Albert Einstein, qui avait été un pionnier de la compréhension des phénomènes quantiques (effet photoélectrique etc… ), n’accepta jamais l’interprétation courante de la Mécanique Quantique qu’il est de tradition d’appeler « orthodoxe » ou « interprétation de Copenhague ». Ce refus donna lieu à un débat avec Niels Bohr que l’on voit se développer tout au long de la correspondance entre Einstein et Born (1) . Einstein résume ses conclusions à la fin d’un long article de 1949 (2) , partie d’un dialogue avec Bohr :
« il faut abandonner l’une des deux assertions :
(1) la description au moyen de la fonction ψ est complète ;
(2) les états réels de deux objets séparés spatialement sont indépendants l’un de l’autre ».
Ne trouvant aucune raison convaincante d’abandonner la deuxième assertion, Einstein préfère supposer que la Mécanique Quantique est incomplète.
Suivant sa méthode habituelle, Einstein n’avait pas formulé ses objections sous forme de généralités, mais plutôt en raisonnant sur une expérience de pensée, décrite dans un article célèbre écrit avec B. Podolsky et N. Rosen (3) (expérience EPR). Dans cette expérience de pensée, on considère deux systèmes quantiques fortements corrélés. Il suffit de faire une mesure portant sur l’un des systèmes pour connaître avec certitude le résultat que donnerait la mesure correspondante sur l’autre système.
Or, d’après l’assertion (2) ci-dessus, l’opération de mesure sur le premier système ne peut avoir changé l’état du second : c’est donc que préexistait dans le second système un « élément de réalité physique » qui a déterminé ce résultat de mesure.
Il n’y a, dans le formalisme quantique, aucune contrepartie de cet « élément de réalité physique ». Einstein en conclut que ce formalisme est incomplet.
Prenant au sérieux la conclusion d’Einstein, Bell s’intéressa aux « Théories à Paramètres Supplémentaires »**. Ce formalisme complète la description quantique, en introduisant des paramètres qui diffèrent pour des systèmes décrits par le même état quantique. Lorsque les paramètres supplémentaires associés à un système particulier sont connus, alors les résultats des mesures relatives à ce système particulier sont déterminés. Avec un tel formalisme, il n’y a plus de problème EPR. Mieux, il semble que l’on résout du même coup l’une des plus sérieuses difficultés que l’on peut voir dans l’interprétation orthodoxe de la Mécanique Quantique : dans cette interprétation, il faut donner un statut particulier aux appareils de mesure (et choisir arbitrairement la limite où commence l’appareil de mesure) ; il faut aussi une règle d’évolution particulière de l’état du système lors de la mesure (postulat de « réduction du paquet d’onde »). Dans une théorie à paramètres supplémentaires, il ne se passe rien de particulier au moment de la mesure : si des systèmes que l’on croyait identiques donnent des résultats différents, c’est qu’en fait ils étaient différents dès leur préparation.
Bien entendu, vu les succès prédictifs de la Mécanique Quantique, on s’attend à ce que les théories à paramètres supplémentaires redonnent, en moyenne, des prévisions identiques à celles de la Mécanique Quantique. C’est effectivement le cas pour la théorie à variables cachées de Bohm (13) . A ce stade, on pourrait donc penser que le choix entre l’interprétation orthodoxe ou une interprétation à paramètres supplémentaires n’est qu’une question de goût, ou de position épistémologique.
C’est alors qu’intervient la découverte de Bell(5) . Elle concerne la classe des Théories Locales à Paramètres Supplémentaires, qui obéissent à une condition de localité apparemment très générale, en accord avec les idées d’Einstein (en particulier avec l’assertion (2) ci-dessus). Bell a montré que ces théories ne pouvaient pas reproduire toutes les prédictions de la Mécanique Quantique, notament dans l’expérience de pensée EPR. * Le conflit apparaît au travers des inégalités de Bell, auxquelles obéissent les Théories Locales à Paramètres Supplémentaires, mais que violent certaines prédictions quantiques.
Etant donnée l’étendue des succès de la Mécanique Quantique, le théorème de Bell pourrait apparaître comme une preuve d’impossibilité des Théories Locales à Paramètres Supplémentaires. En fait, en 1965, la situation n’était pas si claire : il n’existait aucun résultat expérimental violant les inégalités de Bell. C’est que les situations de conflit sont particulièrement rares. De plus, toute imperfection expérimentale a tendance à faire disparaître le conflit entre prédictions quantiques et inégalités de Bell. C’est pourquoi, à partir de 1970, des expérimentateurs se mirent à construire des expériences spécifiques destinées à donner une réponse expérimentale à la question. Il s’agissait de reproduire une situation EPR, et de mesurer des quantités (fonctions de corrélations) pour lesquelles la Mécanique Quantique prédit une violation des inégalités de Bell.
Parmi les divers types d’expériences réalisées, il en est un qui semble se rapprocher le plus d’une situation idéale, tout en restant encore éloigné de l’expérience de pensée : on y fait des mesures de corrélations de polarisation de photons émis par paires dans certaines cascades radiatives atomiques (6). Quatre expériences furent réalisées entre 1972 et 1976 dans ce domaine. Les trois premières donnaient des résultats contradictoires. La quatrième, bénéficiant des avantages d’une excitation par laser, donna un résultat non ambigu en faveur de la Mécanique Quantique.
C’est dans cette lignée que s’inscrit notre travail, dont l’objectif a été de mettre en oeuvre des schémas expérimentaux nouveaux, plus proches de l’expérience de pensée. Cela n’a été possible qu’après avoir mis au point un nouveau montage beaucoup plus performant que ceux de nos prédécesseurs. Dans une configuration analogue aux précédentes, nous avons d’abord confirmé, avec une précision très améliorée, le résultat en faveur de la Mécanique Quantique. Puis nous avons successivement réalisé deux expériences nouvelles.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE I – POURQUOI DES PARAMETRES SUPPLEMENTAIRES ? LE RAISONNEMENT D’EINSTEIN, PODOLSKY, ROSEN
I – 1 Le raisonnement E.P.R.
I – 2 Analyse en Mécanique Quantique d’une expérience de pensée E.P.R. avec des photons
I – 3 Recherche d’une « image classique expliquant » les corrélations entre mesures éloignées
I – 4 Conclusion du chapitre I
CHAPITRE II – LE THEOREME DE BELL ET SES IMPLICATIONS
II – 1Inégalités de Bell pour les Théories Déterministes Locales à Paramètres Supplémentaires
II – 2Conflit avec la Mécanique Quantique
II – 3 Inégalités de Bell pour les Théories Stochastiques Locales à Paramètres Supplémentaires
II – 4 Inégalités de Bell dans une expérience avec polariseurs variables
II – 5 Impossibilité du « télégraphe supraluminal »
II – 6 Quelles idées sous-tendent le formalisme ?
II – 7 Conclusion
Appendice du chapitre II – Lemmes utiles
CHAPITRE III – DE L’EXPERIENCE DE PENSEE AUX EXPERIENCES REELLES : LES EXPERIENCES PRECEDENTES
III-A EXPERIENCES AVEC PHOTONS Y (OU PROTONS)
III-A-1 Principe
III-A-2 Résultats expérimentaux
III-A-3 Discussion
III-A-4 Diffusion proton-proton
III-A-5 Conclusion
III-B PAIRES DE PHOTONS VISIBLES EMIS DANS CERTAINES CASCADES RADIATIVES ATOMIQUES
III-B-1 Introduction
III-B-2 Calculs quantiques
III-B-3 Expériences avec polariseurs à une voie
III-B-4 Les expériences de la décennie 1970
III-B-5 Hypothèses supplémentaires sur les détecteurs
CONCLUSION
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