ENONCIATION ET ENONCE
Le concept énoncé connaît plusieurs emplois en linguistique. Pour Franck Neveu, la forte polysémie du mot énoncé en rend l’usage parfois flou et l’interprétation incertaine. Selon Maingueneau, ce concept ne prend sens qu’à l’intérieur de diverses oppositions (ibid. : 55). Le terme énoncé est, en effet souvent défini par opposition à d’autres concepts comme par exemple les notions d’énonciation et de phrase. L’énoncé est le produit de l’acte d’énonciation. Il apparaît comme le résultat de l’énonciation et se distingue de celle-ci comme le produit du processus de production « il désigne tout segment du discours concret et objectif indépendant de la marque du sujet. Il se distingue de l’énonciation qui est dépendante de la situation de communication dans laquelle un énoncé s’actualise » (Michel Pougeoise 1996 :185). D’autre part, selon Moeschler et Reboul cités par Paula Gherasim (2003), l’énoncé est le segment de langue effectivement produit à un moment donné, son existence étant matérielle tandis que la phrase a seulement une existence théorique. Aussi, la phrase fournit la forme logique de l’énoncé, celle-ci apparaissant comme une suite structurée de concepts ; « elle se présente comme un schéma abstrait présent dans la compétence du sujet parlant. L’énoncé, quant à lui, est un fragment d’expérience, une structure linguistique actualisée par une situation d’énonciation constituant une réalisation de ce schéma » (Franck Neveu, 2009 : 40).
LES FONCTIONS DU LANGAGE
Les théories de l’information et de communication ont fortement influencé le développement de la linguistique au vingtième siècle. Elles posent d’une part la question du lieu entre langage et communication et d’autre part, elles envisagent la place du langage dans le monde qui l’entoure. Les linguistiques entreprennent ainsi l’étude de la langue non seulement dans la perspective interne (structure syntaxique) mais aussi dans une mise en rapport entre la langue et son contexte de production verbale. Les premières théories de la communication furent élaborées par des ingénieurs désireux de bâtir des réseaux de télécommunication. Le but général étant, pour eux, de transmettre une information, ils ont modélisé la communication sur la base d’un schéma comportant un émetteur, un récepteur et un message présenté sous la forme d’un code et d’un canal. Dans le domaine de la linguistique, certains chercheurs entreprennent alors l’adaptation de ce schéma pour décrire le fonctionnement du langage. Les théories de l’école de Prague posent en effet, la question du fonctionnement du langage en partant du principe que le langage a un but, celui de réaliser l’intention d’exprimer et de communiquer qui anime le locuteur. Ils étudient les phénomènes qui concourent à une meilleure communication en insistant sur leurs aspects fonctionnels. Ils aboutissent ainsi au schéma de la communication popularisé par Roman Jakobson. Jakobson considère que, dans tout échange verbal, l’on retrouve les paramètres identifiés par les ingénieurs dans leur schéma de la communication : un destinateur (émetteur), un destinataire (récepteur) et un message rendu possible par l’existence d’un code (la langue), d’un contexte (situation dans laquelle le message doit jouer un rôle) et un mode de contact (acoustique ou écrit). Il dénombre six fonctions du langage qu’il répartit en deux groupes :
Celles par lesquelles le langage parle du monde : fonctions référentielle, expressive et conative ;
Celles par lesquelles le langage parle de lui-même : fonctions poétique, phatique et métalinguistique.
Cependant, le langage verbal ne peut se réduire à un processus de transmission d’information. Pour analyser la portée réelle d’un énoncé il convient de séparer son apport d’information et sa fonction de communication. Dans tout processus de réception et d’interprétation d’un énoncé, le contexte joue un rôle important. Une phrase anodine comme « j’ai soif » peut par exemple être interpréter comme une information, comme une demande, comme le besoin de se faire servir à boire, etc. En linguistique la notion de communication dépasse donc largement la simple transmission d’information. Elle recouvre la description de tous les processus qui interviennent dans un échange verbal entre deux personnes. Ainsi, se limitant à la valeur référentielle des mots, la théorie de Jakobson omet certains paramètres du contexte. Cependant, elle n’en demeure pas moins le point de départ à partir duquel sont parties les théories du contexte mieux élaborées.
DISCOURS RAPPORTE, POLYPHONIE ET DIALOGISME
Dialogisme et polyphonie sont deux notions qui ont d’abord été élaborées dans le champ d’analyse linguistique et littéraire par le théoricien Russe Mikhaïl Bakhtine avant d’être reprises et redéfinies par les linguistes occidentaux. Au sens de Bakhtine, le dialogisme désigne les formes de la présence de l’autre dans le discours. Quant à la polyphonie, elle désigne en linguistique de l’énonciation, l’existence de plusieurs voix dans un discours. Le linguistique Oswald Ducrot a tracé la frontière du dialogisme en disant qu’il y a dialogisme dès que deux voix se disputent un seul acte d’élocution. Il entend par là qu’il y a un seul locuteur, c’est-à-dire un seul responsable de la parole autour de qui s’organisent les repères spatio-temporels, et que ce locuteur fait référence à des propos qui ne sont pas les siens. La notion de polyphonie englobe donc celle de dialogisme. Ce principe de poly vocalité se manifeste au moyen de plusieurs procédés dont le discours rapporté. Le discours rapporté est un énoncé du point de vue énonciatif du moment où il représente un énoncé à l’intérieur duquel coexistent plusieurs voix. Le discours direct (DD) est entièrement monologique dans le sens où l’on n’observe aucun mélange de voix entre l’instance citant et l’instance citée. Dans le discours indirect par contre, les paroles peuvent être rapportées de façon de plus ou moins fidèle sans qu’on ne sache si elles sont mentionnées avec exactitude ou interprétées par le locuteur rapportant. C’est bien en ce sens que l’on peut dire qu’il y a mélange des voix ou dialogisme. La problématique de la polyphonie permet aussi de traiter de phénomènes importants comme la mention. On parle de mention lorsque la représentation du discours d’autrui se limite à la citation d’un seul mot ou d’une seule expression. Ce terme unique devient le lieu discursif ou se discutent deux voix, celle de l’instance citant qui l’intègre à son discours et celle de l’instance citée. Il arrive que la mention soit signalée par des guillemets ou par un changement de caractères typographiques qui l’isolent dans le discours. La mention dans la mesure où elle traduit une distance entre les deux instances de l’énonciation, est l’instrument de l’ironie. Selon Fontanier cité par Dominique Maingueneau (2000 :83), l’ironie consiste « à dire une raillerie, ou plaisante ou sérieuse, le contraire de ce que l’on pense, ou ce que l’on veut faire penser ». De même, l’analyse de la parodie peut s’opérer en termes de polyphonie. Le locuteur fait entendre à travers son dire une autre source énonciative qu’il pose comme ridicule. Cela s’accompagne nécessairement d’indices de mise à distance qui permettent à l’interlocuteur de percevoir une dissonance. Cependant, comme l’a noté Maingueneau (ibid. :88), « à la différence de ce qui se passe dans l’ironie le locuteur ridiculisé est individualisé : il s’agit d’un auteur ou d’un genre de discours identifiable ». L’intérêt de la polyphonie dans l’analyse du discours rapporté réside surtout dans le fait que celle-ci met à jour les phénomènes d’hétérogénéité discursive par le discours de l’autre. Cela pose le problème de la distinction entre les termes sujet parlant, énonciateur et locuteur. Ducrot définit le sujet parlant comme celui qui, physiquement proféré l’énoncé, le locuteur comme celui qui dit « je » et l’énonciateur comme celui à qui est attribuée la responsabilité de l’acte de parole. Antoine Culioli, quant à lui définit l’énonciateur comme un sujet produisant l’énoncé tandis que le locuteur est l’instance qui rapporte les paroles de quelqu’un. Franck Neveu se rallie à cette idée. Selon lui, dans le cas d’un discours rapporté par citation, l’énonciateur rapportant ne joue pas à proprement parler le rôle d’énonciateur mais de locuteur car il ne change que par les déterminations énonciatives du discours rapporté fixées dans une autre situation d’énonciation. Par contre dans le cas d’un discours indirect, l’énonciateur rapportant se comporte comme énonciateur dans la mesure où il combine ses repérages énonciatifs de ceux de l’énonciateur rapporté.
Des paroles orales ou écrites
« Les paroles d’autrui » sont l’objet par excellence sur lequel s’exerce le « rapport » dans l’énonciation rapportée. Nombreuses sont les définitions du DR dans lesquelles la notion de discours est associée à celle de paroles au sens de production oralisée (et non pas entendu comme l’un des paramètres du couple Saussurien langue/parole en atteste la marque du pluriel). Le mode d’insertion de paroles dans le DR varie selon la situation d’origine (paroles initialement produites à l’oral ou à l’écrit, ambiguïté sur la source ou sur le mode de production…) et aussi selon les motivations du locuteur rapporteur. Souvent les propos rapportés sont introduits par des verbes de paroles ou des syntagmes nominaux formés à partir de la nominalisation de verbes de paroles. Mais il arrive que l’énonciateur fasse recours à des verbes de perception, à la modalisation autonymique ou aux formes en selon X. Seul alors le contexte permet d’identifier les contenus rapportés comme étant du « dire dit » ou du « dire écrit ». Une analyse des segments présentateurs des séquences de paroles rapportées révèle que ceux-ci sont rarement explicites sur le caractère oral ou écrit de l’énonciation d’origine. Il arrive que le segment présentateur soit explicite et laisse deviner les détails de la situation d’origine. Le narrateur a dans ce cas besoin de plonger son lectorat dans la trame réelle du récit. L’on note dans le corpus des verbes de paroles qui introduisent de manière spécifique le produit d’une interaction orale.
Exemple : « (…) enfin ma jeune guide m’indiqua du doigt ». (p : 13). Cependant, le verbe présentateur n’est pas toujours explicite quant au mode de production de l’énoncé d’origine. Les verbes affirmer, citer, déclarer, dire, noter, répondre, souligner, témoigner, etc. ne laissent pas toujours deviner la nature orale ou écrite des paroles rapportées. Le cas du verbe dire est des plus intéressants. Celui-ci, apparemment simple et souvent utilisé dans le DR, est en réalité très complexe. Le dictionnaire Le Robert a répertorié plus de vingt-six variantes du verbe dire ; le dictionnaire de la langue française en ligne (opcit.) lui attribue quarante-trois synonymes et le dictionnaire des expressions et locutions (Rey et Chantreau, 1989 :414-418) a listé quarante-huit expressions et locutions construites à partir de ce verbe. Celui-ci n’exprime pas de manière explicite le caractère oral ou écrit de l’énonciation rapportée. Seul le cotexte permet de statuer sur le mode d’énonciation d’origine. Jusqu’ici, nous avons posé le fait que les paroles peuvent être écrites ou orales. Mais l’inverse peut-il être posé comme vrai ? S’il n’y a pas de doute sur le fait que tout énoncé oral est parole, peut-on affirmer que tout énoncé écrit est parole ? La parole se manifeste comme l’expression verbalisée des pensées, des désirs, émotions, aspirations du sujet. Son apparition est liée à l’abaissement du larynx ; elle renvoie à la notion de corps. La parole est donc par essence, orale. Aujourd’hui, la parole peut être écrite. Le discours, entendu comme l’expression structurée de la parole peut donc être appréhendé autant sous l’angle de l’oral que de l’écrit. Cela pose la question des « pensées » comme contenu du DR.
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
PREMIERE PARTIE : CADRE THEORIQUE DE LA LINGUISTIQUE ENONCIATIVE ET DU DISCOURS RAPPORTE
CHAPITRE 1: DISCOURS RAPPORTE ET ENONCIATION
DEFINITIONS
1-1-1 ENONCIATION ET ENONCE
1-1-2 : ENONCIATEUR ET COENONCIATEUR
1-1-3 : CONTEXTE D’ENONCIATION
1-2 : THEORIES DE L’ENONCIATION
1-2-1 : LES FONCTIONS DU LANGAGE.
1-2-2 : L’APPAREIL FORMEL DE L’ENONCIATION
1-2-3 : DE LA SUBJECTIVITE DANS LE LANGAGE
1-2-4 : LES ACTES DE LANGAGE
1-2-5: UNE CONCEPTION ENONCIATIVE DU SENS
1-3 : DISCOURS RAPPORTE ET APPROCHES ENONCIATIVES
1-3-1 : DISCOURS RAPPORTE, POLYPHONIE ET DIALOGISME
1-3-2 : METALANGAGE NATUREL ET DISCOURS RAPPORTE
1-3-3 : ACTE DE LANGAGE ET DISCOURS RAPPORTE
1-3-4 : DISCOURS RAPPORTE ET PRESENTATION DU DISCOURS AUTRE
CHAPITRE II : DISCOURS RAPPORTE ET DISCOURS NON RAPPORTE QUESTION DE FRONTIERE
2-1. ETUDES ANTERIEURES
II-2. DU DISCOURS RAPPORTE
II-2-1 UN CONTINUUM DE FORMES
2-2-2 : L’ENONCIATION RAPPORTEE EN WOLOF
2.2.3 EXPRESSION LINGUISTIQUE DE LA SUBJECTIVITE
2.3. LES CONTENUS RAPPORTES
2.3.1 : Des paroles orales ou écrites
2.3.2 : Des pensées et opinions
2.3.4. Des décisions et convictions
2.3.5 Les paroles d’autrui
2.3.6 Rapporter son propre dire
2.3.7 Rapporter du dire collectif
2. 4 CAS D’AMBIGUITE DANS LE DISCOURS RAPPORTE
2.4.1 Enonciateur anonyme
2.4.2 Problème de prise en charge Enonciative
DEUXIEME PARTIE : INCISE DU DISCOURS RAPPORTE DANS LE ROMAN CONTRAINTES SYNTAXIQUES ET VOCATION TEXTUELLE
CHAPITRE III : LA SYNTAXE DE L’INCISE DE DISCOURS RAPPORTE
3-1 L’inversion du sujet
3-2 L’insertion et la complémentation
3-3 Un enchâssement par insertion
3-4 Une insertion en construction détachée dans une autre phrase
3-5 l’insertion de l’incise de discours rapporté : de la phrase au texte
3-6 Mobilité de l’incise et cohésion syntaxique
3.7 Schéma et évolution de la phrase polyphonique
CHAPITRE IV : LE ROLE ENONCIATIF ET TEXTUEL DE L’INCISE
4.1 Présentation du discours direct et rupture énonciative
4.1.1 La hiérarchisation des énonciations
4.1.2. La caractérisation de l’acte de langage
4.1.3 Le degré d’actualisation énonciative du discours direct
4.2 Facteur d’intégration textuelle
4.1.4 Marque du code écrit et indice d’oralité dans le texte
4.2 L’INCISE ET LA NARRATION DE PAROLES
4.2.1 L’incise comme indice du genre narratif
4.2.2 La cohérence narrative grâce à l’incise
4.2.2 L’incise et les formes mixtes du discours rapporté dans la narration
4.2.2.1 Entre discours direct et discours direct libre
4.2.2.2 Entre discours direct et discours indirect
4.2.2.3 Entre discours indirect libre et discours indirect
CONCLUSION
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