l’explique l’auteur :
« L’humoriste dit A, pense A+X et veut faire entendre A+X.
A = C’est moins encombrant à emporter en cas de pogrom.
A+X = C’est… pogrom pour moi qui suis Juif et qui crains l’oppression qui poursuit notre peuple. Mais, au fait, prend-on même une clarinette lors d’une émigration précipitée ? » (1995 : 145).
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Table des matières
PREMIERE PARTIE LA NOTION D’HUMOUR : VERS UNE DESCRIPTION DES CARACTERISTIQUES ESSENTIELLES A TRAVERS LES APPROCHES CLASSIQUES ET CONTEMPORAINES
I] L’humour : un problème de définition
II] Relation entre humour et comique
III] Les conceptions classiques du rire et de l’humour
IV] Les approches contemporaines
DEUXIEME PARTIE LES APPROCHES PRAGMATIQUES, ENONCIATIVES ET INTERACTIONELLES DU LANGAGE
I] Introduction
II] Les différents domaines de recherche
III] Les concepts d’analyse
TROISIEME PARTIE ANALYSE LINGUISTIQUE DE L’HUMOUR DANS LES INTERACTIONS CONVERSATIONNELLES
I] Présentation du corpus
II] Analyse des énoncés humoristiques
III] Quelques fonctions de l’humour
IV] Gestion interactive des séquences humoristiques
CONCLUSION
ANNEXES
ANNEXE 1 : EXEMPLES REPERTORIES DANS LA PARTIE I
ANNEXE 2 : CONVENTIONS DE TRANSCRIPTION
ANNEXE 3 : CORPUS
BIBLIOGRAPHIE
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