Analyse des trajectoires de développement agricole dans le monde
L’explication des écarts de développement agricole « par la baisse tendancielle des prix agricoles réels » ne suffit pas non plus
Dans le dernier chapitre de leur ouvrage, Mazoyer et Roudart (1997) développent une thèse selon laquelle le sous-développement agricole est induit par la mise en concurrence, via la libéralisation commerciale, d’agricultures de niveaux de productivités trop éloignés. Ce processus s’accompagne d’une baisse tendancielle des prix agricoles paupérisant les agriculteurs des pays concernés, créant ou accentuant ainsi le sous-développement agricole (voir une illustration partielle de ce raisonnement en annexe 1.2). Une fois ce diagnostic fait, les recommandations « naturelles » qui en résultent sont de constituer des marchés régionaux rassemblant des pays dont les agricultures sont de niveau de productivité à peu près semblables et entrant ainsi dans une concurrence plus modérée. Cette explication des écarts de développement agricole et du sous-développement agricole propose une vision à la fois dynamique et globale.
Cependant, la dynamique démoéconomique n’est pas considérée. Le rôle accordé aux prix agricoles dans le développement agricole nous semble surestimé voire refléter une erreur d’interprétation. En effet, cela entre en contradiction avec le fait que, depuis plus de deux siècles, le développement agricole très important des pays aujourd’hui développés, coïncide, malgré ce qu’on a appelé des « politiques agricoles de soutien aux prix », avec une décroissance des prix agricoles réels. Fourastié et Bazil (1984), expriment le prix réel du blé par la quantité de travail rémunérée au salaire minimum nécessaire à sa production. Ils montrent ainsi que ce prix réel du blé en France a suivi une baisse prodigieuse depuis le début du XIXème siècle : « De 1430 à 1800, la moyenne séculaire du prix réel du quintal de blé en France a oscillé autour de 200 salaires horaires de manoeuvre, avec des variations annuelles pouvant aller de 100 à 500 salaires horaires ; le seuil de 300 caractérisait les périodes de famines. L’année 1709 marque la dernière grande famine française, avec le prix réel du blé à 566 salaires horaires le quintal.
A partir du début du XIXème siècle, le prix du blé enregistre une baisse importante et continue, qui le conduit autour de 4 salaires horaires le quintal, aujourd’hui. En deux siècles, le coefficient de baisse a donc dépassé 50 ». Ceci conduit à interroger l’argument selon lequel des prix agricoles plus élevés / croissants seraient nécessaires pour développer l’agriculture et diminuer la pauvreté des actifs agricoles. En tout cas, de tels prix maintenus artificiellement élevés ne sauraient suffire au développement agricole. Le fait que la presque totalité des actifs étaient agricoles au XVIIIème siècle en France et qu’ils sont une minorité aujourd’hui (2 à 3%), suggère que des transformations structurelles internes à une économie doivent un rôle très important dans le développement agricole.
Problématique
La Banque mondiale (2008) recommande aux gouvernements et aux bailleurs d’investir dans l’agriculture des pays en développement, en particulier chez les petits producteurs, pour promouvoir et accélérer le développement agricole, et accroître la productivité du travail agricole, source de croissance et de réduction de la pauvreté. Mais Collier et Dercon (2013) montrent un certain scepticisme sur ce message de la banque mondiale. Pour eux, le fait que la pauvreté se concentre en milieu rural et que sa prévalence soit élevée chez les petits producteurs dans les pays en développement ne justifie pas que les politiques de développement se concentrent exclusivement sur ce secteur ou cette catégorie de producteurs (les « smallholders »): « simply arguing for a sectoral focus because this is where most people or the poor are located is surely a non sequitur : what we ought to aim for is to offer people income earning opportunities while ressources in the economy are allocated where the opportunities are highest, and there is little reason to suggest that this must be where labour is allocated a present ».
Tout d’abord, Collier et Dercon contestent l’idée que les petits producteurs et leurs modes de production soient nécessairement, partout et toujours les plus efficaces et dynamiques (paradigme de Schultz (1964) résumé par l’expression “poor but rational”). Ils passent en revue de nombreuses études et montrent qu’il existe peu de preuves et beaucoup de contre exemples à la relation de Chayanov (1926) dite “inverse productivity relationship”, selon laquelle la production est plus efficace et en fait, les rendements par hectare, sont les plus élevés dans les exploitations les plus petites. Pour eux, des exploitations agricoles de plus grande taille, l’intégration verticale et la coordination des producteurs, permettent de bénéficier d’économies d’échelles (dans l’acquisition des connaissances, l’accès au crédit, l’organisation de la commercialisation, plus que dans la production agricole elle-même) et d’accroître la production et la productivité agricoles. Collier et Dercon s’appuient sur le panel longitudinal étudié par Beegle et al. (2011), constitué d’individus (en Tanzanie) enquêtés une première fois en 1991-94 dans un village rural.
L’originalité de l’enquête repose sur le fait qu’en 2004, on ait retrouvé et ré interrogé les individus interrogés en 1991-94, qu’ils soient resté dans leur village ou qu’ils en soient partis et aient migré, parfois loin, dans des villes côtières du pays. On mesure leur pauvreté, via la consommation par tête du ménage dans lequel ils se trouvent en 2004. Il apparaît que 1) on sous-estime la réduction de la pauvreté si on ne ré enquête qu’auprès des individus restés dans le village d’origine et 2) que la prévalence de la pauvreté est nettement plus faible chez ceux qui ont migré (en contrôlant pour beaucoup d’autres co-variables) par rapport à ceux qui sont restés dans le village.
Brève revue de littérature sur le lien entre productivité du travail agricole et évolution du nombre des actifs agricoles L’observation des économies au cours de leur développement révèle des invariants ou « régularités ». Des économistes du développement (Paul Bairoch (1999a, 1999b, 1975), Timmer (1988)) ont mis en évidence des « régularités agricoles ». Ils ont montré combien le développement et la croissance économiques étaient liés à des transformations structurelles de l’agriculture. La « transformation structurelle d’une économie» est classiquement définie comme la baisse de la proportion des actifs agricoles et la baisse de la proportion du PIB agricole dans le PIB total. Ces économistes ont montré que les transformations structurelles de l’économie présentent une certaine homogénéité à travers le temps et l’espace : ces phénomènes se répètent et s’observent dans différentes régions du globe en synchronique (à un instant t donné) tout comme en diachronique (lorsque l’on suit un même pays au cours de son développement).
Un autre exemple de régularité est la « loi de Engel ». Elle observe, « et donc » prédit, la baisse de la proportion des dépenses alimentaires des ménages dans le total de leurs dépenses « lorsque leurs dépenses s’accroissent » au cours du temps. D’autres régularités encore méconnues ou insuffisamment mises en évidence existent-elles ? En particulier, d’autres régularités existent-elles, non pas pour la transformation structurelle de l’économie, mais pour le développement agricole, c’est-àdire pour les valeurs (moyennes) prises au cours du temps pour un pays donné, dans l’espace à quatre dimensions (nombre d’hectares par actif agricole ; productivité de la terre ; productivité du travail agricole ; temps) et constituant sa « trajectoire de développement agricole »?
Existe-t-il des expériences passées d’augmentation de la productivité du travail agricole dans un contexte de population active agricole croissante23 ? Si ce n’est pas le cas, peut-on en déduire l’existence d’une régularité ? Relégué au second plan derrière la baisse de leur part relative dans le total des actifs, l’évolution du nombre des actifs agricoles et ses interdépendances avec le développement agricole est un phénomène simple mais peu étudié. Pourtant, aujourd’hui, le contexte démo-économique de nombreux pays en développement est tel qu’il y a à la fois baisse de la part relative des actifs agricoles mais croissance de leur nombre, tandis que dans d’autres, ces deux variables décroissent simultanément. Parmi les pays où leur nombre baisse aujourd’hui, il y eu une époque au cours de laquelle il augmentait.
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Table des matières
Résumé
Summary
Remerciements
Table des matières
Liste des figures
Liste des tableaux
Introduction générale
Chapitre 1 – Constat des écarts de développement agricole dans le monde, hypothèses sur leurs déterminants et problématique
Cartes de la productivité partielle du travail agricole dans le monde en 1980 et 2005 .
Les limites de deux explications habituelles des écarts de développement agricole
L’explication des écarts de développement agricole par les écarts de « développement économique» ne suffit pas
L’explication des écarts de développement agricole « par la baisse tendancielledes prix agricoles réels » ne suffit pas non plus
Conclusion
Problématique
Présentation de deux approches suivies dans la thèse, questions posées et hypothèses
Décomposer la productivité du travail agricole en facteurs et procéder à des analyses comparatives des trajectoires du développement agricole et de leurs mécanismes sous-jacents à l’échelle mondiale et à l’intérieur même d’un pays (le Mexique, états fédérés et Municipes)
Dans un contexte structurellement défavorable à l’élévation du nombre d’hectares par actif agricole, caractériser la pluriactivité des ménages et analyser les contraintes pesant sur l’élévation de la productivité de la terre
Concepts, notions et périodes utilisés dans ce document
Brève revue de littérature sur le lien entre productivité du travail agricole et évolution du nombre des actifs agricoles
Conclusion du chapitre 1
Chapitre 2 – Analyse des trajectoires de développement agricole dans le monde à l’échelle nationale (1980 – 2005): déterminants du niveau et du taux de croissance de la productivité du travail agricole et construction du concept de « Transition Agricole Démographique»
Trajectoires de développement agricole dans le monde : des graphiques à 4 dimensions représentant les relations entre «surface par actif agricole», «productivité de la terre» et la «productivité du travail agricole» au cours du temps
Méthode graphique
Résultats graphiques
Relations synchronique et diachronique entre «surface par actif agricole», «productivité de la terre» et «productivité du travail agricole» 2
Cartes de la « productivité de la terre » dans le monde en 1980 et en 2005 et de son taux de croissance
Cartes de la « surface par actif agricole » dans le monde en 1980 et en 2005 et de son taux de croissance
Analyse des corrélations entre productivité du travail agricole et ses facteurs dans les pays
Construction de variables agricoles et non agricoles potentiellement explicatives du développement agricole
Construction des variables
Description des données
Analyse préalable des données : classification ascendante hiérarchique
Analyse des déterminants de la productivité du travail agricole
Objectifs et méthode
Résultats des « RegLinA » sur le niveau en 2005 de la productivité du travail agricole
Résultats des « RegLinB » sur le taux de croissance de la productivité du travail agricole
Analyse des contrastes entre différents types de trajectoires
Construction du concept de « Transition Agricole Démographique » (TAD)
Une « course de vitesse » entre hectares et actifs agricoles
Représentations graphiques de la « course de vitesse »
Définition du concept de « Transition Agricole Démographique »
Conclusion du chapitre 2
Chapitre 3 – Analyse des trajectoires de développement agricole au Mexique (1991 – 2007) : hétérogénéité à l’échelle des 31 états fédérés et déterminants du niveau et du taux de croissance de la productivité du travail agricole dans les Municipes
Contexte mexicain et questions posées
Le Mexique dans la typologie de la « Transition Agricole Démographique »
L’Accord de Libre Echange Nord-Américain, la baisse tendancielle du prix réel du maïs et l’agriculture mexicaine
Des politiques d’accompagnement du libre-échange : PROCAMPO, PROCEDE et Oportunidades
Le développement agricole mexicain déterminé par la géographe ?
Trajectoires de développement agricole dans 31 Etats mexicains entre 1980 et 2005
Données
Graphiques à 4 dimensions
Analyse statistique des déterminants de la « productivité du travail agricole » à l’échelle des Municipes
Données et méthodes
Analyse des déterminants de la productivité du travail agricole en 2007
Analyse des déterminants du taux de croissance de la productivité du travail agricole
Typologie de la « Transition Agricole Démographique » : analyse des performances agricoles de chacun des types de Municipes
Conclusion du chapitre 3
Chapitre 4 – Enquête in situ dans un contexte de « Transition Agricole Démographique bloquée » : analyse des stratégies des ménages agricoles pour maintenir leur revenu dans le Municipe de Teopisca, Los Altos de Chiapas
Description du Municipe et constat d’une certaine « inertie maïsicole »
Brève description géographique du Municipe de Teopisca
L’histoire de la réforme agraire à Teopisca illustre la course de vitesses actifs / terres
Le constat d’une inertie maîsicole paradoxale dans le Municipe de Teopisca
Cinq hypothèses théoriques de cette inertie maïsicole formulées ex ante
Une enquête sur près de 200 ménages agricoles
Méthode
Principales structures et logiques de production agricole rencontrées
Les cinq explications « théoriques » de l’inertie maîsicole à l’épreuve du « terrain »
Une explication « culturelle » et « indigéniste » insuffisante
Des coûts de transaction très élevés qui pousseraient à l’autosuffisance vivrière ?
Le risque prix : la volatilité des prix vivriers (maïs, haricot)
Le risque prix : la volatilité des prix des cultures à plus haute valeur ajoutée
Dysfonctionnements du marché du crédit
Conclusion
La diversification des sources de revenus
Méthodes
Analyse de la structure du revenu total
Contributions des différentes sources de revenu en fonction du revenu total et en fonction de la surface par actif agricole
Conclusion du chapitre 4
Conclusion générale
Bibliographie
Annexes
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